La période du ramadan a été marquée en Algérie par une nouvelle vague de terreur que le GIA la fraction du mouvement terroriste islamiste algérien la plus radicale contre le pouvoir avait largement annoncée. Raids meurtriers, attentats à la voiture piégée, embuscades, tueries perpétrées dans des quartiers ou des villages se sont multipliés. Dans la nuit du 30 au 31 décembre, la population de trois villages situés dans une zone montagneuse à l'ouest d'Alger, avait été victime d'un épouvantable massacre où plus de 400 personnes avaient été tuées de façon particulièrement monstrueuse. D'autres massacres ont eu lieu dans la même région et dans diverses autres régions, en particulier près d'Alger.
Les appels à la violence lancés par le GIA et affichés dans les mosquées désignaient les auteurs de ces derniers carnages.
Des bruits ont circulé au cours des derniers mois, émanant en particulier de milieux liés à l'ex-FIS mais aussi de courants politiques oppositionnels au gouvernement, comme le FFS, selon lesquels ces massacres pourraient être des provocations montées par le gouvernement ou par des cliques rivales qui en sont proches. Le but du gouvernement serait, d'après eux, de discréditer de cette façon l'ex-FIS et de rendre ainsi impossible toute négociation politique avec les dirigeants de ce parti condamné à l'illégalité. Mais cette hypothèse paraît de moins en moins plausible.
Ce n'est pas que le pouvoir ne soit pas susceptible de se livrer à des expéditions meurtrières.
Pendant ces six années de guerre civile, l'armée algérienne, qui a engagé sur le terrain plus de 60 000 militaires, a liquidé des maquis, bombardé au napalm des zones entières, créé de véritables camps de concentration, procédé à des raids sanglants dans des quartiers ou des villages soupçonnés d'aider les islamistes. Elle a torturé et exécuté de façon sommaire des milliers et des milliers de personnes. Les militaires au pouvoir ont précédé, puis accompagné dans l'horreur les brutes sadiques qui sèment aujourd'hui la terreur.
Mais les expéditions meurtrières d'aujourd'hui ne servent pas le pouvoir. Elles démontrent au contraire que le régime en place est impuissant, incapable de résoudre le problème du terrorisme islamiste, incapable de protéger les populations. Elles contribuent à creuser un peu plus le fossé de haine et de défiance qui existe entre le pouvoir et les classes populaires.
Il est plus que vraisemblable que ce soit le GIA qui cherche à en faire la démonstration ou en tout cas certains de ses groupes armés. Car le GIA apparaît comme une nébuleuse de groupes armés dont il est bien difficile de savoir dans quelle mesure leurs actions s'intègrent dans une stratégie unique et dans quelle mesure elles obéissent à des calculs locaux, politiques ou claniques, sans même parler de banditisme pur et simple.
Cette nouvelle vague de terrorisme ne reflète pas pour autant un renforcement des groupes islamistes armés ni un élargissement de leur influence.
La presse a souligné le fait que les récents massacres ont eu lieu dans des zones qui, dans la période 1988-1991, avaient appuyé le FIS et voté pour lui, puis avaient soutenu les groupes armés du FIS ou du GIA en leur servant parfois de base arrière. Si le GIA a éprouvé le besoin de recourir à de telles méthodes pour conserver sa mainmise sur des populations pourtant depuis longtemps hostiles au régime, c'est qu'il y a eu une évolution du rapport de forces entre le pouvoir et les mouvements islamistes armés ; c'est plus probablement encore qu'il y a eu un isolement progressif des groupes armés dans la population.
Lorsque, il y a dix ans, les dirigeants de l'Etat algérien ont annulé les élections devant l'inéluctabilité d'une victoire du FIS (le Front Islamique du Salut), le parti islamiste recueillait la majorité des voix dans l'électorat et exerçait une forte influence dans les couches pauvres de la société où il recrutait des militants et des adhérents. Une fois le FIS interdit, décapité et ses militants pourchassés, les partisans du recours à la lutte armée et au terrorisme ont eu le champ libre pour prendre la relève, bénéficiant des ressources humaines, politiques et matérielles que leur donnait le crédit acquis par le FIS dans la période antérieure.
Scindé rapidement en deux courants aux limites souvent mal définies, l'AIS (Armée Islamique du Salut), liée aux dirigeants historiques du FIS, et le GIA (Groupe Islamique Armé) en désaccord avec les dirigeants de l'ex-FIS sur le problème de la recherche d'un compromis avec le pouvoir, le mouvement islamiste, engagé dans la lutte armée et les actions terroristes, se montra capable de tenir tête à l'armée et au pouvoir. C'est sur la base d'un rapport de forces créé par l'action de ces courants qu'au cours de l'année 1994 les dirigeants de l'Etat algérien tentèrent de négocier avec le FIS. Après des mois de tractations, le gouvernement libéra en septembre 1994 les dirigeants historiques Madani et Benhadj. Mais devant leur refus d'imposer la cessation de la lutte armée et du terrorisme, le pouvoir ne tarda pas à les remettre derrière les barreaux et déclencha une nouvelle offensive militaire sans merci contre les groupes armés, tout en terrorisant les populations qui les soutenaient.
L'effort militaire du pouvoir n'a pas "éradiqué" le mouvement islamiste, contrairement à ce que prétendent les dirigeants algériens. Mais il est certain que dans de nombreuses régions du pays, l'armée, relayée en partie par les milices populaires encadrées dans la plupart des cas par elle ou les autorités locales, a porté des coups aux groupes armés, ceux de l'AIS comme ceux du GIA.
L'AIS paraît aujourd'hui en retrait sur le plan militaire et politique. Il est plus difficile de mesurer le poids militaire du GIA. Plus actif, plus violent et sanguinaire dans ses méthodes, la majeure partie des actes de terrorisme semble être de son fait. Mais ces actes massacre d'un village désarmé, blocage d'un bus et assassinat de ses voyageurs, dépôt d'une bombe ne nécessitent pas un effectif combattant nombreux.
Par ailleurs, si les actions contre l'armée, voire les personnalités, hommes d'affaires, journalistes et même artistes, sont susceptibles d'accroître le crédit et l'influence du GIA dans la fraction de la population hostile au pouvoir, il n'en va probablement pas de même des menaces, des assassinats visant à faire des exemples destinés à maintenir leur mainmise sur les classes pauvres. Dans les zones que les groupes islamistes disaient "libérées" parce qu'elles étaient sous leur contrôle, les islamistes ont montré qu'ils n'apportaient aux populations que misère, pressions et violences.
Face à la misère croissante et aux pressions du gouvernement et de l'armée, le GIA n'a rien d'autre à offrir que de rejoindre les maquis ou les commandos clandestins dispersés, en s'enrôlant dans une guerre sans fin. Ce n'est pas rien pour une fraction de la jeunesse désespérée qui peut trouver, en rejoignant les maquis du GIA, un exutoire à sa haine contre le régime et un ersatz de dignité (sans parler de ceux pour qui faire partie d'une bande armée est un moyen de survivre).
Mais cela ne suffit pas pour s'attacher la population même des régions bien disposées à son égard au départ. Car évidemment le GIA est totalement incapable de soulager la misère. Mais avec en plus, si l'on peut dire, le poids d'une double dictature, celle des groupes armés s'ajoutant à celle du pouvoir officiel. Car ce sont sans doute les régions les plus directement liées aux islamistes des groupes armés qui ont servi de masse de manoeuvre aux surenchères de ces groupes rivaux. Les destructions systématiques de centraux téléphoniques, de mairies, de postes, d'entreprises ont davantage gêné les populations que le pouvoir. Les rackets aussi. Lorsqu'à l'automne 1994 l'ordre fut donné par le GIA de boycotter l'école sous peine de mort, la pression la plus forte s'exerça là où les groupes du GIA étaient en mesure d'intervenir. Et ce sont des centaines d'enseignants et d'élèves qui ont été assassinés sans que personne n'en parle.
Même cette partie de la population qui a soutenu le FIS puis, de gré ou de force, les groupes armés et en particulier ceux du GIA, semble prendre des distances vis-à-vis d'eux. L'ampleur des actions terroristes actuelles pourrait être alors la réponse du GIA à cette situation destinée à intimider ces populations et à montrer que, quel que soit le rapport de forces réel, le GIA conserve la force de frapper où il veut et de peser dans la vie politique.
La barbarie et le sadisme des groupes du GIA, permettent de compenser la faiblesse de ses forces. C'est visiblement avec relativement peu d'hommes agissant avec des armes très primaires que sont menées ces expéditions meurtrières. La panique que leurs méthodes suscitent fait partie de leurs moyens d'action.
Bien sûr, on peut se dire que les responsables du GIA prennent le risque de se couper encore davantage de la population et par conséquent d'affaiblir leur influence et de tarir leur recrutement. Mais la logique de leur action est symétrique à celle du terrorisme de l'armée : les uns comme les autres prennent la population en otage et lui imposent, par la violence, de se soumettre à l'un ou à l'autre des deux camps. Soumission au GIA et enrôlement forcé derrière les groupes islamistes ou soumission à l'armée avec l'éventuelle intégration dans les milices contrôlées par celle-ci : aucun des deux camps ne veut laisser à la population un autre choix.
Le GIA a, en tout état de cause, réussi à faire en sorte que plus personne en Algérie ne puisse accorder du crédit aux prétentions du gouvernement d'avoir réduit le terrorisme à un phénomène résiduel. Il a réussi à faire en sorte que les dirigeants de l'ex-FIS, en dépit de la liquidation de leurs représentants au sein de la direction du GIA, renoncent à rompre avec lui pour négocier avec le pouvoir. Il a réussi à faire en sorte que les réformes dites démocratiques et les élections destinées à consacrer la "normalisation" de la vie politique en Algérie apparaissent aux yeux de l'opinion algérienne et internationale comme une sinistre mascarade. Et c'est bien parce que le recours à la terreur correspond à une politique que le GIA n'y renoncera vraisemblablement pas, à moins d'être totalement liquidé ou pris à revers, physiquement, par un mouvement populaire.
Même le risque que la folie sanguinaire de ces commandos, en les éloignant un peu plus de la population, rende le recrutement difficile, est limité pour le moment. Il y a ceux qui sont poussés vers le GIA par les exactions de l'armée elle-même. Et puis, la misère dans laquelle vivent depuis des années les couches les plus pauvres de la population fait qu'aujourd'hui des centaines de milliers de jeunes vivent de trafics divers, dont celui de la drogue, et constituent un vivier où se développe une pègre sans scrupules prête à offrir ses services à des chefs de guerre.
L'histoire a plusieurs fois montré que, dans des périodes tourmentées où l'ordre social est menacé, des mouvements politiques réactionnaires pouvaient utiliser de tels hommes de main pour mater des populations. L'Algérie d'aujourd'hui n'a pas grand chose à voir avec les pays d'Europe de l'entre-deux-guerres, mais l'exemple du développement du fascisme en Italie, en Allemagne, en France, en Espagne a montré comment des politiciens réactionnaires mais "modérés", des démocrates, des militaires légalistes, des hommes d'affaires et des intellectuels longtemps opposés au fascisme pouvaient un jour choisir de laisser le terrain et de s'en remettre à la pègre organisée dans les faisceaux, les SA, les SS ou la phalange, pour mettre au pas les classes pauvres et la population.
Alors, même si l'audience du GIA ou de l'ex-FIS stagne ou recule, ces gens-là se positionnent pour l'avenir dans la perspective d'un contexte où l'Etat serait affaibli, où il n'existerait pas d'autre relève et où ils pourraient avoir l'opportunité de se saisir du pouvoir. La barbarie de leurs méthodes annonce ce que serait ce pouvoir.
Mais dans cette lutte contre l'islamisme politique et le terrorisme qui lui est lié, la population ne doit pas compter sur le pouvoir en place. Pas même lorsque, comme aujourd'hui, le gouvernement demande aux populations menacées par les fous sanguinaires de se défendre elles-mêmes.
Près de 150 000 personnes seraient actuellement organisées en milices dans différentes zones du pays. Ces milices qui ont commencé à être mises en place en 1994 sont armées, financées et encadrées par l'armée et les autorités locales. Ce sont des sortes de forces supplétives du pouvoir qui, du même coup, sont au service d'une politique qui ne peut aller dans le sens de l'intérêt des classes populaires.
Il y a bien évidemment aujourd'hui en Algérie, et en particulier dans les zones où sévit le GIA, un problème d'autodéfense.
Mais l'autodéfense n'est pas seulement un problème militaire. C'est surtout un problème politique. Les couches populaires n'ont pas seulement à se défendre des bandes armées du GIA. Elles ont aussi à se défendre d'un pouvoir corrompu, principal responsable de l'émergence des bandes armées islamistes. L'efficacité du combat contre le terrorisme islamiste exige que la population constituée en milices ne se contente pas d'assurer la victoire de l'armée.
L'état-major est engagé aujourd'hui dans une rivalité sanglante avec les groupes armée islamistes. Mais cela n'en fait pas pour autant un allié des classes laborieuses, même du point de vue du combat contre le terrorisme de l'extrême droite islamiste. Le pouvoir militaire algérien a su, dans le passé, s'appuyer sur les islamistes avant que ces derniers, devenus influents, se transforment en concurrents. L'état-major pourra recommencer. Les adversaires d'aujourd'hui peuvent redevenir des alliés contre les masses pauvres.
Une politique d'autodéfense des masses devrait non seulement faire échec aux islamistes mais également faire que la base de l'armée se place aux côtés du peuple, indépendamment de ce que juge juste ou opportun son état-major, indépendamment des ordres qui, comme on le voit aujourd'hui, ne viennent jamais de la part de cet état-major quand il s'agit de protéger les populations.
Et c'est bien pourquoi la politique visant à s'opposer aux islamistes est indissociable d'une politique qui défende les intérêts des classes populaires, les organise non pas sous la tutelle de l'armée, mais sur la base de leurs propres intérêts de classe.
La réalité sociale et politique en Algérie ne se résume pas, loin s'en faut, au bras de fer qui oppose le pouvoir aux islamistes. Les deux clans qui se battent pour le pouvoir le font tous les deux au détriment des classes exploitées et chacun pour imposer à celles-ci une dictature féroce.
Nous ne savons pas comment pourra évoluer le rapport de forces entre ces deux clans. Les classes populaires n'ont cependant rien à attendre ni de l'un ni de l'autre. Aussi, toute politique qui vise à enrôler les classes exploitées derrière les uns ou les autres est une politique désastreuse. C'est évident s'agissant de l'extrême droite islamiste dont l'arrivée au pouvoir représenterait une régression réactionnaire et des chaînes supplémentaires pour les masses et particulièrement pour les femmes.
Mais les courants dits démocratiques qui ont choisi de soutenir, fût-ce du bout des lèvres, le régime militaire, ne montrent pas seulement leur impuissance. Ils contribuent à accréditer l'idée que, face au terrorisme islamiste, hors de l'armée, c'est-à-dire hors de la subordination à un régime dictatorial et pourri, il n'y a point de salut pour les classes exploitées.
C'est dans cette catégorie qu'il faut ranger aussi ceux qui prônent la négociation avec le mouvement islamiste armé. Comme si une "négociation" entre deux bandes armées, celle des islamistes et celle de la dictature militaire même flanquées de quelques oppositionnels "démocrates" bon teint pourrait sortir la société algérienne de la crise qui a sécrété le FIS ou le GIA. Comme si en tentant d'intégrer le mouvement islamiste dans le décorum parlementaire du régime algérien, c'est-à-dire en marchandant avec les dirigeants du mouvement des places et des positions dans le régime, on enlèverait aux bandes armées islamistes leur capacité d'imposer leur dictature sur la société ! Ce genre de "démocratisme" n'a jamais désarmé dans le passé les forces paramilitaires d'extrême droite. C'est pourtant une idée à la mode, non seulement dans une partie de l'intelligentsia française qui s'exprime sur la situation algérienne, mais aussi dans une partie de l'opposition dite démocratique en Algérie, voire parmi certains qui se revendiquent de l'extrême gauche.
Cette façon de s'aligner, qui derrière les militaires au pouvoir, qui derrière la mouvance islamiste, directement ou indirectement, au nom de la "démocratie", serait du réalisme, la politique du "moins pire". Mais c'est au nom de ce réalisme que depuis la domination coloniale de l'impérialisme français responsable principal de l'évolution catastrophique de l'Algérie tant sur le plan économique que sur le plan politique , ceux qui se présentent comme les élites politiques de la société algérienne désarment les classes exploitées et les conduisent de piège en piège.
L'armée, comme les bandes armées islamiques, ont la force des armes. Mais la classe ouvrière algérienne représente une force sociale, et par sa position dans l'économie, et par son nombre. Et les armes, cela se procure.
Politiquement organisée autour de ses propres intérêts et perspectives, la classe ouvrière aurait la force de faire prévaloir ses propres solutions à la crise de la société algérienne. Elle est même la seule à pouvoir offrir une perspective. La crise qui a engendré les bandes armées islamistes n'est pas seulement politique, elle est aussi et surtout économique et sociale. La persistance du terrorisme islamiste est l'expression monstrueuse d'une société dans l'impasse, écrasée par la misère de la majorité, par l'inégalité criante entre une bourgeoisie vorace liée à une bureaucratie d'Etat prédatrice et les masses laborieuses paupérisées, étouffées par l'impérialisme, en particulier français, qui continue à piller le pays.
On ne peut éradiquer le mal du terrorisme islamiste sans proposer des solutions radicales aux maux de la société, c'est-à-dire une perspective révolutionnaire.
La classe ouvrière algérienne représente en elle-même une force importante. Et avec un programme de transformation économique et sociale radical, elle pourrait entraîner derrière elle les paysans pauvres et le petit peuple des villes. Il faudrait, bien entendu, que la classe ouvrière soit capable non seulement de défendre cette perspective mais aussi de faire surgir de ses rangs des combattants capables de rendre coup pour coup, et même au-delà, aux barbus. Mais de toute façon, cela ne coûterait pas plus cher aux classes laborieuses, en souffrances et en vies humaines, que la situation actuelle, c'est-à-dire une situation où elles sont victimes de la terreur, voire son instrument involontaire par l'enrôlement forcé derrière l'un ou l'autre des deux clans.
Le problème est que se constitue une force politique militant sur le terrain de la classe ouvrière et se battant dans cette perspective.
La construction d'une telle force, d'un parti révolutionnaire prolétarien, n'est pas plus avancée en Algérie qu'en France. Etant donné le passé, mais aussi le présent, c'est-à-dire l'importance de la composante d'origine algérienne de la classe ouvrière française, les deux sont liés.
Mais dans des situations de crise, les choses peuvent avancer vite. Là réside en tout cas le véritable espoir.