Turquie : le séisme du 6 février, la souffrance des populations et les profits à venir

Εκτύπωση
avril 2023

Après le séisme catastrophique du 6 février dans le sud de la Turquie et le nord de la Syrie, nous publions ici une traduction des articles de nos camarades de Sınıf Mücadelesi (Turquie – UCI).

Le gouvernement AKP, et tous les profiteurs dont il est le plus ardent défenseur, portent une grande responsabilité dans la catastrophe provoquée par le séisme du 6 février et les secousses qui l’ont suivi, dont les conséquences se feront sentir pendant des mois, voire des années.

Tout ce qui s’est produit lors du tremblement de terre de 1999 se reproduit aujourd’hui à plus vaste échelle. Tout ce qu’Erdogan critiquait à l’époque s’est reproduit, car il a lui aussi suivi la loi du profit. C’est Erdogan lui-même qui a modulé l’application de la loi promulguée en 2000, qui était censée garantir des constructions résistantes aux tremblements de terre. Après 2011, pour les provinces situées en zone sismique, il a promulgué des lois assouplissant les contrôles au profit des promoteurs. Le contrôle était presque laissé à leurs soins et des permis ou des certificats de conformité leur étaient délivrés moyennant paiement, pratiquement sans condition. Cela a ouvert la voie à une construction non réglementée et non contrôlée, menée par des entrepreneurs qui étaient des cadres à tous les niveaux du parti AKP ou ses administrateurs dans les municipalités.

Malgré les énormes pertes humaines, les destructions et la détresse générale, Erdogan a rejeté la faute sur le destin et n’a pas évolué d’un pouce. Immédiatement, avant même que les répliques du séisme ne cessent et alors que les sinistrés n’avaient même pas encore d’eau, il a donné le départ des travaux de reconstruction. Les raisons de cette précipitation sont l’approche des élections, et aussi l’appétit du profit : avant même que des appels d’offres aient été lancés, les entreprises ont été identifiées, les prêts accordés et les matériaux achetés.

Les patrons du bâtiment qui soutiennent le gouvernement AKP ne pensent pas aux souffrances et aux besoins des victimes du tremblement de terre, mais seulement aux sommes qu’ils pourraient gagner. Il est clair que, dès les premiers jours suivant le séisme, ils se sont mis d’accord sur un plan à présenter à Erdogan, que leurs entreprises vont maintenant mettre en œuvre au nom de l’État. Ce n’est pas pour rien qu’ils font tous ces efforts pour rassembler sous la même main toute l’aide qui arrive après le tremblement de terre, du pays même et de l’étranger. Ce sont des perspectives radieuses qui se lèvent pour eux, en particulier pour la bande des cinq grands patrons unis autour d’Erdogan ; ils vont pouvoir se partager une manne en disant « reconstruire et reconstruire à partir de zéro ».

Erdogan a modelé son parti et les institutions autour de la distribution des prébendes. Les cadres de l’AKP savent très bien utiliser leurs postes et les infrastructures de l’État pour servir les intérêts patronaux. Ils sont également très prompts à recourir à l’intimidation, à la pression et à la violence à l’encontre de ceux qui s’opposent à leurs menées. Alors que des sinistrés étaient encore sous les décombres et les autres à la rue, la police travaillait déjà dans ses bureaux à identifier les auteurs des commentaires sur les médias sociaux.

Erdogan ne changera certes pas la politique qu’il a suivie jusqu’à présent. C’est elle qui le maintient au pouvoir, qui nourrit son entourage et surtout qui permet aux bourgeois qui le soutiennent de prospérer. Les dirigeants de l’AKP, et au premier rang les affairistes du BTP, que le dirigeant du Parti social-démocrate, Kılıçdaroglu, accuse d’avoir volé 418 milliards de dollars à l’État, se sont enrichis grâce à lui, en utilisant les équipements publics et en pillant les institutions. Ils ne peuvent que se féliciter de ce gouvernement et de l’ordre qu’il impose en le justifiant par la religion.

Les travailleurs, malgré toute la richesse qu’ils ont produite et les possibilités qu’ils ont créées, doivent supporter les souffrances et les destructions. Le responsable, au-delà du gouvernement, est le système qu’il défend. Ils doivent s’organiser et intervenir en tant que classe pour renverser cet ordre capitaliste.

Des destructions aggravées par le système politique

Un mois après le séisme du 6 février, on comptait officiellement plus de 46 000 morts et de 100 000 blessés, 2,7 millions de personnes déplacées ; 600 000 bâtiments ont été détruits et le nombre de disparus est inconnu. Le nombre de ceux qui ne peuvent satisfaire à leurs besoins en matière de logement, de chauffage, de soins ou même simplement d’eau potable, est immense.

Le gouvernement voudrait faire taire tout le monde sous prétexte de la catastrophe et tente maintenant de cacher les problèmes en tournant la page du séisme et en lançant la reconstruction.

En réalité, l’AKP, qui dominait presque à lui seul l’ensemble de l’État, a disparu lui aussi sous les décombres en tant que parti et comme gouvernement. Erdogan n’a pu se rendre dans la zone du séisme que quelques jours plus tard, en raison du temps pris par l’organisation des retransmissions télévisées. Les cadres du pouvoir ont pu seulement se vanter d’avoir rapidement enterré les corps et déblayé les décombres.

Les conséquences humaines, économiques et politiques du tremblement de terre n’ont pas encore été pleinement ressenties. Ses effets se propageront par vagues à partir de la région touchée. Les victimes du séisme ne sont pas les seules à subir l’appauvrissement, la détérioration des services sociaux et l’oppression accrue. Les effets de cette dévastation et les pertes subies, au moment où la crise économique et l’inflation pèsent déjà très lourdement, aggraveront encore la situation.

Le séisme de 1999 et la crise économique qui avait suivi ont été fatals au gouvernement de coalition DSP-MHP. Ces partis avaient été éliminés du Parlement et de la scène politique, ouvrant la voie à l’arrivée au pouvoir d’Erdogan. Le parti DSP d’Ecevit a alors payé le prix politique de la corruption, du vol et du manque de contrôle que le tremblement de terre avait révélés. Le prix économique et social a été payé par la classe ouvrière, dont les droits ont été restreints et les possibilités d’action réduites.

Erdogan s’est beaucoup servi à l’époque des scandales mis au jour par le séisme de 1999. Cependant, il n’est pas revenu sur les atteintes aux droits des travailleurs qui l’avaient suivi, renforçant au contraire la répression et les restrictions. La chance d’Erdogan a alors été l’abondance du crédit à l’échelle mondiale et le soutien ouvert des dirigeants des États-Unis et de l’UE. Aujourd’hui, il est pris dans le piège où était tombé Ecevit.

Les victimes du séisme et les habitants des zones sismiques sont à la recherche de solutions et de moyens d’en sortir. Des millions de personnes voudraient les aider. À tous ceux-là s’opposent les cadres et les politiciens qui se sont partagé les places à tous les niveaux de l’État, gravitant autour d’un gouvernement habitué à voler, à confisquer, à vendre, à gagner de l’argent en mentant et sans connaître aucune règle.

Le gouvernement voudrait prévenir les réactions en commençant à reconstruire dans la zone du séisme. Cependant, les secousses continuent encore ; elles se sont même propagées à d’autres villes, et l’intensité des tremblements de terre à Bingöl et İskenderun n’a pas diminué. Ce gouvernement n’est pas capable d’apporter une vraie solution à des problèmes d’une telle ampleur et aux telles conséquences. Ce ne serait possible qu’avec le concours des masses et une intervention de la classe ouvrière dans le cadre d’une mobilisation organisée sous son propre contrôle. Ni le gouvernement ni l’opposition politique n’ont évidemment une telle approche. Pire encore, Erdogan et ses proches ne dévient pas d’une politique axée sur les intérêts de leur propre entourage.

Les conséquences du séisme sur l’économie

Près de 14 millions de personnes vivaient dans la zone sinistrée par le tremblement de terre du 6 février, une zone qui couvre onze provinces de Turquie et qui abrite 15,7 % de la population du pays. Par bien des côtés, ce sont des zones très importantes pour l’économie turque et leur dévastation aura des conséquences désastreuses.

Ces onze provinces frappées par le séisme représentaient 10,9 % des exportations nationales, soit 27,6 milliards de dollars sur 254,2 milliards en 2022. La province de Gaziantep en a réalisé la plus grande partie, soit 11,2 milliards de dollars, celle de Mersin 6,2 milliards, celle du Hatay 4 milliards et celle d’Adana 3,1 milliards de dollars. De plus, le port d’İskenderun, où s’effectuaient la plupart des exportations, a été gravement endommagé et il est inutilisable.

Outre le prix très lourd payé par les habitants de la région, les effets seront désastreux dans les domaines de la production, de l’exportation, des transports, de la logistique, et bien sûr pour la main-d’œuvre. Simple exemple : l’impôt annuel payé par la région, qui compte pour 176 milliards de livres, manquera dans le budget de l’État.

L’an dernier, 567,7 milliards de livres turques, soit une part importante des recettes budgétaires totales du gouvernement central (2 802 milliards de livres), provenaient de ces onze provinces. L’arrêt de la production, du commerce et des activités économiques dans cette région entraînera aussi une perte significative pour les finances publiques.1

785 milliards de livres de dette

La catastrophe aura aussi de graves conséquences pour le secteur bancaire et surtout ses clients. Fin 2022, celui-ci comptait pour 10,3 % du total de la dette, soit 784,9 milliards de livres sur un total de 7 643 milliards. Ce montant comprend les prêts commerciaux et les prêts à la consommation contractés par les victimes du tremblement de terre, qui aujourd’hui ont désespérément besoin d’argent.

Depuis des années, la politique du gouvernement encourage le recours au crédit et à l’endettement. Le problème du remboursement des dettes, déjà aggravé par la crise économique, le sera encore plus pour les victimes du séisme, mais pèsera aussi à terme sur toute la population, car les taux d’intérêt des prêts vont augmenter. Sur les 160,8 milliards de livres de crédits émis par le secteur bancaire à la fin de 2022, 12,3 %, soit 19,8 milliards de livres, concernent les onze provinces touchées. Après cette catastrophe, la dette va encore augmenter de manière exponentielle et, bien entendu, les bénéfices des banques augmenteront au même rythme !

39 % des bâtiments hors de la réglementation

Sur les 3 840 000 bâtiments recensés dans les provinces touchées par le séisme, 1 493 000 ont été construits avant que la réglementation antisismique ait été mise en œuvre. Une raison en est la décision de l’AKP de retarder son application dans cette région, en soutien aux patrons du secteur du bâtiment. Lorsque Erdogan dit que toutes étaient des constructions anciennes, c’est un mensonge pour nier ses responsabilités.

La région compte 43 centrales hydroélectriques et barrages importants, dont les barrages Atatürk et Karakaya, qui ont une importance stratégique pour la fourniture d’énergie au pays. Le barrage de Sultansuyu à Malatya, touché par le tremblement de terre, devrait par précaution être progressivement vidé.

La situation de la classe ouvrière

De nombreux travailleurs, dont les habitations ont été détruites, ont dû quitter la région. Ceux qui sont restés sur place font face à d’énormes problèmes, en matière de logement ou même de simple subsistance. La production est arrêtée dans un grand nombre d’entreprises. Beaucoup de travailleurs sont morts ou ont été blessés et les autres n’ont aucune sécurité d’emploi. Il y a chez les travailleurs de tout le pays un sentiment de solidarité à l’égard de ceux qui ont été touchés par le tremblement de terre, et il est impératif de défendre leurs droits et leurs emplois, et d’empêcher les patrons de s’y attaquer. Les cercles du pouvoir et de l’opposition, eux, se contenteront de gérer la situation avec de beaux discours.

Le 8 mars 2023

1Au 1er mars 2023, l’euro équivalait à 20 livres turques, une monnaie qui a perdu une grande partie de sa valeur sur le marché des changes. Un milliard de livres turques équivalaient alors à 50 millions d’euros.