Après l'intervention de l'armée française en Côte-d'Ivoire

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février 2005

Deux mois après son intervention violente en Côte-d'Ivoire et la fusillade tuant plusieurs manifestants, perpétrée devant l'hôtel Ivoire à Abidjan, l'armée française s'est faite plus discrète. Mais elle est toujours présente dans le pays. Son intervention n'a en rien contribué à régler la crise politique qui déchire la Côte-d'Ivoire et qui se concrétise toujours par la coupure du pays en deux, entre la partie Sud sous le contrôle du gouvernement Gbagbo et la partie Nord sous le contrôle des "Forces nouvelles", en fait une partie de l'armée entrée en rébellion le 19 septembre 2002.

Les accords de Marcoussis, en janvier 2003, sous l'égide de la France, ont été une tentative imposée par le gouvernement français pour dénouer la crise, préjudiciable aux affaires. Ils prévoyaient un certain nombre de garanties aux rebelles du Nord pour obtenir en contrepartie leur désarmement et le retour du nord du pays sous l'autorité du gouvernement en place. Les accords ont abouti à la mise en place d'un gouvernement intégrant des ministres originaires du Nord, mais les autres étapes n'ont été respectées ni par les uns, ni par les autres.

En juillet 2004, à Accra, au Ghana, l'Organisation de l'union africaine (OUA) s'en est mêlée sans aboutir à des résultats plus concrets.

Au mois d'octobre 2004, Gbagbo s'est senti assez fort pour tenter de reprendre le Nord en comptant mettre l'armée française de l'opération Licorne devant le fait accompli et l'entraîner dans son offensive militaire. On se souvient de la suite : les bombes tombées, le 4 novembre, sur le campement de l'armée française à Bouaké ont déclenché en réplique la destruction des avions ivoiriens, l'intervention à Abidjan des troupes françaises, les manifestations contre leur présence.

Deux mois après, la crise politique perdure. Les ministres originaires du Nord ont retrouvé leurs fauteuils au gouvernement. Gbagbo et son parti ont accepté de voter une loi modifiant l'article 35 de la Constitution dont l'unique raison d'être était d'écarter de la course présidentielle Alassane Ouattara, principal rival de Gbagbo pour la présidence. Si cette nouvelle loi est appliquée, Ouattara sera de nouveau dans la course pour l'élection présidentielle qui doit avoir lieu, en principe, au mois d'octobre 2005.

Bien que votée, la loi reste à promulguer. Et voilà que Gbagbo et son parti proposent qu'elle soit soumise à référendum. Ce n'est peut-être qu'un nouveau subterfuge de sa part pour repousser l'application de ce qui vient d'être voté au Parlement. Gbagbo aura ainsi fait mine de reculer devant la pression de la France et de l'OUA pour pouvoir, ensuite, se réfugier derrière un "non" éventuel au référendum pour ne pas autoriser la candidature de son rival à la présidentielle. Mais son calcul est peut-être de repousser la date de l'élection présidentielle elle-même. Organiser un référendum dans un pays coupé en deux, soumis à deux autorités hostiles, chacune pesant dans un sens opposé entre le oui et le non, est en soi une gageure. Il ne serait pas difficile de manœuvrer pour en retarder l'échéance, repoussant par là même la présidentielle et permettant à Gbagbo de prolonger son bail au palais présidentiel.

Voilà pour les tractations et les manœuvres qui se jouent entre Gbagbo, le gouvernement français et les chefs d'État africains de l'OUA. Mais, pendant que se déroulent ces manœuvres diplomatiques tortueuses, la situation se dégrade en Côte-d'Ivoire. Et la population, déjà pauvre et qui subit depuis deux ans la guerre civile, subit de surcroît les violences ethnistes des milices pro-gouvernementales.

Comment cela se traduit-il dans les classes populaires ? Nous reproduisons à ce sujet un article de la publication Le pouvoir aux travailleurs, daté du 8 janvier 2005, édité en Côte-d'Ivoire par l'organisation trotskyste Union africaine des travailleurs communistes internationalistes (UATCI).

À la barbarie ethniste, opposer la solidarité des travailleurs et des pauvres autour de leur exigence d'une vie meilleure

Le vote du Parlement sur la suppression de l'article 35, concernant les conditions de candidature à l'élection présidentielle, ne concerne en fait que les clans politiques au pouvoir ainsi que les relations de Gbagbo avec Chirac. Les discussions qu'il entraîne déborde pourtant largement les milieux dirigeants, alimentant le déferlement des arguments ethnistes y compris dans les milieux populaires. Ceux qui reprennent à leur compte la démagogie ethniste du pouvoir disent que si l'on supprime cet article de la Constitution, ce sera la porte ouverte à tous ceux qui "même étrangers, par exemple un Libanais ou un Français" voudront diriger la Côte-d'Ivoire. Même une partie de ceux qui soutiennent Gbagbo lui reprochent d'avoir cédé en faisant voter par le Parlement la suppression de cet article. Heureusement, disent-il, qu'il y a encore le référendum prévu pour que la population puisse faire barrage en votant non à la modification.

Les partisans de Ouattara pensent le contraire. Ils disent que tant que cet article ne sera pas supprimé, une personne originaire du Nord ne pourra jamais accéder à la présidence de la République car, les ethnies du Nord étant à cheval sur plusieurs pays, tout le monde a des parents soit au Burkina, soit au Mali, au Niger ou ailleurs. Et le sentiment général, légitime, des ressortissants du Nord, c'est que par-delà Ouattara, ce sont eux qui sont visés par tous ceux qui défendent la thèse de l'ivoirité et justifieront le maintien de l'article 35.

L'intervention de l'armée française au mois de novembre 2004 a encore exacerbé les clivages. Les dirigeants français ont pourtant affirmé à l'époque, cyniquement, que leur intervention visait non seulement à défendre les Français présents dans le pays mais aussi à empêcher que le pays ne sombre dans une guerre civile ethnique. C'était de toute façon un mensonge : l'armée française se désintéresse totalement de ce qui arrive à la population ivoirienne. Elle est intervenue pour défendre les intérêts économiques des groupes capitalistes français en Côte-d'Ivoire et, accessoirement, ceux, cadres de grandes sociétés, possédants grands et petits ou affairistes en tout genre, qui profitent de la mainmise de la France sur le pays.

On constate aujourd'hui, deux mois après la sanglante intervention des troupes françaises, que celle-ci n'a ni atténué ni fait passer à l'arrière-plan la montée de l'ethnisme. Elle lui a plutôt donné de nouveaux arguments. Les partisans de Gbagbo ont trouvé dans l'intervention de l'armée française la preuve que la France en veut à Gbagbo parce que celui-ci mène une politique plus indépendante et que, du coup, les "Forces nouvelles" et, par extension, ceux qui sont originaires du Nord, se comportent comme des alliés de la politique anti-ivoirienne de Paris. L'attitude des dirigeants des "Forces nouvelles" contribue, de son côté, à accréditer l'idée que la présence française est une protection pour les populations originaires du Nord.

Mais Gbagbo ne combat pas la mainmise de la France sur le pays. Il veut seulement être reconnu et soutenu pleinement par le gouvernement français comme l'ont été ses prédécesseurs, Houphouët-Boigny et Bédié.

Quant à ceux, originaires du Nord, qui voient dans la présence française une protection, ils se préparent à bien des désillusions. Comment espérer que cette armée française, artisan dans le passé de la conquête coloniale et des massacres qui l'ont accompagnée, bras armé des colons pendant des décennies, puis protectrice de la dictature de Houphouët-Boigny, puisse devenir d'un seul coup protectrice des classes populaires qu'elle a tant contribué à juguler ?

On peut tourner la question comme on veut, le seul avenir acceptable du point de vue des exploités et des pauvres de ce pays est de s'opposer de toutes leurs forces au déferlement ethniste provoqué d'en haut et qui empoisonne surtout la vie des classes populaires.

Dans combien de cours, dans les quartiers populaires, où vivent côte à côte des familles d'origines différentes, à la bonne entente et à la cohabitation fraternelle d'antan se substitue progressivement un climat de méfiance ? Dans combien de cours, on se regarde en chiens de faïence, on cache ses opinions devant un voisin d'une autre ethnie ? De combien de villages parvient la nouvelle dramatique d'affrontements violents faisant des morts et des blessés ?

Le recul formel de Gbagbo sur l'article 35 suffira peut-être pour détendre ses relations avec Paris et avec les chefs d'État africains qui se sont alignés comme un seul homme derrière le gouvernement français, cautionnant jusqu'à la fusillade contre les manifestants d'Abidjan. Mais qu'est-ce que ce recul de Gbagbo changera pour les classes populaires si tant est même que la décision qu'il a fait voter par le Parlement ne soit pas annulée par un référendum ? En quoi cela mettra-t-il fin aux violences ethnistes ? Les milices pro-Gbagbo continuent à sévir. On les croise souvent, surtout la nuit, en tenue militaire ou pas, agissant seules ou à côté des forces de répression officielles. Elles font des barrages, fouillent les véhicules, contrôlent les passagers et même les piétons. Malheur à celui ou celle qui n'a pas de pièce d'identité ou une incomplète, surtout s'il est originaire du Nord ou du Burkina ! Au meilleur des cas, la victime se fait sortir de son gbaka et elle est quitte en payant avant d'être relâchée. Mais quand on n'a rien, on est bon pour le tabassage.

Si c'est contre les Burkinabés, les Maliens ou ceux originaires du Nord que ces miliciens se déchaînent, en fait, quelle que soit leur ethnie, les pauvres en sont tous victimes, les milices pro-Gbagbo ajoutant leurs propres contrôles et rackets à ceux, déjà nombreux, des gendarmes et des policiers.

Des informations sporadiques font cependant état de résistances. Dans tel quartier, les racketteurs sont tombés sur des jeunes qui se sont opposés au "Jeunes patriotes" en criant "au voleur". Ils ont ameuté la population qui a chassé les miliciens. Si dans certains villages, des bandes organisées ont mené la chasse aux Burkinabés, dans d'autres, où vivent des gens de toutes origines, les villageois se sont opposés à certains jeunes excités en affirmant qu'ils ne laisseront pas faire dans leur village ce qui se passe à Abidjan. Dans bien des entreprises, les travailleurs de différentes ethnies continuent à travailler ensemble, sans se laisser emporter par les démagogies opposées, véhiculées par les cliques de politiciens et par leurs journaux.

Tout cela montre que le poison distillé d'en haut n'a pas détruit tout sentiment de solidarité dans les classes populaires. Ceux qui ont réagi, avec succès, aux exactions des milices ethnistes montrent la voie à suivre.

Lorsque les habitants d'une cour se serrent les coudes et ne se laissent pas faire, ils découragent les agissements des voyous qui se proclament "Jeunes patriotes". Car ceux-ci sont des lâches qui ne sont forts que lorsqu'ils tombent sur des victimes isolées ou en position d'infériorité. Il faut que la réaction soit solidaire par-delà les origines ethniques et que les voyous se heurtent au refus et à la réprobation de tous. C'est la meilleure façon de sauvegarder ou de retrouver les relations fraternelles dans une même cour, une même rue, un même quartier populaire.

S'opposer à la propagation de la haine ethniste entre nous est une question de vie ou de mort simplement pour ne pas avoir en permanence la peur au ventre dans la rue, sur le marché, en se rendant au travail, et même dans sa cour ; simplement pour pouvoir maintenir avec d'autres travailleurs, d'autres pauvres que l'on côtoie, des relations humaines normales.

Mais c'est aussi indispensable pour nous défendre sur d'autres terrains que celui de la violence ethniste. Car la situation des travailleurs va de mal en pis. Depuis les événements de novembre, nombre d'entreprises n'ont pas rouvert ou ont réduit leurs effectifs. Bien des patrons, grands et petits, français, libanais, voire ivoiriens, qui ont prospéré dans le climat affairiste d'une Côte-d'Ivoire considérée comme calme, déménagent leurs entreprises sous d'autres cieux. D'autres prennent l'insécurité comme prétexte pour se débarrasser d'affaires qui ne les intéressent plus pour de tout autres raisons. Le chômage s'étend, aggravant encore la misère. Nombre de travailleurs sont obligés de renvoyer leur famille au village en attendant que les choses s'améliorent. Quand on connaît la grande misère dans les villages, on sait que ce ne peut être qu'une solution provisoire. Se multiplient, aussi, les cas de travailleurs délogés par leurs propriétaires pour ne pas avoir payé leur loyer.

Nous, travailleurs, quelle que soit notre origine, nous vivons la même misère, la même exploitation. Nous avons tous du mal à joindre les deux bouts, à éduquer nos enfants, à les soigner et à les nourrir. Ceux qui s'engraissent de notre labeur n'ont pas une ethnie particulière. Ils peuvent être noirs, blancs, jaunes ou métis, leurs villas sont côte à côte dans les quartiers chics. Ce qui les unit, c'est le fait qu'ils s'enrichissent de notre travail. Nous n'avons pas à nous laisser embrigader ni par Gbagbo ni par Ouattara ou par les "Forces nouvelles". Nous n'avons pas à épouser leurs rivalités pour le pouvoir. Ni l'un ni l'autre ne se battent pour améliorer le sort des travailleurs, des chômeurs, des petits marchands et des petits paysans qui constituent l'écrasante majorité des classes populaires. L'un est au pouvoir en tant que Président, l'autre y a été en tant que Premier ministre. L'un comme l'autre gouvernent ou ont gouverné en favorisant l'enrichissement d'une minorité - à commencer par le leur propre et celui de leurs familles et proches -, quitte à ce que la majorité de la population crève de misère.

Pour défendre nos intérêts d'exploités, pour avoir de meilleurs salaires, de meilleures conditions de travail, des logements décents et des écoles dignes de ce nom pour nos enfants, il nous faut unir nos forces. Nous sommes tous des êtres humains et nous avons besoin que nos vies et celles de nos familles soient respectées. C'est sur ces aspirations qui sont communes à notre classe sociale que nous devons nous appuyer pour affirmer notre solidarité afin d'être en situation d'imposer nos exigences vitales à la classe bourgeoise, à ceux qui pillent le pays et nous exploitent, de quelque origine nationale ou ethnique qu'ils soient !