Travailleurs des champs, travailleurs des villes : sous le joug du capital

Εκτύπωση
mars 2024

La mobilisation des agriculteurs, en France et dans plusieurs pays d’Europe, est venue rappeler comment une large partie d’entre eux est victime de la jungle du marché capitaliste dans laquelle les gros dévorent les petits. Cette révolte des exploitants agricoles a été traitée par le gouvernement avec une bienveillance qui tranchait avec la fermeté affichée face aux luttes des travailleurs salariés ou à la répression menée contre les gilets jaunes.

Après deux semaines de barrages sur les autoroutes, sièges de préfectures, descentes dans les magasins de la grande distribution, encerclement des grandes villes, les agriculteurs ont forcé le gouvernement à débloquer 400 millions en subventions et exonérations diverses. Gabriel Attal s’est déplacé sur les barrages pour déclarer son amour aux agriculteurs et il a annoncé qu’il renonçait à augmenter le prix du GNR, le gasoil agricole. Sur TF1, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a pris des yeux de cocker pour déclarer : « On ne répond pas à la souffrance en envoyant les CRS. » Les ouvrières de Vertbaudet, expulsées de leur piquet de grève en mai dernier, ont dû apprécier. Le gouvernement a promis de revenir sur certaines contraintes écologiques, dont la mise en œuvre du plan Écophyto. Il a menacé de sanctions les industriels et la grande distribution qui abusent de leur position dominante, promettant de multiplier les contrôles sur l’application de la loi ­EGAlim, supposée garantir un juste prix aux producteurs. Macron a même promis de ne pas ratifier le traité de libre-échange du Mercosur négocié par l’Union européenne.

Ces promesses, si elles sont tenues, ne sauveront pas ceux des agriculteurs qui n’arrivent pas à vivre de leur travail, écrasés entre la faiblesse des prix de vente de leurs produits, imposés par l’agro-industrie, et leurs coûts de production plus ou moins incompressibles. Ce n’est pas en s’accrochant aux pesticides ou en rejetant les contrôles sanitaires que les petits agriculteurs assureront leur avenir et feront face au changement climatique ou aux épizooties. Quant aux 400 millions d’euros, ils finiront comme toujours dans les caisses des plus gros agriculteurs. Et si les industriels de l’agroalimentaire et la grande distribution relâchent un peu leur pression, cela ne durera qu’un temps.

Car, dans l’agriculture comme dans toutes les branches économiques, il y a des gros et des petits. Si les petits agriculteurs ont du mal à se verser un smic, malgré de lourdes semaines de travail, les gros sont de véritables capitalistes, à l’image d’Arnaud Rousseau, patron de la grande firme d’agroalimentaire Avril (Lesieur, Isio, Puget, etc.) et président du principal syndicat des exploitants agricoles, la FNSEA. Ceux-là participent à la fixation des prix sur le marché et se conduisent comme des financiers. Ils peuvent faire face aux crises et en profiter pour écraser les plus petits.

La domination de l’agro-industrie

Depuis les brutales transformations des années 1960 et 1970 dans l’agriculture française – la disparition des fermes dont les productions étaient consommées par la famille paysanne ou vendues sur un marché local et, pour les autres, la généralisation de la mécanisation, le remembrement des terres, la collecte du lait par des laiteries industrielles et la spécialisation régionale des cultures – le nombre d’exploitations agricoles n’a cessé de chuter, passant de 1,6 million en 1970 à moins de 400 000 en 2020. Durant la même période, des entreprises capitalistes se sont développées et enrichies autour de l’agriculture, bien au-delà des frontières nationales : les Danone, Lactalis, Bigard et autres groupes de l’agroalimentaire ; les Auchan, Carrefour et autres géants de la distribution ; les John Deere, New Holland et autres fournisseurs de matériel agricole ; les Limagrain, Corteva, Bayer, qui ont le monopole de la fourniture des semences et des produits phytosanitaires ; sans oublier les banques, à commencer par le Crédit agricole, dixième banque mondiale, qui prélèvent la part du lion des fruits du travail des exploitants et des ouvriers agricoles.

Les agriculteurs sont pris en étau entre ces mastodontes qui imposent leurs prix, sur la base des rapports de force qu’ils ont établis entre eux, et victimes de la spéculation permanente qui sévit sur les matières premières agricoles. Il n’y aura pas d’échappatoire tant que dominera la dictature du capital.    Certains agriculteurs, seuls ou en se regroupant sous forme de coopératives ou d’associations, tentent bien d’échapper à la dictature du capital en maîtrisant entièrement la chaîne « du producteur au consommateur ». Outre que cela ne peut que rester marginal, dans une société massivement urbanisée et entièrement soumise à l’économie capitaliste, nombre de coopératives, montées à l’origine par des agriculteurs pour contourner la domination des trusts de l’agroalimentaire, sont devenues elles-mêmes des requins, comme la Sodiaal dans le lait et la Cooperl dans la viande, qui usent des mêmes méthodes que leurs concurrentes, vis-à-vis des agriculteurs ou de leurs milliers de salariés.

Décennie après décennie, les plus petits agriculteurs, étranglés par les dettes et par l’agro-industrie, ont disparu dans la douleur, leurs difficultés servant de prétexte aux gouvernements successifs pour arroser les gros de subventions. Toutes les politiques agricoles publiques, qu’elles soient menées à l’échelle nationale ou européenne, ont eu comme effet de favoriser les gros et d’accélérer la disparition des petits. La politique agricole commune (PAC) de l’Union européenne a pris des formes variées au fil du temps : prix minimal garanti, constitution de stocks européens, quotas de production, politique de la jachère… Mais, au fond, la PAC a toujours consisté à verser des subventions publiques au prorata de la surface exploitée ou de la taille du cheptel. Quelles que soient la forme et la période, la grande masse des subventions est allée engraisser les plus gros, y compris des propriétaires terriens aussi modestes que le prince de Monaco ou le groupe sucrier Tereos, pendant que les petits crevaient.

Les petits à la remorque des gros

La FNSEA cogère cette politique agricole depuis l’après-guerre, en France comme au niveau de l’Union européenne. Elle est donc co-responsable de l’hécatombe, et pourtant, avec sa succursale des Jeunes agriculteurs (JA), elle conserve une grande influence parmi les exploitants agricoles français. La FNSEA et les JA contrôlent 84 chambres départementales d’agriculture sur 89, grâce à un système électoral qui leur est très favorable, puisqu’elles recueillent 55 % des voix, contre 21 % à la Coordination rurale et 20 % à la Confédération paysanne. Dans les directions des chambres d’agriculture élues par 2,5 millions d’électeurs, le collège des exploitants agricoles, c’est-à-dire des patrons petits ou grands, est surreprésenté par rapport à ceux des salariés, des organisations agricoles, des coopératives, des retraités ou des propriétaires terriens. Par sa participation à la gestion des organismes vitaux pour les agriculteurs, la SAFER qui gère les transactions de terres agricoles ou la MSA, la Sécurité sociale des agriculteurs, la FNSEA s’est assuré une position dominante. Elle a ses entrées à tous les étages de l’appareil d’État, depuis les petites mairies rurales jusqu’au sommet des ministères, sous tous les gouvernements. Elle participe aux décisions gouvernementales, comme la mise en place progressive de taxes sur le GNR, qui a été un facteur déclenchant de la dernière révolte.

Le mouvement de janvier a donné une illustration du poids de la FNSEA et des JA chez les exploitants agricoles. Alors que les directions de ces syndicats avaient pris en marche une mobilisation d’abord animée par leur concurrente, la Coordination rurale, dont plusieurs porte-parole n’hésitent pas à afficher leur proximité avec le RN, et que la Confédération paysanne, plus marquée à gauche et représentant des paysans plus petits, n’approuvait pas les concessions accordées par le gouvernement, elle a pu faire lever les barrages sans réticence. Les organisateurs des barrages ont d’ailleurs insisté sur leur sens de la discipline. Ceux qui n’hésitent jamais à déverser du purin sur les préfectures, à jouer les coupeurs de route et ont maintes fois détruit ou incendié du matériel public, ont tenu à se démarquer des émeutiers urbains de l’été dernier.

Cela reflète une caractéristique des petits exploitants agricoles : ils sont broyés par l’économie de marché et la concurrence, mais ils ne voient leur avenir que dans cette économie. Comme de nombreux artisans, commerçants ou travailleurs à leur compte, qui ont un pied dans le monde du travail et un autre dans celui du patronat, ils défendent d’autant plus la propriété privée qu’ils ont peur de perdre la leur. Ils sont pris dans mille contradictions. Ils dénoncent le poids de l’État tout en lui demandant toujours plus d’aides. Ils défendent le marché et la libre entreprise, mais ils veulent aussi des revenus garantis et des marchés encadrés.

Les importations de marchandises étrangères et les traités de libre-échange ont été largement dénoncés, sur les barrages comme sur les plateaux de télévision, par un large spectre politique allant de LFI et la Confédération paysanne jusqu’au RN et à la Coordination rurale. Mais qui profite de ce libre-échange, sinon les importateurs bien français de l’agroalimentaire ? Qui achète du soja, des tomates ou de la viande au moindre coût pour les transformer en aliments pour le bétail ou les humains ? Qui exporte des céréales, du vin, du lait, des œufs ou des volailles dans le monde entier, ruinant des petits paysans en Afrique ou ailleurs ? Et qui a mis en place les zones de libre-échange, à commencer dans l’Union européenne, sinon les dirigeants des États les plus riches, dont les capitalistes en sont les premiers bénéficiaires ?

Toutes ces contradictions font de ces petits patrons ou auto-entrepreneurs, enragés par leurs difficultés qui ne peuvent que s’aggraver dans cette période où l’économie capitaliste s’enfonce dans la crise, des forces potentielles pour agir sur un terrain extra-parlementaire ; des troupes prêtes à faire le coup de poing contre des travailleurs en grève pour leur salaire, à s’en prendre aux chômeurs, accusés de ne pas vouloir travailler, ou à se mobiliser pour réclamer la réduction des droits sociaux, toujours trop coûteux à leurs yeux. La sympathie affichée pour le RN et les idées de souveraineté nationale par nombre d’agriculteurs mobilisés n’est pas anodine. Cela doit être un avertissement pour les travailleurs conscients.

Une seule porte de sortie : renverser le capitalisme

Bien des travailleurs, confrontés eux-mêmes aux fins de mois difficiles et aux prix qui flambent, qui craignent de perdre leur emploi ou leur logement du jour au lendemain si des actionnaires décident de fermer un atelier ou une usine, ont marqué de la sympathie pour cette colère des agriculteurs. Mais la solidarité, la compassion ou l’admiration pour la lutte des agriculteurs ne font pas une politique. Les petits paysans, comme les petits artisans ou commerçants écrasés par les grands groupes, ne pourront être les alliés des ouvriers tant qu’ils s’aligneront derrière les défenseurs du capital et surtout tant que les travailleurs ne montreront pas leur propre force, pour imposer leur propre droit à l’existence, avec leurs propres revendications et leurs propres solutions politiques, c’est-à-dire, en dernier ressort, le renversement de la dictature du capital sur la société.

Cette perspective, le renversement du capitalisme, ne peut être portée que par ceux qui n’ont pas de propriété, de terres ou de petite entreprise à défendre, par ceux qui n’ont que leur force de travail pour vivre, c’est-à-dire les travailleurs salariés. Eux seuls « n’ont rien à perdre que leurs chaînes et un monde à gagner », pour reprendre la formule du Manifeste communiste. Les travailleurs ont, eux aussi, bien des raisons de se battre et toute légitimité à le faire. Les agriculteurs peuvent affirmer avec fierté qu’ils nourrissent le pays. Mais, sans les ouvriers qui fabriquent tracteurs et moissonneuses, sans ceux des abattoirs, sans les camionneurs et les caissières, la nourriture n’arriverait pas dans les assiettes. Les travailleurs de l’agroalimentaire, de l’énergie, de l’automobile, de la santé… sont aussi indispensables à la société. Et sans les ouvriers, les hospitaliers, les maçons ou les agents du nettoyage, la société s’arrêterait brutalement.

Eh bien, les travailleurs doivent apprendre à s’organiser et lutter ! Non seulement pour défendre leurs conditions d’existence, mais aussi et surtout pour offrir une autre perspective à la société : celle d’une organisation planifiée et rationnelle de la production agricole et industrielle pour satisfaire les besoins de tous, car les moyens de le faire existent. La classe ouvrière et les petits paysans, artisans et commerçants peuvent se retrouver, mais à condition d’engager le combat contre le grand capital et les banques, derrière la direction politique des travailleurs.

19 février 2024