L’Union européenne face à la crise

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novembre 2008

La France présidant l'Union européenne depuis le 1er juillet 2008, et cela jusqu'au 31 décembre, Sarkozy en tant que chef de l'État français préside le Conseil européen pour la même période.

Cette présidence française a été saluée comme un événement capital par la grande majorité des médias de l'hexagone. Car si une bonne partie de la presse sourit volontiers du côté « m'as-tu-vu » de Sarkozy, dans le petit monde des commentateurs professionnels, il n'était pas question de laisser passer une occasion de lancer un vibrant cocorico. Autant la présidence slovène qui l'avait précédée au premier semestre 2008 avait été traitée par le mépris, et l'homologue de Sarkozy, Janez Janša, superbement ignoré, alors qu'il avait rigoureusement les mêmes pouvoirs que ce dernier - c'est-à-dire pas grand'chose -, autant les débuts de la présidence française ont donné lieu à du grand spectacle, avec illuminations pendant six mois de l'Assemblée nationale, invitation le 13 juillet des dirigeants des pays riverains de la Méditerranée, participation aux festivités du 14 juillet de tous les chefs d'État ou de gouvernement de l'Union européenne, etc.

Le conflit russo-géorgien à propos de l'Ossétie du sud a constitué au mois d'août une première occasion pour Sarkozy de se mettre en valeur, en tant que président du Conseil européen, en se présentant comme l'homme qui aurait convaincu la Russie d'évacuer ses troupes de Géorgie, alors que celle-ci l'a fait quand elle a voulu et comme elle l'a voulu. Mais il n'en a pas fallu plus aux euro-enthousiastes pour proclamer que l'Europe politique était désormais une réalité avec laquelle il faudrait compter.

L'approfondissement de la crise financière, au début de cet automne, a amené les mêmes à se féliciter de l'unité entre tous les États européens qui, selon eux, se serait manifestée sous les auspices de Sarkozy. Mais la réalité est bien loin de coïncider avec cette image d'Épinal.

Il fallait en effet une bonne dose de myopie volontaire pour voir dans la réunion dite du « G4 », organisée par Sarkozy à l'Élysée le 4 octobre, et qui réunissait les représentants de l'Allemagne, de la Grande-Bretagne, de l'Italie et de la France, une illustration de l'unité de vue des dirigeants européens. Elle témoignait d'abord du profond mépris dans lequel les représentants de ces quatre pays tiennent leurs autres partenaires de l'Union européenne, en s'arrogeant seuls le droit de discuter des affaires de l'Europe (attitude qui correspond d'ailleurs à la manière dont les rédacteurs de feu la constitution européenne, puis du « mini-traité » fleuve de Lisbonne, conçoivent les rapports entre les différents États de l'Union européenne). Mais elle a surtout mis en évidence les divergences entre ces États.

Angela Merkel n'a peut-être pas prononcé le « Jedem seine Scheisse - À chacun sa merde », qu'aurait rapporté Sarkozy après un premier entretien. La chancelière allemande a peut-être utilisé un langage plus diplomatique. Mais sur le fond, vraie ou fausse, la citation illustre bien les désaccords entre le président français, qui voulait apparaître comme le champion d'un gouvernement économique européen qui aurait à gérer un fonds commun d'investissement, et ses partenaires. Et si en fin de compte il y a eu un accord, c'est sur le fait que chaque État aiderait ses propres banquiers, ses propres capitalistes...

L'interpénétration de plus en plus grande des capitaux à l'échelle mondiale, et donc européenne, n'a pas fait disparaître les antagonismes entre impérialistes rivaux. Chacun de leurs États est avant tout le défenseur des trusts auxquels il est lié, même si ceux-ci sont à participation étrangère. Et aucun n'a envie de payer pour les autres. Se mettre d'accord sur le fait que chaque État va aider ses propres capitalistes est d'autant moins un succès pour l'Europe que toutes les grandes puissances du monde partagent la même philosophie : des États- Unis à la Chine, c'est à qui déversera le plus de milliards dans ce but.

Et si les membres du G4 se sont aussi mis d'accord pour assouplir les règles limitant les interventions de l'État dans l'économie, comme la limitation à 3 % du déficit budgétaire, qui avaient été fixées il y a onze ans par le traité de Maastricht, c'est bien parce qu'aucun d'entre eux ne peut être sûr de pouvoir les respecter.

Rien d'étonnant, dans ces circonstances, à ce que les pays de l'Eurogroupe (ceux des membres de l'Union qui ont adopté la monnaie unique) aient adopté le 12 octobre, à l'unanimité, un « plan d'action » reprenant ces mesures, et que les 27 les aient à leur tour entérinées trois jours plus tard.

Ceux qui présentent l'Union européenne comme la puissance économique qui monte face aux États- Unis, quand ils ne racontent pas n'importe quoi, prennent leurs désirs pour des réalités. Le fait que les États-Unis aient été les premiers touchés par la crise, et que pour le moment ils le sont sans doute plus profondément que les pays européens, n'a rien changé au rapport de forces.

Face à l'instabilité du système monétaire mondial, qui est un aspect de la crise actuelle, des voix s'élèvent pour réclamer un nouveau « Bretton Woods ». Mais cela n'a aucun sens. Les accords de Bretton Woods, signés en juillet 1944, ont concrétisé la suprématie américaine en organisant le système monétaire mondial autour du dollar, la seule monnaie qui, dans le contexte de la fin de la guerre, restait convertible (pour les autres États) en or. Les États-Unis ont dû renoncer à cette convertibilité dans les années soixante-dix. Mais le dollar est malgré tout resté la monnaie de référence mondiale. La preuve en est que l'euro, qui valait plus de 1,60 dollar en juillet, n'en valait plus que 1,25 à la mi-novembre, ce qui signifie que malgré l'étendue de la crise américaine les spéculateurs préfèrent acheter des dollars que des euros. Les encaisses de tous les États du monde reposent d'ailleurs majoritairement sur le dollar. C'est dire que tous, qu'ils le veuillent ou non, ne peuvent être que solidaires de la monnaie américaine.

Quand, au lendemain de l'élection d'Obama, le président du Sénégal, Abdoulaye Wade, a déclaré que « l'Afrique ne doit rien attendre d'Obama, mais l'aider à redresser son pays », cela a suscité l'ironie de bien des commentateurs. Mais Wade ne voulait pas seulement dire au peuple sénégalais qu'il n'avait pas de miracle à attendre d'une aide américaine. Il était tout à fait réaliste, du point de vue de la bourgeoisie, en ajoutant : « Si les États-Unis s'écroulent, c'est une catastrophe mondiale ».

Cette constatation est évidemment valable pour tous les États européens, même si le cours de l'euro est encore supérieur à celui du dollar.

En réalité, non seulement les réactions des membres de l'Union européenne face à la crise financière ne témoignent pas d'un quelconque progrès sur la voie d'une unité politique de l'Europe, mais cette crise pourrait même, si elle se prolonge, être la cause de retours en arrière, en particulier sur le plan monétaire.

Que tous les États membres aient décidé d'être souples en ce qui concerne les déficits budgétaires est en effet une chose, mais qui ne préjuge pas des conséquences que pourraient avoir les déficits importants de certains États. Car si les États qui s'estiment les plus riches n'ont aucune raison d'accepter de payer pour les autres directement, à travers un fonds commun, ils n'en ont pas plus d'accepter de le faire indirectement, en supportant une inflation de leurs partenaires sans commune mesure avec la leur.

Si l'émission de papier monnaie est en effet contrôlée par la Banque européenne, cette émission ne représente qu'une petite partie de la masse monétaire, dans laquelle entrent également entre autres les crédits de toutes sortes accordés par les États et les banques. Cette masse monétaire réelle est pratiquement impossible à mesurer, c'est pourquoi le traité de Maastricht a retenu l'importance du déficit budgétaire comme critère d'estimation de l'accroissement de la masse monétaire. Si chacun des partenaires de l'UE accroît son déficit budgétaire dans les mêmes proportions, cela contribuera à appauvrir les masses populaires, mais respectera l'équilibre entre les différents États. Mais si certains voyaient leurs déficits exploser par rapport à leurs partenaires, cela pourrait remettre en cause l'existence même de la monnaie commune, c'est-à-dire de l'euro.

Sans compter qu'une aggravation de la crise pourrait amener les différents États européens à multiplier les mesures protectionnistes, ôtant tout sens à la notion même de « marché commun » qui a été à la base de l'Union européenne.

Il ne s'agit pas bien sûr de prévisions. Nul ne peut dire quelle sera l'issue de la crise majeure qui secoue aujourd'hui le système capitaliste. Mais ce qui est certain, c'est que tous ceux qui voient dans la situation actuelle des raisons de se féliciter de prétendus progrès, qui iraient dans le sens de l'unité européenne, se bercent d'illusions, ou essaient d'en bercer leur public.

11 novembre 2008