Tribune - Bolivie : la révolution au bout du gazoduc ?

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Eté 2006

Avertissement : Les lecteurs de Lutte de Classe savent qu'il existe au sein de notre organisation une tendance minoritaire qui soumet des textes différents de ceux de la majorité aux votes de nos camarades, lors de nos conférences nationales. Ces textes sont systématiquement publiés dans nos colonnes. Ces camarades ont demandé à se constituer en tendance structurée, c'est-à-dire en fraction. Ils s'expriment désormais régulièrement dans ces colonnes.

Le 1er mai dernier, quand le nouveau président bolivien a annoncé la nationalisation des hydrocarbures de son pays, un concert d'exclamations indignées s'est levé de par le monde : «consternant» pour le président de la firme espagnole Repsol, «inamical» pour celui de la brésilienne Petrobras, un dirigeant pétrolier occidental, cité par Le Figaro (12-06-2006), s'exclamant même : «Morales a franchi toutes les limites. C'est bien simple, il ne nous reste rien ! » Tout ce tapage avec aussi les petits chantages à la clef, différentes multinationales annonçant qu'elles suspendaient pour l'instant leurs projets d'investissement ou envisageaient un retrait du pays.

La nationalisation : presque un retour à la normale

Si des limites ont bel et bien été franchies, ce sont celles de l'hypocrisie. Car cette mesure, parfaitement légitime, non seulement n'est pas une surprise, mais n'a rien d'extraordinaire en soi. Depuis des siècles les puissances impérialistes n'ont cessé de piller les richesses de ce pays, aujourd'hui le plus pauvre de l'Amérique du sud : l'or, l'argent, le cuivre, l'étain, et maintenant le gaz. Il faut aussi rappeler que si les mesures de Morales gonfleront les recettes de l'État bolivien, celui-ci doit tout de même consacrer près de 30% de son budget au remboursement de sa dette à l'égard des capitalistes étrangers ! Qui est donc le voleur ?

Quant à la nationalisation, elle est plutôt la règle que l'exception dans le monde. 80% des réserves d'hydrocarbures du globe appartiennent à des compagnies nationales (comme l'Aramco saoudienne, la Pemex mexicaine, la PDVSA vénézuélienne, etc.), suite à un mouvement de nationalisation enclenché depuis longtemps en Amérique latine dans les années 1930, au Moyen-Orient dans les années 1950-1960. En Bolivie, la nationalisation n'est finalement qu'un retour à la situation d'avant 1996. Cette année là, le président Losada promulguait une loi qui privatisait «à la surface» les puits de gaz, et surtout laissait les compagnies privées complètement libres dans leurs choix de commercialisation et d'utilisation des bénéfices, en échange d'un très faible taux d'imposition de 18%. Pour le coup la Bolivie se distinguait vraiment dans le monde par la générosité des conditions offertes aux trusts du pétrole !

Nationaliser n'est certes pas exclure les multinationales des profits du gaz bolivien. Morales l'a d'ailleurs dit et répété, il veut les «faire payer plus» sans «expulser, ni confisquer, ni exproprier». Ce qui a sans doute le plus dérangé les géants du pétrole et du gaz, c'est la décision du repartage des profits. Les compagnies devront payer 82% de royalties et impôts sur leurs bénéfices, le rapport instauré en 1996 étant donc complètement inversé. Morales remet ainsi en cause des contrats qui laissaient seulement des miettes à l'État bolivien, et qui ont été négociés quand les prix des hydrocarbures en général étaient bien plus bas qu'aujourd'hui, avec le pétrole entre 10 et 20dollars le baril contre plus de 70dollars maintenant(sur le marché mondial les prix du gaz ont tendance à s'indexer sur les prix du pétrole). Il a bien l'intention de profiter de cette envolée des prix mondiaux, et de ne pas laisser les multinationales, qui ont engrangé des profits records encore cette année, toucher seules le jackpot.

À ce compte c'est le président de la compagnie (publique) brésilienne Petrobras qui remporte la palme de l'hypocrisie : sa firme, la plus touchée par les mesures, puisqu'elle contrôle 43% de l'exploitation du gaz bolivien, achetait jusque-là le mètre cube de gaz 3,6 dollars, trois fois moins que la moyenne mondiale, quatre fois moins que son prix aux États-Unis ! Le gouvernement bolivien voudrait lui une hausse de deux petits dollars, et c'est cela que les dirigeants de Petrobras, soutenus par le président brésilien Lula, appellent une spoliation ! Le décret de nationalisation, qui donne par ailleurs 180 jours aux compagnies pour renégocier leurs contrats avec l'État bolivien, est donc avant tout un levier politique pour leur arracher davantage d'argent, et sans doute avoir un droit de regard sur ce que devient le gaz. Aujourd'hui en effet, sur l'ensemble de la production, qui est encore loin d'avoir atteint son plein développement, 12,6% seulement sont consacrés au marché intérieur, essentiellement pour les entreprises, 2% seulement de cette consommation intérieure allant à la consommation des particuliers (soit environ 40000 familles). En clair : la population, surtout les 70% de pauvres que compte officiellement le pays, ne dispose pas de cette énergie à bon marché que pourrait être le gaz et se contente du bois de chauffage.

Nationalisation ou expropriation ?

Légitimes, les mesures annoncées par Morales ont aussi leurs limites. L'un de ses rivaux politiques, le dirigeant de la Centrale Ouvrière Bolivienne (la COB), Jaime Solares, a d'ailleurs dénoncé l'insuffisance du décret présidentiel, en critiquant le «show de Morales» et «une nationalisation à moitié», qui ne prévoit «ni confiscation ni expropriation». Mais ne s'agit-il pas de sa part d'un radicalisme de façade ? Le personnage lui-même n'inspire pas confiance par ses choix politiques : il y a un an, au plus fort de la révolte de la population contre le pouvoir, il en appelait à des secteurs soi-disant progressistes de l'armée et affirmait : «Nous avons besoin d'un colonel Chavez» qui serait sorti des rangs de l'armée, pour exercer une dictature populiste et nationaliste. Il envoyait même une délégation de syndicalistes en discuter avec l'état-major ! Une position qu'il ne reniait pas vraiment en décembre 2005, à la veille de l'élection présidentielle qui a porté Morales au pouvoir, puisqu'il disait dans un entretien à la revue Inprecor : «Je n'ai jamais appelé les militaires à un coup d'État. J'ai simplement dit que si un militaire patriote et engagé auprès du peuple, comme Chavez au Venezuela, prenait le pouvoir en Bolivie, je serais le premier à le soutenir, pour en finir avec l'injustice sociale et la misère.»

Est-il par ailleurs forcément conséquent de réclamer aujourd'hui une expropriation pure et simple -même si l'objectif reste légitime- de ces trusts qui pillent les richesses du pays ? Il ne suffit pas de posséder les hydrocarbures, il faut aussi maîtriser la prospection, l'exploitation, le raffinage, la commercialisation. C'est sur ce terrain que les multinationales imposent leurs intérêts et leur domination partout dans le monde. L'État bolivien aurait-il réellement la possibilité de tirer profit de son gaz, par ses propres moyens ?

Il faut des techniciens et des capitaux pour exploiter industriellement le gaz, et la Bolivie ne les a pas. C'est pour cette raison que Morales fait d'ailleurs mine de faire jouer la concurrence : pour se passer de Repsol, de Petrobras ou de Total, il pourrait s'adresser à des compagnies de pays en voie de développement capables de prendre le relais, et moins gourmandes sur les profits : la chinoise CNPC, l'indienne ONGC, ou encore la compagnie nationale vénézuélienne PDVSA, contrôlée politiquement par Chavez !

Resterait à vendre ce gaz. Certes il y a une conjoncture favorable, l'envolée des prix des hydrocarbures, qui fait que les États développés et les compagnies de raffinage ou de commercialisation ont particulièrement besoin d'acheter ces ressources. Mais le gaz bolivien, même s'il représente les deuxièmes réserves en importance du continent sud américain, n'est pas non plus comparable au pétrole vénézuélien par exemple, qui compte pour une bonne part des importations américaines de pétrole. Le monde impérialiste, s'il veut «punir» la Bolivie, peut s'en passer, bien plus que les Boliviens peuvent se passer de leurs clients extérieurs. De plus, le gaz ne se transporte pas comme le pétrole. Il ne peut pas être mis en barils pour être vendu en n'importe quel endroit du monde. À moins de le liquéfier, par des procédés complexes et onéreux, il doit être vendu à des clients qui sont directement au bout du gazoduc. Il faut donc trouver un accord avec les pays voisins, à commencer par le Brésil de Lula, le plus gros client, dont la compagnie Petrobras est justement la première à s'indigner de la nationalisation.

Les marges de manœuvre d'un Morales pour tirer davantage profit du gaz ont donc elles aussi leurs limites. Ce n'est pas dans la modération des premières mesures prises par Morales qu'il y a forcément une frontière entre une politique réellement révolutionnaire dont le but serait d'assurer le pouvoir des masses pauvres et une politique de compromis réformiste visant à se concilier à tout prix la bienveillance des grandes puissances. La première devrait peut-être avoir recours aux mêmes compromis tactiques, temporaires ou inévitables vis-à-vis de ces grandes puissances que la seconde, mais les assortirait d'une orientation dans d'autres domaines qui n'est pas celle de Morales aujourd'hui.

S'appuyer sur l'armée et l'appareil d'État ou sur les classes populaires ?

Car les méthodes de Morales, elles, n'ont rien de révolutionnaires et peuvent préparer de tristes lendemains.

Morales a envoyé l'armée occuper les 56 champs de gaz et de pétrole du pays, histoire paraît-il «d'assurer l'approvisionnement», et c'est au milieu des uniformes qu'il a lu son décret. Une démonstration de force dont on voit mal comment elle pourrait renforcer le poids de la Bolivie vis-à-vis des multinationales Cette mise en scène, un peu absurde, a en revanche la vertu de mettre en avant les forces armées, comme si c'était sur elles qu'il fallait compter pour la reconquête du gaz !

La nationalisation est d'abord une victoire des classes populaires, des paysans indiens, des mineurs, des travailleurs, des habitants des banlieues misérables de La Paz. Ces dernières années elles ont mené des luttes extrêmement dures. En 2000, ce fut la «guerre de l'eau» : la population de la ville de Cochabamba s'est mobilisée et malgré le déploiement de l'armée a imposé le départ d'une filiale du groupe américain Bechtel qui avait fait main basse sur l'eau et ses profits. Un succès rapidement imité dans la région de La Paz, où les habitants des quartiers pauvres ont expulsé la filiale de la compagnie française Suez. Puis vinrent les deux «guerres du gaz». En 2003 la décision du gouvernement de vendre le gaz à la multinationale Pacific LNG, pour exportation vers le marché américain, met le feu aux poudres et lance dans la rue des centaines de milliers de travailleurs et de paysans qui y voient un nouveau bradage des richesses du pays. Dans un climat de grève générale, des marches de mineurs et de paysans convergent vers la capitale, et le 17 octobre, alors que 200000 manifestants occupent La Paz et font le siège du palais présidentiel, le président Losada s'enfuit pour Miami. En juin 2005, c'est au tour de son successeur, Carlos Mesa de prendre la fuite. Il avait tenté de louvoyer face aux revendications populaires, d'un côté organisant un referendum sur la nationalisation des puits, portant de 18 à 50% les impôts et royalties que les multinationales doivent payer sur les profits de leur exploitation des hydrocarbures, d'un autre côté refusant de concrétiser ses engagements sur la nationalisation et affirmant que les contrats déjà passés avec les firmes étrangères ne pouvaient pas être révisés. À nouveau les classes populaires se mobilisent, bloquent les transports et les routes, occupent des puits, ferment des gazoducs, et investissent la capitale malgré la répression.

Après le départ de Mesa, le parlement s'engage à imposer dans un délai de quelques mois de nouvelles élections présidentielles, qui vont porter au pouvoir Morales. Dans ces conditions, on voit mal comment celui-ci aurait pu être élu en décembre dernier sans promettre la nationalisation. Et une fois élu, comment il pouvait renier complètement ses promesses, d'autant plus qu'il ne manque pas d'organisations de toutes sortes pour le surveiller sur ce terrain : les syndicats paysans, la COB, des organisations indiennes, et tout un réseau d'associations de lutte, comme la Fejuve, la fédération des comités de quartiers d'El Alto, la cité de la banlieue de La Paz d'où sont souvent parties les insurrections de ces dernières années. Le décret de nationalisation intervient en tout cas à la veille de l'élection cet été d'une assemblée constituante, qui pourrait permettre à Morales et son parti, le MAS, d'affermir son emprise politique sur le pays.

Quant à l'armée censée protéger les puits nationalisés, et ainsi mise en vedette, elle s'est, elle aussi, effectivement distinguée dans ces évènements : elle a tiré à de nombreuses reprises sur la foule des manifestants, faisant plus de 100 morts. L'état-major responsable de ces crimes est toujours en partie là. Morales et son gouvernement envisagent des remaniements en son sein, mais avec prudence, quitte même à multiplier les manifestations de respect à son égard.

Cela conforte les reproches qui lui sont adressés par un certain nombre de ses adversaires politiques, parmi ceux qui ont participé aux révoltes récentes, de vouloir à tout prix le compromis avec l'appareil d'État en place. En 2003, il avait déjà milité pour une «trêve» du mouvement, pour voir ce qu'allait faire le nouveau président Mesa En juin 2005, quand les travailleurs ont cette fois chassé Mesa, Morales a reconduit la même politique. Il a appelé la population à interrompre sa mobilisation et à respecter les règles constitutionnelles. Un compromis a en réalité été passé alors avec les partis traditionnels de la bourgeoisie bolivienne, l'église catholique et l'état-major : le congrès (dominé par la droite) nommait un président intérimaire «modéré» en attendant des élections anticipées, en échange d'un retour au calme. Le 9 juin l'amiral Luis Aranda, alors commandant en chef des forces armées boliviennes, faisait une déclaration officielle en faveur de cette opération : «le Congrès doit interpréter, de la manière la plus claire possible, le sentiment du peuple». Peuple dont il avait bien du sang sur les mains. Les classes populaires étaient donc conviées à rentrer à la maison, leurs organisations de lutte à patienter, à se mettre en veilleuse et surtout à ne rien faire pour ébranler les piliers de l'appareil d'État. Pour le MAS, il fallait donc désormais tout miser sur la future élection présidentielle et le triomphe du camarade Morales.

Et demain ?

Si on peut saluer chez Morales une relative détermination face aux grandes compagnies qui pillent son pays, on peut aussi considérer qu'il n'avait guère le choix. Reste encore à savoir à quoi l'argent repris aux multinationales pour mieux doter le budget de l'État sera employé. Sans doute Morales comme Chavez, voudra à la fois tenter de construire un embryon d'industrie nationale basé sur ces ressources, développer des programmes sociaux, relever (un peu) le salaire minimum. (Il vient de le doubler, mais il est vrai que la somme est si faible ! )

Pour changer profondément et durablement les conditions d'existence des classes populaires, il faudrait bien d'autres mesures : transformer les structures mêmes de l'économie. La timide réforme agraire qui vient d'être annoncée semble bien éloignée d'un tel objectif. Des familles de petits paysans et des communautés indiennes ont reçu 24800 kilomètres carrés de terres, prises sur le domaine public. Il s'agirait en définitive de redistribuer deux millions d'hectares de terres de l'État, puis, seulement après, l'État tenterait de récupérer des terres privées sous-exploitées ou «usurpées». On voit mal du coup comment une telle réforme pourrait réellement s'attaquer à la grande propriété foncière privée, qui accapare les meilleures terres du pays. La Bolivie atteint même les records brésiliens d'inégalité dans la répartition : alors que la moitié de la population est rurale, 90% des terres seraient exploitées par seulement 50000 familles, le reste étant laissé à la sueur de trois millions de petits paysans. On compte également 250000 paysans sans terre, dont certains n'attendent pas la très hypothétique réalisation des promesses du gouvernement. Des occupations se sont multipliées ces dernières années, et les milices armées par les grands propriétaires ont abattu des dizaines de paysans.

Morales semble prêt à imiter ainsi la politique que mène Chavez au Venezuela, mais avec moins de moyens que celui-ci. Évitant d'un côté de trop irriter les grandes puissances qui veillent aux intérêts de leur multinationales, il veut de toute évidence trouver un compromis d'une part avec les classes populaires, qui ont prouvé leur force ces dernières années et qui l'ont porté au pouvoir, et d'autre part avec l'appareil d'État bolivien, son armée, et la bourgeoisie. Il est remarquable d'ailleurs que les milieux patronaux, y compris la bourgeoisie de Santa Cruz, là où sont concentrées les réserves de gaz, n'ont en rien critiqué la nationalisation, car après tout eux aussi peuvent espérer négocier à cette occasion un partage plus favorable des bénéfices.

Cela fait beaucoup de monde à essayer de contenter. Que se passera-t-il quand retomberont les prix mondiaux du pétrole, et avec eux ceux du gaz, quand ces nouvelles rentrées financières pour l'État se tariront ? Alors que Morales se sera appuyé sur l'armée, comment se comportera-t-il vis-à-vis des luttes des travailleurs, qu'il aura jusque-là davantage tenté d'apaiser que de favoriser ?

Peut-être Morales refusera-t-il de faire ces choix. Peut-être même, pourquoi pas, aura-t-il le culot de demander à la bourgeoisie bolivienne de payer au moins une part de la facture ? De tels hommes, l'Amérique du sud en a déjà connus, certains ont fini renversés, voire exécutés, par l'armée sur laquelle ils avaient incité les classes populaires à compter, et qu'ils avaient même recommandée à la confiance de leurs électeurs et partisans Le malheur, c'est que ce genre de politiciens entraîne alors tous les travailleurs dans leur chute, et on retourne à la case départ, celle où la bourgeoisie gouverne à l'aise, et s'arrange avec les grandes compagnies étrangères pour organiser le pillage des richesses du pays.

Le décret de Morales ne peut certes que rencontrer le soutien des révolutionnaires. Et ici en France en particulier, il doit alerter notre vigilance contre d'éventuelles menées d'un groupe comme Total ou du gouvernement français, visant à s'opposer à sa mise en œuvre ou à la faire payer au peuple bolivien. Mais la population bolivienne, pour défendre ce qui est déjà acquis et surtout pour accéder plus pleinement aux richesses nationales et au produit de son travail, ne pourra compter, comme elle l'a déjà fait depuis cinq ans, que sur ses luttes et son organisation indépendante afin d'assurer elle-même le pouvoir. Sans laisser son sort entre les mains de Morales.

Le 30-06-2006