Grande-Bretagne - Les Conservateurs mettent en œuvre les mesures antiouvrières conçues par les Travaillistes

Print
juillet 2010

Treize ans après avoir été chassé du pouvoir par le Parti travailliste, en 1997, le Parti conservateur vient donc d'y revenir à la suite des élections du 5 mai, dans le cadre d'une coalition avec le troisième larron du bipartisme britannique, le petit Parti libéral-démocrate.

Il n'aura pas fallu longtemps pour que les mesures d'austérité, auxquelles les Travaillistes avaient préparé l'opinion publique depuis la fin 2009, soient mises en œuvre brutalement par le nouveau gouvernement. Moins d'un mois après les élections, un premier train de mesures a réduit de sept milliards d'euros les budgets prévus pour l'année en cours. Bien que la somme ne représente que 1 % du budget de l'État, ces mesures n'en annonçaient pas moins ce qui allait suivre, c'est-à-dire une attaque en règle contre les dépenses sociales et contre les quelque cinq millions de travailleurs du secteur public.

Le « budget d'urgence » que la nouvelle administration avait annoncé dès son arrivée au pouvoir pour le 22 juin est venu confirmer la brutalité de ces attaques, sans pour autant en préciser tous les détails. Les travailleurs savent désormais l'ampleur des attaques qui les menacent, mais ils ne connaissent encore qu'une toute petite partie de ce en quoi elles consistent. En revanche, ce qu'ils peuvent constater d'ores et déjà, c'est qu'à un moment où les politiciens leur répètent que « nous sommes tous dans la même galère », les nouveaux cadeaux que ce budget offre au patronat montrent que la bourgeoisie, elle, reste confortablement installée sur son yacht de luxe.

En tout cas, contrairement à ce que cherchent déjà à faire croire les Travaillistes, ces mesures ne font que poursuivre pour l'essentiel des plans élaborés par leurs propres ministres. Sur ce plan, la seule différence notable entre le présent gouvernement et son prédécesseur tient au fait qu'aujourd'hui, n'ayant pas à se préoccuper d'échéances électorales avant 2015, les ministres au pouvoir se félicitent sans hypocrisie de la politique d'austérité qu'ils veulent imposer à la population laborieuse, alors qu'hier les ministres travaillistes pratiquaient l'austérité le plus souvent en cachette, en s'en défendant.

Par-delà les changements de têtes au gouvernement, ce qui marque donc la situation politique, c'est avant tout la continuité dans une offensive antiouvrière qui fut à peine suspendue le temps d'une campagne électorale.

Un retour sans gloire

L'aspect le plus notable du nouveau paysage politique tient sans doute au succès peu glorieux des nouveaux maîtres du pouvoir. Tout comme les Travaillistes n'avaient tenu au pouvoir pendant treize ans que par défaut, c'est aussi par défaut que les Conservateurs y reviennent.

Rappelons qu'après 1997, il n'avait pas fallu plus d'un an pour que les désillusions entraînent un recul des Travaillistes, qui s'était accéléré avec la participation très impopulaire des troupes britanniques à l'invasion de l'Irak. Si bien qu'en 2005, lors de la dernière élection parlementaire remportée par le Parti travailliste, à peine plus de 21 % des inscrits l'avaient soutenu. Les Conservateurs, trop marqués par le discrédit de leurs dix-huit années précédentes de règne, n'avaient pas réussi à tirer avantage de ce recul. Celui-ci n'avait en fait profité qu'au Parti libéral-démocrate, trop faible pour s'en servir de tremplin vers le pouvoir, tout en alimentant la montée de l'abstention.

Les Conservateurs auront attendu treize ans avant que le pendule du bipartisme revienne dans leur camp. Mais de peu. Tout au plus peut-on dire que, cette fois, le discrédit du Parti travailliste a pesé plus lourd que le manque de crédit des Conservateurs.

On est en effet très loin des scores réalisés dans le passé chaque fois que ce pendule a ramené les Conservateurs au pouvoir. Avec 36 % des voix, soit 4 points de mieux qu'en 2005, les Conservateurs n'ont pas regagné tout le terrain qu'ils avaient cédé en 1997 aux Travaillistes dans les milieux aisés, pas plus qu'ils n'ont réussi à mordre sur l'électorat populaire. Rien à voir avec la victoire de Margaret Thatcher, en 1979. Il est vrai que David Cameron, le leader conservateur, n'a pas l'image de tribun populiste que s'était forgée Margaret Thatcher, image qui lui avait valu, pendant quelque années, le soutien d'une fraction d'un électorat populaire écœuré par la politique des Travaillistes au pouvoir. Personnage plutôt falot, Cameron apparaît au contraire comme un produit de la grande bourgeoisie, dont le principal « fait d'armes » est sa participation remarquée au Burlington Club de l'université d'Oxford, cénacle où se retrouvent les rejetons les plus fortunés pour organiser des beuveries qui, invariablement, se terminent par la mise à sac du bar où elles se tiennent.

Quoi qu'il en soit, la faiblesse du score des Conservateurs les a privés de la majorité absolue à la Chambre des communes que le suffrage uninominal à un tour garantit normalement au parti qui arrive en tête. Les Conservateurs auraient pu, comme l'ont fait brièvement les Travaillistes dans les années soixante-dix, former un gouvernement minoritaire. Mais cela impliquait la tenue à brève échéance de nouvelles élections, ce qui aurait retardé d'autant la mise en œuvre des mesures antiouvrières réclamées à grands cris par des organes patronaux comme le CBI (Medef britannique). Dans ces conditions, ils ont préféré former une coalition avec le Parti libéral-démocrate, pour la première fois depuis le gouvernement de la Deuxième Guerre mondiale.

Mais tant qu'à faire des parallèles, c'est plutôt au « gouvernement national » de 1931 qu'il faudrait le comparer. La formation de ce « gouvernement national », au milieu de la Grande Dépression, avait fait suite à l'échec du Premier ministre travailliste Ramsay McDonald à obtenir le soutien de ses députés pour une réduction de 10 % des salaires des fonctionnaires et des indemnités de chômage. McDonald avait provoqué une élection anticipée à l'issue de laquelle il avait constitué un gouvernement de coalition regroupant sa scission « nationale » du Parti travailliste, ainsi que les Conservateurs et les Libéraux, dans le but de mettre en œuvre ces attaques contre la classe ouvrière.

Ce parallèle historique a ses limites, ne serait-ce que parce qu'il n'a jamais été question récemment pour les députés travaillistes de se rebeller contre les mesures antiouvrières de leurs dirigeants. Il n'en reste pas moins que, tout comme en 1931, le gouvernement actuel se présente comme une coalition de crise dont le but avoué est d'aller jusqu'au bout de la politique du précédent gouvernement travailliste, pour faire payer les frais de la crise à la classe ouvrière.

Les travaillistes à la rescousse du patronat

Le discrédit du Parti travailliste est donc bien antérieur à la crise actuelle. Il est le produit d'une politique ouvertement destinée à servir les intérêts des milieux d'affaires, et plus particulièrement ceux de la haute finance, aux dépens de la population laborieuse, une politique qui l'a d'abord conduit à s'attaquer à la classe ouvrière, pour finalement préparer le terrain aux attaques d'aujourd'hui.

Dès leur retour au pouvoir, les Travaillistes s'engagèrent dans une guerre sans merci contre les coûts salariaux et, par voie de conséquence, contre les salaires et le niveau de vie de la classe ouvrière. Mais, comble d'hypocrisie, ce fut sous couvert de lutter contre la pauvreté, les bas salaires et le chômage chronique hérités des Conservateurs qu'ils menèrent cette politique !

Le salaire minimum horaire introduit pour la première fois dans le pays et présenté avec cynisme comme une « mesure de redistribution radicale » servit en fait à peser à la baisse sur l'ensemble des salaires. Il fut fixé si bas qu'il ne garantissait pas un niveau de vie décent, surtout dans les grandes villes (il est aujourd'hui équivalent à 75 % du smic français, pour un coût de la vie un peu plus élevé qu'en France). Cela ne l'empêcha pas de devenir la norme pour les salaires versés au nombre croissant de travailleurs précaires et dans les PME. Or s'il était déjà difficile de vivre sur un temps plein de 50 à 60 heures hebdomadaires (la norme pour les travailleurs manuels), c'est tout simplement impossible pour qui n'a que vingt ou trente heures de travail salarié par semaine, voire moins.

Or, selon Blair, la solution au chômage, qui perdurait depuis le début des années quatre-vingt, était un marché du travail « flexible ». Bien sûr, il ne s'agissait pas d'exiger des patrons qu'ils se montrent flexibles en prenant sur leurs profits pour éviter les suppressions d'emplois. Les travailleurs, et eux seuls, étaient censés se montrer « flexibles », en prenant des « emplois » de quelques heures par semaine ici et là, voire... sans horaire garanti, et en se contentant du salaire minimum horaire si on ne leur offrait rien de mieux.

Pour imposer la « flexibilité » requise aux chômeurs, les organismes chargés de la gestion du chômage devinrent de plus en plus répressifs, les traitant au mieux comme des cas sociaux et au pire comme des délinquants en puissance, avec comme seul but de les faire disparaître de leurs registres.

Il restait à démanteler l'un des vestiges du système de protection sociale de l'après-guerre qui permettait encore à une partie des chômeurs de résister tant bien que mal à ces pressions. Ce système, dûment dénoncé comme une « incitation à la paresse », fut remplacé par Gordon Brown, alors ministre des Finances de Blair, par un dédale invraisemblable de « crédits d'impôts », inspirés des États-Unis et de la Nouvelle-Zélande. L'aide sociale aux familles les plus pauvres fut assujettie aux mêmes conditions que les allocations chômage. Mais les chômeurs « méritants » qui acceptaient les « p'tits boulots » qu'on leur imposait, furent « récompensés » par le maintien de l'aide sociale à leur famille, déduction faite d'une partie des salaires perçus.

Le système de protection sociale avait toujours été une subvention au capital, pour pallier son incapacité à donner du travail et un salaire suffisant. Désormais, il devint en plus une subvention permettant au patronat d'infliger un sous-emploi chronique aux salariés. Il en résulta une explosion du travail précaire. Le nombre des « emplois » recensés par les statistiques officielles creva les plafonds et il se trouva des économistes pour joindre leurs voix à celles des politiciens travaillistes et encenser le « plein emploi » obtenu grâce à la « flexibilité » du marché du travail. Sauf que, bien sûr, une partie importante de ces fameux « emplois » n'en étaient pas vraiment et ne faisaient que masquer l'aggravation des conditions d'existence de la classe ouvrière.

D'ailleurs, malgré un bref recul de la pauvreté à la fin des années quatre-vingt-dix, celle-ci recommença à s'aggraver dans la première partie des années 2000, d'abord parmi les retraités, puis dans l'ensemble de la population pauvre. En même temps, le fossé des inégalités sociales recommença à se creuser, à un rythme presque comparable à celui que l'on avait vu dans les premières années du thatchérisme « sauvage », au cours de la récession du début des années quatre-vingt.

La peau de chagrin des services publics

Jusqu'à une date relativement récente, avant qu'ils fassent ouvertement de l'austérité budgétaire leur priorité politique, les Travaillistes se vantaient volontiers d'avoir créé plus d'un million d'emplois dans le secteur public et d'y avoir inversé la dégradation engendrée par les précédents gouvernements conservateurs.

Effectivement, les statistiques officielles confirment ce chiffre de plus d'un million d'emplois publics créés depuis 1997. Mais elles ne disent rien sur la nature de ces emplois, car elles comptabilisent pêle-mêle tous ceux qui travaillent pour le public : elles ne font pas de distinction entre employés directs, intérimaires et sous-traitants, ni entre pleins temps et temps partiels.

Or, pour ne prendre que l'exemple des municipalités qui sont, collectivement, le plus gros employeur du secteur public, il n'est pas rare que dans un service donné, la moitié au moins du personnel ait un statut précaire, proportion qui a augmenté de façon fulgurante depuis 1997. Et bien sûr, ces travailleurs précaires ne bénéficient d'aucune des conditions reconnues aux travailleurs municipaux dans le cadre des accords nationaux, en matière de salaires, retraites, congés maternité, horaires de travail, etc.

Qui plus est, même en s'en tenant aux statistiques officielles, des estimations produites par les syndicats indiquent que, du fait de la montée du temps partiel, l'augmentation apparente des effectifs employés ne fait que masquer une diminution du nombre d'équivalents plein temps ! Autant dire que les Travaillistes auront présidé à l'aggravation des conditions de travail et du niveau de vie des travailleurs du secteur public.

Ce qui fut vrai de l'emploi public le fut aussi des services publics. Non seulement les Travaillistes reprirent à leur compte la politique de passage en sous-traitance de certains services publics menée par leurs prédécesseurs, mais ils en firent un système général : de la collecte des ordures ménagères aux bureaux de chômage (sous-traités à des entreprises de travail temporaire), en passant par les services de relogement, les services périscolaires ou encore l'aide à domicile aux personnes âgées et handicapées. Or, tous ces transferts ayant pour but de faire des économies, ils se firent aux dépens des services fournis et des travailleurs qui les fournissaient.

La santé publique, que les Conservateurs avaient laissée dans un état de décrépitude avancée, fut elle aussi mise en coupe réglée au profit de multinationales spécialisées dans les services médicaux. Là aussi, mais sous des formes diverses, une multitude de services furent sous-traités, de l'imagerie médicale à des opérations chirurgicales courantes considérées comme « rentables », en passant par la construction et la gestion d'hôpitaux entiers. Mais face à des sous-traitants ayant plus de moyens pour dicter leurs conditions, cette fois les Travaillistes acceptèrent une augmentation des coûts, sous prétexte d'améliorer la qualité des soins. Cela gonfla d'autant les dépenses de santé, aux dépens des infrastructures publiques existantes. Pour compenser, les hôpitaux devinrent l'objet de la surveillance d'une bureaucratie comptable tatillonne. Chaque hôpital devint un « centre de profit », avec son budget propre, dans le cadre d'un « marché de la santé » artificiel où il « vendait » des services médicaux aux médecins généralistes et en « achetait » à des sous-traitants privés, voire à d'autres hôpitaux. Au nom des exigences de rentabilité sur ce « marché » fabriqué de toutes pièces, on ferma de plus en plus de services et on tira sur les effectifs à tous les niveaux. Du coup, les listes d'attente dans les hôpitaux s'allongèrent encore plus. Ce à quoi les Travaillistes répondirent par la rétorsion : chaque hôpital se vit assigner des objectifs de réduction de ses listes, assortis de sanctions financières en cas de défaillance. Et on a fini par en arriver à ce que les hôpitaux, plutôt que risquer des pénalités budgétaires, refusent d'inscrire de nouveaux patients sur leurs listes lorsque celles-ci atteignaient le maximum prescrit !

Au total, les dépenses de santé augmentèrent de façon importante, mais les services de santé continuèrent à se dégrader dans leur ensemble, au point que l'on a vu réapparaître des maladies qui avaient pour ainsi dire disparu, comme la tuberculose, et cela avant même les premières mesures d'austérité de la crise.

Les travaillistes et la bulle spéculative

La politique des Travaillistes en faveur du capital financier fut un facteur important, sinon dans la formation même de la bulle spéculative du crédit des années 2000, en tout cas dans son ampleur.

Là aussi, les Travaillistes ne firent que poursuivre, en l'amplifiant, la politique des Conservateurs. Contribuant à arroser les riches et les entreprises de cadeaux fiscaux, ils réduisirent l'imposition des profits sur les entreprises de 33 à 28 %, et même à 10 % pour les PME, et ils réduisirent le taux d'imposition sur les plus-values (qui frappe les bénéfices réalisés sur les ventes spéculatives de produits financiers, biens immobiliers, œuvres d'art, etc.) à 18 %, le taux le plus bas parmi les grands pays européens.

Enfin, sous prétexte d'attirer les « investisseurs » étrangers, les Travaillistes accentuèrent le caractère de paradis fiscal de Londres, qui devint rapidement très prisé des milliardaires du monde entier. On ne compte plus les richards ayant établis leurs pénates financiers en Grande-Bretagne pour des raisons fiscales. Les Indiens Mittal (sidérurgie) et Agarwal (mines), l'Italo-suisse Bertarelli (industrie pharmaceutique), les Russes Abramovitch et Ousmanov (pétrole, mines, acier), les Hollandais De Carvalho (bière) et le Chinois Lau (immobilier) comptent désormais parmi les vingt premières fortunes « britanniques », dans le palmarès annuel du Sunday Times. Pour des raisons similaires une myriade de fonds d'investissements, en particulier américains, déplacèrent leur quartier général à Londres.

L'afflux à Londres de tout ce beau monde regorgeant de fonds ne se traduisit évidemment pas par des investissements productifs, le rachat du club de football de Chelsea par Abramovitch ne pouvant guère être considéré comme tel. En revanche -  et c'était là l'objectif de cette politique - il apporta de très gros comptes aux grandes firmes de services financiers de la City et augmenta de façon importante la masse de capitaux spéculatifs qui y opéraient. Et, au début des années 2000, ces capitaux spéculatifs se tournèrent, comme partout ailleurs, vers l'immobilier.

Il faut dire que la Grande-Bretagne était un terrain particulièrement propice à la spéculation immobilière. Car les Travaillistes avaient poursuivi la politique des Conservateurs d'incitation fiscale à l'accession à la propriété. Les milieux aisés, qui avaient fait des profits confortables en boursicotant au cours de la période précédente, se virent offrir des avantages fiscaux importants pour acheter des logements destinés à être loués au prix fort. Ces incitations fiscales contribuèrent aussi à alimenter parmi les foyers modestes l'illusion que malgré la hausse des prix des logements, ils avaient peut-être quand même les moyens d'acheter. De toute façon, bien souvent, la politique des Travaillistes ne leur laissait pas le choix.

Car leur politique était de réduire au maximum les dépenses de construction sociale. On ne construisait plus de logements sociaux et, en plus, pour ne pas avoir à financer la rénovation d'un stock de logements sociaux dégradés, toute une partie de ce stock avait été transférée à des entreprises qui en avaient évincé les locataires trop modestes pour les relouer à des familles plus aisées ou pour les vendre. Tout cela avait aggravé la crise du logement, contraignant bien des familles à acheter, qu'elles en aient eu les moyens ou pas.

Restait à financer la demande en crédit des particuliers et des promoteurs. Les capitaux spéculatifs qui engorgeaient la City fournirent la solution, d'autant plus facilement que les Travaillistes avaient fait disparaître le peu de contrôles étatiques qui restaient sur les banques. Ce fut une ruée vers l'or à laquelle participa une grande partie de la bourgeoisie : les riches qui investirent dans la pierre et les organismes prêteurs, bien sûr, mais aussi la myriade d'intermédiaires, des agents immobiliers aux assureurs en passant par les cabinets spécialisés dans l'évaluation du prix des logements ou dans la préparation des documents légaux pour la vente, jusqu'aux chaînes de supermarchés qui se lancèrent dans le prêt immobilier. Et, bien sûr, cette ruée s'accompagna, comme partout, de toutes les opérations de cavalerie bancaire destinées à décupler l'échelle de la spéculation.

Cette période de folie spéculative vit un triplement du prix moyen des logements en l'espace d'à peine plus de six ans, jusqu'à son point culminant, en juin 2007. Pour les familles modestes, ce ne fut néanmoins pas une période de crédit à bon marché, mais les prêteurs étaient d'une grande flexibilité sur les conditions de prêt. On pouvait obtenir toute sorte d'arrangements (pas gratuits !) ou prendre plusieurs prêts sur le même logement, ce qui était souvent le cas des familles modestes qui prenaient un deuxième, voire un troisième prêt pour payer les traites des précédents, ou les factures d'électricité et de gaz. Pour désigner ces prêts cumulés, on inventa même l'expression « extraire la plus-value de son capital », alors qu'en fait de capital, la grande majorité n'avait que des dettes !

Les cartes de crédit connurent aussi une extension considérable avec l'aide bienveillante des Travaillistes. Les taux d'intérêt pratiqués relevaient de l'usure et les établissements émetteurs ne se souciaient pas de faire les contrôles qui leur incombaient sur la solvabilité de leurs clients. Dans les derniers temps précédant l'implosion de la bulle du crédit, il n'était pas rare qu'un particulier, surtout dans les milieux modestes, possède une douzaine de cartes de crédit dont il se servait pour payer ses grosses traites, y compris immobilières, ce qui revenait à emprunter à 15 ou 18 % pour payer un crédit à 5 ou 6 % !

L'endettement des ménages atteignit ainsi des proportions colossales. À la fin 2006, il avait dépassé le PIB. Et on vit se multiplier dans la presse les cas de suicides liés au surendettement dans les classes pauvres.

Cela n'empêcha pas les ministres travaillistes, après l'implosion de la bulle, de nier avec véhémence que le pays avait jamais connu de phénomène comparable aux « subprimes » américains, c'est-à-dire de prêts accordés délibérément à des ménages qui n'avaient pas les moyens d'y faire face. Il est vrai que, contrairement aux États-Unis, il n'existait pas en Grande-Bretagne de secteur financier spécialisé dans les prêts aux plus pauvres. Mais c'était tout simplement parce que pratiquement tout le système bancaire, y compris la quasi-totalité des géants les plus « respectables », le faisait !

Et pourtant il existait des réglementations censées protéger les consommateurs, dans une certaine mesure, contre de telles pratiques. C'était d'ailleurs les seules que les Travaillistes avaient laissées en place. Mais ces réglementations reposaient sur des « codes de conduite volontaires » et le gouvernement travailliste s'était dégagé de toute responsabilité pour en imposer le respect. L'Autorité des services financiers, l'organisme qui avait à charge de faire des remontrances aux banques qui ne respectaient pas ces codes, était dirigée par d'anciens banquiers qui n'avaient aucune envie de se fâcher avec leurs pairs. Le seul recours possible pour les particuliers était de s'adresser aux tribunaux dans le cadre de procédures aussi interminables que coûteuses, un luxe que les victimes en question ne pouvaient guère se payer, par définition.

On peut dire qu'ainsi, grâce à la complaisance de l'administration travailliste, la finance britannique put vivre toute cette période de la bulle spéculative dans une illégalité quasi totale, sans jamais être inquiétée, une impunité qui demeure d'ailleurs entière aujourd'hui, malgré les menaces des politiciens de tous bords promettant des mesures répressives et des sanctions exemplaires.

Brown vole au secours du grand capital

La bulle immobilière commença à imploser en juin 2007 et le crédit se resserra rapidement à sa suite. Durant l'été, plusieurs grandes banques, dont la Barclays, firent discrètement appel à la Banque d'Angleterre. En septembre, Northern Rock, une petite banque de par sa capitalisation, mais un acteur important sur le marché des prêts hypothécaires, grâce à des opérations de cavalerie sophistiquées sur le marché de l'argent à court terme, fit appel à son tour à la Banque d'Angleterre. Mais cela se sut, et des files de déposants se formèrent devant ses agences. C'était pourtant une banque qui recrutait ses déposants autant que ses débiteurs dans les couches aisées de la population et qui, contrairement aux plus grandes banques, n'avait pas investi sur le marché de l'immobilier américain. Mais face au rétrécissement du crédit, elle n'avait pas la capacité de résistance de ses grandes rivales, ni la même facilité pour dissimuler ses pertes.

Craignant une panique bancaire généralisée, le gouvernement Brown intervint, se portant garant des dépôts auprès de la banque et lui prêtant de quoi parer au plus pressé. Mais le marché de l'argent continuant à se détériorer et le volume des sommes prêtées par la banque centrale devenant de moins en moins justifiable politiquement, il finit par se résoudre à faire ce qu'il aurait bien voulu éviter : nationaliser la banque. Pour cette fois, les Travaillistes devaient finalement faire le choix de ne pas indemniser les actionnaires, dont les actions ne valaient plus rien sur le marché boursier.

Mais cela n'empêcha pas un beau tollé des Conservateurs contre le prétendu retour des Travaillistes à leurs « mauvaises habitudes des années soixante-dix », alors qu'ils avaient été les premiers à réclamer que Brown garantisse les comptes des déposants ! Mais, du coup, ce fut la première et la dernière fois que les Travaillistes osèrent faire preuve de tant de « radicalisme ». Ce fut aussi la première et dernière fois que les détails d'une telle opération furent rendus publics. Le Parlement vota en urgence et avec un bel ensemble une loi donnant à la banque centrale et au gouvernement le pouvoir de cacher leurs opérations de sauvetage derrière le secret bancaire, sans en référer aux députés.

À partir de mars 2008, les plans de sauvetage se succédèrent sans interruption, à un coût toujours croissant pour les finances publiques et dans des conditions toujours plus opaques. Pendant plus d'un an, la Banque d'Angleterre racheta à tour de bras les valeurs « toxiques » que les grandes banques cachaient dans leurs coffres.

Déjà, malgré l'optimisme de façade des ministres qui disaient avoir la situation bien en main, affirmaient que les États-Unis étaient loin et promettaient que les sommes prêtées aux banques seraient très vite remboursées jusqu'au dernier penny, il ne se trouvait plus grand monde dans l'électorat populaire pour les croire. D'autant que les expulsions pour défaut de paiement s'étaient multipliées brutalement sans que le gouvernement vienne en aide aux ménages endettés, et que le chômage augmentait, surtout après l'écroulement, dès la rentrée 2007, de toute une partie du BTP. Beaucoup voulaient la peau des banquiers fauteurs de crise alors que les Travaillistes ne semblaient capables que de leur remplir les poches.

Ce sentiment se trouva renforcé lorsqu'après la faillite de Lehman Brothers, en septembre 2008, toute une série de banques furent, de fait, nationalisées. Durant l'année 2008, les pertes encourues par les grandes banques, du fait de leur exposition à l'immobilier américain, mais probablement pas seulement, avaient été révélées. Au passage, on avait appris que HSBC, la plus grande banque britannique, avait perdu plus de quinze milliards d'euros via sa filiale américaine, Household International, qui se trouvait être le plus gros opérateur américain sur le marché des subprimes. Comme quoi, les géantes britanniques avaient, elles aussi, leur part de responsabilité dans la débâcle américaine. HSBC avait néanmoins les reins assez solides pour échapper à la faillite. Il n'en fut pas de même de trois de ses rivales : RBS, HBOS et Lloyds Bank, respectivement numéros 2, 4 et 5 parmi les cinq grandes banques britanniques qui dominaient le marché.

S'ensuivit une longue saga au cours de laquelle le gouvernement chercha à trouver des fonds privés pour sauver ces banques. Ayant tout essayé en vain et après avoir injecté dans ces banques des liquidités à fonds perdus pendant plus de cinq mois, Brown se résolut de nouveau à la nationalisation. Mais cette fois, pour échapper aux accusations qui avaient suivi le sauvetage de Northern Rock, il paya à prix d'or une participation majoritaire dans ces banques (90 % dans RBS et 77 % dans Lloyds-HBOS), alors que leurs actions ne valaient pour ainsi dire plus rien, et limita le droit de regard de l'État sur leurs activités à une position minoritaire.

C'était la plus grande nationalisation de l'histoire du pays, et de très loin, mais on arrivait à cette situation grotesque où le gouvernement travailliste, désormais principal acteur du système bancaire du pays, choisissait de se priver de tout moyen de contrôler les agissements des banquiers. Par la suite, les ministres devaient se plaindre à n'en plus finir du refus de ces banques de prêter à l'économie et aux particuliers, mais ils ne firent jamais rien pour les y obliger. Et, bien entendu, il ne fut pas question pour les Travaillistes de se servir de leur contrôle sur les banques pour aider la population face aux effets immédiats de la crise, ne serait-ce qu'en imposant un moratoire sur les expulsions et en s'opposant aux licenciements dans les banques nationalisées. Au contraire, la banque qui procéda au plus grand nombre d'expulsions en proportion de sa taille fut Northern Rock et celle qui procéda au plus grand nombre de licenciements fut RBS, qui étaient toutes deux nationalisées !

Le dernier volet important du sauvetage du secteur financier - en fait pas seulement de ce secteur - par les Travaillistes, qui fut aussi le plus coûteux à court terme, fut le lancement en mars 2009 d'une opération dite de « soulagement quantitatif ». La Banque d'Angleterre a reconnu officiellement avoir ainsi racheté sur une période d'un an l'équivalent d'une valeur totale de 240 milliards d'euros en bons du Trésor et en obligations de grandes entreprises, chiffre sujet à caution, puisqu'elle n'est tenue à aucune transparence. Officiellement, il s'agissait d'« aider » les banques à relancer le crédit. En fait, cette opération servit à relancer la spéculation sur les marchés financiers et à faire remonter les cours des bons du Trésor et des obligations, plutôt mal en point à l'époque. Les grandes entreprises, les seules qui pouvaient emprunter en émettant des obligations, en profitèrent si bien que le montant des obligations émises à Londres en 2009 battit tous les records, augmentant d'autant les bénéfices des banques qui leur servaient d'intermédiaires. Par la même occasion, les Travaillistes protégeaient leurs arrières dans l'immédiat en enrayant la baisse de la dette de l'État sur les marchés et, du même coup, en réduisant le taux d'intérêt qu'il paierait sur ses emprunts à venir. Mais ce n'était évidemment que reculer pour mieux sauter. Car en alourdissant ainsi les prélèvements sur les fonds publics, l'endettement de l'État ne pouvait qu'augmenter, ce qu'il faudrait bien payer à terme.

Le trou noir creusé par le parasitisme du capital

Aujourd'hui, évidemment, les Conservateurs ont beau jeu de reporter la responsabilité des mesures d'austérité qu'ils annoncent sur la politique des Travaillistes qui auraient, selon leurs mots, « vécu au-dessus de leurs moyens ». Et de stigmatiser le « déficit structurel » et le « gaspillage dans le secteur public » comme étant les principaux maux dont souffriraient les finances publiques.

Mais si le gouvernement travailliste a vécu au-dessus de ses moyens, ce fut, depuis le début de la crise, pour combler les pertes subies par le grand capital à cause de ses opérations spéculatives et, dans la période précédente, pour satisfaire au parasitisme insatiable d'une bourgeoisie qui réclamait pour elle-même une part toujours plus grande des ressources de l'État. Mais de cela, les Conservateurs ne disent rien, bien sûr, pas plus que les Travaillistes, tant il est vrai qu'en dehors de détails de forme, leurs politiques ont été, et restent, interchangeables sur le fond.

La dette publique officielle est à présent proche de 1 200 milliards d'euros, soit 68 % du PIB, et le déficit annuel juste au-dessus de 200 milliards d'euros, soit un peu moins de 12 % du PIB (proche, donc, de celui de la Grèce). Sauf que ces chiffres sont très loin de rendre compte de la situation réelle.

Avant même que la crise survienne, les chiffres de la dette étaient déjà faussés de bien des façons, mais en particulier par un artifice courant dans les pays riches. Il consiste à dissimuler une partie de la dette publique en faisant passer son remboursement, principal et intérêt, dans les dépenses courantes. Par exemple, la construction d'une école est confiée à un « partenaire » privé. Celui-ci emprunte les fonds nécessaires aux banques. Une fois l'école construite, l'État la rachète à son « partenaire » suivant une formule de type « location-vente », étalée sur une période de 10, 20 ou 30 ans, pendant laquelle le partenaire sera en outre payé pour des services qu'il fournira (de maintenance ou de gestion administrative, par exemple). L'inconvénient de cet artifice, c'est qu'il coûte très cher. L'État doit payer les intérêts de l'emprunt, qui sont plus élevés que s'il empruntait lui-même directement, mais il doit aussi payer le profit prélevé par son « partenaire ». Du coup, les dépenses courantes de l'État s'en trouvent alourdies à long terme. Mais le principal avantage de cet artifice pour les politiciens au pouvoir, outre celui d'augmenter la part des fonds publics revenant aux actionnaires et aux banques, c'est que la dette contractée dans l'opération n'apparaît pas comme telle dans la comptabilité de l'État.

Comme de tels artifices ont été utilisés par les Travaillistes dans pratiquement tous les domaines du secteur public, de la construction ou rénovation d'hôpitaux et d'écoles au gros œuvre routier, en passant par la rénovation du métro de Londres et par le financement des maisons de retraite, la gamelle qui en résulte pour l'État a pris des proportions considérables. C'est ainsi qu'une étude récente de l'un des principaux syndicats du secteur public, le GMB, estime le montant de cette dette cachée à au moins 300 milliards d'euros.

Mais surtout, les chiffres officiels du déficit et de la dette ne reflètent pas non plus les milliards déversés dans les caisses des banques et dans la sphère financière depuis le début de la crise. Des effets de la crise, le chiffre officiel du déficit ne prend en compte que la baisse des recettes fiscales et la hausse des dépenses sociales, mais pratiquement rien de plus. Et celui de la dette publique n'en tient aucun compte.

Le nuage d'opacité qui a entouré le sauvetage de la finance rend impossible une estimation fiable des sommes qui y ont été englouties, sommes que, d'ailleurs, les politiciens seraient bien en peine d'évaluer, car elles dépendent en grande partie de l'évolution à venir de la crise. Mais on peut quand même se faire une idée de l'ordre de grandeur de ce que dissimulent les non-dits des politiciens.

Officiellement, le sauvetage de Northern Rock n'aurait coûté « que » 26 milliards d'euros à l'État. Or le commentateur économique de la BBC Robert Peston est arrivé à un résultat très différent, sur la base de publications de l'Office national de la statistique. En fait, ces 26 milliards d'euros ne représentent que le minimum des engagements de l'État, si Northern Rock ne subit aucune perte sur ses actifs. Or, lors de la nationalisation on estimait que les pertes probables sur les actifs douteux de la banque s'établiraient dans une fourchette allant de 27 à 40 milliards d'euros dont l'État assumerait la totalité. À quoi il faut encore ajouter 36 milliards d'euros versés à l'époque par l'État aux banques créditrices de Northern Rock pour éviter toute contagion. Peston en conclut que le coût réel de la nationalisation de Northern Rock se situerait entre 89 et 102 milliards d'euros, et encore, si la crise ne s'aggrave pas. Pour fixer les idées, il s'agit là d'un montant à peine inférieur au budget 2009 de la santé, et qui dépasse le double du total de l'impôt sur les profits payés par les entreprises.

Et encore Northern Rock n'est-elle que la plus petite des banques nationalisées. S'agissant des banques géantes que sont RBS, HBOS et Lloyds, c'est autre chose. Officiellement, la prise de participation majoritaire de l'État dans ces banques n'aurait coûté « que » 56 milliards d'euros. En fait, des documents confidentiels transmis à la presse et dont la validité n'a jamais été réfutée, ont révélé qu'en plus le gouvernement avait avancé aux trois banques pour 43 milliards d'euros en liquidités non récupérables. À ces sommes, il faut encore ajouter le « cadeau de mariage » qu'il leur offrit, en s'engageant à garantir leurs actifs à concurrence de 730 milliards d'euros.

Cette valse de milliards atteint des niveaux où les chiffres ne veulent plus rien dire. Disons simplement que sur la base des estimations combinant tous les éléments cités, et sans même tenir compte du coût des autres volets du sauvetage financier, la dette publique serait supérieure de 40 % à sa valeur déclarée dans le meilleur des cas, et de 90 % dans le pire des cas !

Autant dire que les discours moralisateurs des politiciens sur la dette de l'État sont très loin de la réalité. En fait, les finances publiques sont bel et bien au bord du gouffre, pas du fait d'un excès de dépenses au profit de la population, comme osent le prétendre les politiciens, mais du fait du parasitisme du capitalisme en crise.

Le tour de vis des travaillistes

En fait, les Travaillistes n'avaient pas attendu la crise pour mettre en chantier toute une batterie de plans d'austérité contre la population laborieuse, en particulier dans quatre domaines : les retraites des salariés, l'emploi dans le secteur public, l'allocation logement pour les familles pauvres et la protection sociale des chômeurs et des travailleurs en invalidité.

S'agissant des retraites, les Travaillistes avaient élaboré, au début des années 2000, un projet de réforme dont l'entrée en application était prévue pour 2012. Il prévoyait le report de l'âge de la retraite à 67 ans pour tous (avec l'option de le reporter à 70 ans, plus tard). Les fonds de la retraite de base, retraite par répartition très faible mais touchée par pratiquement tous, devaient être transférés au secteur financier qui devait les intégrer peu à peu dans un système unifié de retraite par accumulation. Le patronat devait être libéré de la responsabilité qu'il avait jusqu'alors de gérer des caisses de retraites complémentaires. Bref, il s'agissait d'une manne colossale pour la finance, assortie d'une diminution du coût de la retraite pour le patronat, et pour les salariés, de la disparition des retraites basées sur le dernier salaire et d'une augmentation des cotisations. Seul était laissé en suspens provisoirement le sort des caisses de retraites par répartition couvrant environ 60 % du secteur public.

S'agissant du secteur public, le « rapport Gershon » de 2005, du nom de son auteur Sir Peter Gershon, avait recommandé des mesures destinées à réduire les coûts salariaux dans le secteur public. Il proposait des « économies » réduisant les dépenses annuelles de 27 milliards d'euros, économies dont la mise en œuvre fut terminée à la fin 2007 avec à la clé des dizaines de milliers de suppressions d'emplois et la généralisation du recours au travail précaire.

Quant aux réformes des Travaillistes dans le domaine du système de protection sociale, qu'il s'agisse de l'allocation logement ou de l'indemnisation des chômeurs et des travailleurs en invalidité, les détails définitifs n'en avaient pas été précisés au moment où la crise éclata. Mais leurs objectifs avaient été largement développés et elles avaient déjà été l'objet d'un début de mise en application. Le but était de diminuer considérablement ces budgets sociaux. En particulier, les chômeurs et les travailleurs en invalidité étaient devenus la cible d'un système de plus en plus répressif de contrôles destinés à les priver de toute indemnité. Mais les Travaillistes ne cachaient pas qu'il ne s'agissait encore que d'un avant-goût d'une réforme de la protection sociale qu'ils entendaient être assez radicale pour « mettre un terme à la culture de l'assistanat », pour reprendre les termes d'un ministre.

Par certains côtés, l'aggravation de la situation sociale créée par la crise freina les ardeurs du gouvernement travailliste qui, dans un premier temps, choisit de se montrer discret et circonspect dans la mise en œuvre de ses plans plutôt que de risquer des explosions de colère. Ainsi, le budget travailliste d'avril 2008 promettait encore une augmentation des dépenses dans le secteur public, tout en insistant sur le fait que cette augmentation devait être compensée par des « réformes », autrement dit une nouvelle diminution des coûts salariaux par une augmentation de la précarité et de la charge de travail de chacun. Ce qui se traduisit par de nouvelles charrettes de suppressions d'emplois dans la plupart des administrations, sous le prétexte apparemment bénin pour le public, de réduire la « paperasse ». Avec les pauvres, les Travaillistes prirent moins de gants : sous le prétexte cynique « d'aider les chômeurs », ceux-ci virent leurs allocations logement réduites, tandis que les travailleurs en invalidité se virent astreints à des stages de « retour en activité » obligatoires, sous peine de perdre leurs allocations. En même temps, le gouvernement annonçait la « modernisation » des services postaux aux fins de privatisation, impliquant des suppressions d'emplois en masse, en plein dans une période de montée du chômage ! Il est vrai qu'il dut finalement y renoncer l'année suivante, faute de trouver preneur, mais non sans avoir présidé à plus de 30 000 suppressions d'emplois. Ces mesures d'austérité n'empêchèrent néanmoins pas les Travaillistes de réduire dans le même budget le taux d'imposition des profits des entreprises pour la troisième fois !

Avec le budget 2009, les Travaillistes entrèrent ouvertement dans l'austérité. Il incluait une réduction de 2 % des dépenses publiques en valeur réelle, des « économies » de onze milliards d'euros dans les dépenses de fonctionnement du secteur public et de cinq milliards d'euros obtenues en maintenant les hausses de salaires et de retraites du secteur public en dessous de la hausse du coût de la vie, à quoi s'ajoutaient une série de hausses de taxes à la consommation et une augmentation de 1 % des cotisations sociales. Mais au-delà de ces chiffres, la réduction annoncée de quarante milliards d'euros dans le déficit public en disait long sur ce que ce budget ne disait pas ; et ce fut effectivement durant la période 2009-2010 que l'on vit le plus de suppressions d'emplois permanents dans le secteur public. En revanche, les entreprises se virent octroyer des avantages fiscaux, dont la possibilité de se faire rembourser leurs pertes par l'État à concurrence des impôts versés au cours des trois années précédentes ou encore le doublement de la fraction non imposable de leurs profits.

Lors du lancement de la campagne électorale, en septembre 2009, les Travaillistes, faisant chorus avec les Conservateurs et les Libéraux-Démocrates, changèrent de ton, pour se faire ouvertement les champions d'une austérité « dure » pour combler le trou noir du déficit. Et plus que jamais, les cinq millions de salariés du public furent pris pour cible. En décembre, Brown monta au créneau en personne pour désigner ces salariés du doigt, parlant de leurs salaires « excessifs » et annonçant la publication d'une liste de salaires dépassant les 120 000 euros par an. L'accusation était dérisoire vu les bas salaires du public, mais l'important était l'effet d'annonce destiné à préparer le terrain à un plafonnement à 1 % des augmentations de salaires du public pour deux ans, alors que la hausse officielle des prix atteignait 5,2 % !

Peu après, les ministres de Brown reprirent à leur compte les attaques du patronat contre le poids « insupportable » des retraites du secteur public. Qu'importe si, selon les syndicats, la retraite moyenne d'un employé municipal ne s'élève à guère plus de 400 euros par mois : les politiciens et les patrons n'étaient pas à un mensonge près. Là encore, il s'agissait de faire porter le chapeau à ces travailleurs pour préparer une réduction de la contribution de l'État à leur retraite et, donc une autre diminution de leurs salaires réels.

Le budget d'avril 2010, publié par les Travaillistes un mois avant leur défaite, fut une synthèse de cette campagne. Il prévoyait, en particulier, de réduire le déficit public de 69 milliards d'euros, entre autres par une réduction des dépenses publiques de 46 milliards. Il confirmait les mesures contre les salaires du public déjà annoncées et y ajoutait la délocalisation de dizaines de milliers de fonctionnaires londoniens pour économiser la prime de vie chère versée aux salariés de la capitale (mais bien sûr, à charge pour eux de payer les frais de leur relocalisation).

Dans la continuité des travaillistes

Aujourd'hui, ce sont les dispositions budgétaires annoncées en mars dernier par les Travaillistes qui servent de socle à la politique d'austérité de la coalition au pouvoir. Et même si celle-ci a fait feu de tout bois pour accréditer l'idée que la responsabilité du délabrement des finances publiques incombait aux Travaillistes, elle a fait très vite la démonstration de sa volonté de poursuivre la voie tracée par ses prédécesseurs.

Comme il est de tradition, le nouveau pouvoir s'est entouré d'une multitude de « conseillers » ayant la réputation d'être des spécialistes dans leurs domaines respectifs. Mais alors qu'en leur temps, les Travaillistes avaient recruté leurs « conseillers » dans les milieux d'affaires, pour assurer la bourgeoisie de leur détermination de défendre ses intérêts, c'est dans les rangs des précédentes administrations travaillistes que le nouveau pouvoir a recruté ses « conseillers ». Et ce choix en dit plus long que tous les programmes d'austérité.

Ainsi, pour commencer, David Cameron a constitué un groupe de travail chargé de « dégraisser » le secteur public, sous la direction du même Sir Peter Gershon qui fut, sous les Travaillistes, l'artisan des suppressions d'emplois dans ce secteur. En même temps, Lord Hooper, auteur d'un rapport commissionné par Brown, qui servit de base à la réduction de près d'un tiers des effectifs des services postaux en préparation de leur privatisation, est chargé de ressusciter ce projet que les Travaillistes avaient provisoirement abandonné. Enfin, pour présider à la « réforme radicale » qu'il entend faire subir au système de protection sociale, Cameron a choisi trois poids lourds du Parti travailliste : Will Hutton, « théoricien » de ce que l'on appela le blairisme et artisan du salaire minimum de misère introduit par les Travaillistes ; Frank Field, député travailliste et ancien ministre des Affaires sociales de Blair, qui présida aux premières mesures punitives contre les chômeurs ; et John Hutton, ancien député travailliste et ministre du Travail et des Retraites sous Blair, qui présida à l'élaboration de la réforme dévastatrice des retraites qui reste toujours prévue pour 2012.

Les cibles du nouveau pouvoir se trouvent ainsi clairement identifiées. Il s'agit des travailleurs du secteur public, des pauvres et des chômeurs qui bénéficient du système de protection sociale et l'ensemble des travailleurs, visés au travers de leurs retraites. Et c'est avec les économies faites à leurs dépens que le régime compte remplir les poches du patronat et, espère-t-il, contenir la menace toujours possible d'une attaque spéculative contre la livre et la dette de l'État britannique.

Les mesures annoncées dans le « budget d'urgence » de Cameron vont toutes dans ce sens. L'augmentation de 2,5 % du taux standard de la TVA, qui passe à 20 %, touchera de façon disproportionnée la population laborieuse. Car même si, contrairement à la France, les produits de première nécessité tels que l'alimentation et les vêtements ne sont pas frappés de TVA, en revanche une partie des factures domestiques et des équipements domestiques de base l'est, et au taux le plus élevé ; or celles-ci constituent la plus grosse part des dépenses des foyers modestes. De même le changement d'indexation des allocations sociales et des retraites, qui entraînera une diminution encore plus rapide de leur valeur réelle, frappera principalement les plus pauvres. Tout comme la hausse de 1 % des cotisations sociales sur les salaires, déjà prévue par les Travaillistes et confirmée le 22 juin, affectera la grande majorité des salariés, et surtout les plus bas salaires.

Côté patronal, en revanche, on a toutes raisons de se frotter les mains. Non seulement, Cameron a réussi à annuler, en usant d'une astuce comptable, la hausse de 1 % de la contribution sociale des employeurs également prévue par les Travaillistes, mais il a surtout introduit un plan de réduction de l'impôt sur les bénéfices des entreprises qui devrait tomber progressivement de 28 à 24 %. Le gouvernement a le culot de dire que ce cadeau au patronat sera compensé par la nouvelle taxe qu'il crée en même temps sur les actifs des banques. Mais de l'aveu même de Cameron, cette taxe rapportera tout au plus 2,4 milliards d'euros par an. Alors que la baisse de l'impôt sur les bénéfices, elle, devrait rapporter au moins 7,2 milliards d'euros aux patrons ! Et puis, à tout cela vient s'ajouter une longue liste de nouveaux avantages fiscaux consentis aux riches sous prétexte d'encourager les « entrepreneurs ». Or bon nombre de ces avantages ne sont que des failles ajoutées à un système fiscal déjà particulièrement favorable aux riches pour aider leurs comptables à trouver de nouvelles façons de réduire les impôts qu'ils paient.

Mais surtout, il y a ce que ce budget ne dit pas : l'avenir de tous les projets de « réformes » antiouvrières que la nouvelle administration a repris à son compte. Le peu qu'il en dit est néanmoins menaçant. Par exemple, l'objectif de Cameron est de réaliser 24 milliards d'euros d'économies supplémentaires en plus des 46 milliards de réduction des dépenses publiques déjà prévus par les Travaillistes. Quelles conséquences pratiques auront ces réductions budgétaires, nul ne le sait. En théorie, Cameron s'est engagé à ne toucher ni à la santé ni à l'éducation. Mais qui peut savoir. D'autant que déjà, les projets du gouvernement en matière de libéralisation des écoles, qui verraient la création d'écoles subventionnées indépendantes mais libres de payer leur personnel comme elles l'entendent, laissent entrevoir une tentative de faire des économies sur les salaires. Et puis, en matière de « promesse », on a déjà vu ce qu'il en était pour les dépenses d'équipement de l'État : sur le papier, Cameron a dit (et répété le 22 juin) qu'il ne les réduirait pas, mais il a repris à son compte les projets des Travaillistes en la matière, qui prévoyaient une baisse en valeur réelle chaque année jusqu'en 2015 !

De tout cela, il reste une petite phrase : « Il faudra que les ministères qui ne sont pas protégés réduisent leurs dépenses de 25 % dans les quatre ans à venir », en d'autres termes, toutes les dépenses de l'État devront être réduites de 25 %, hormis peut-être celles de la santé, d'une partie de l'éducation et de l'armée (il n'est quand même pas question pour celle-ci de quitter l'Afghanistan !).

Déjà, on avait estimé que le budget des Travaillistes de mars 2010 risquait de se traduire par un demi-million de suppressions d'emplois dans le secteur public. Combien d'emplois coûtera la détermination de la coalition au pouvoir à faire payer la crise à la population laborieuse ? Un million ? Plus ? Pour la classe ouvrière cela représenterait une catastrophe sociale qu'elle ne peut tout simplement pas tolérer.

22 juin 2010