Réforme des retraites : vers un réveil de la combativité ouvrière ?

Εκτύπωση
mars 2023

En lançant sa nouvelle réforme des retraites, Macron a réussi à mobiliser plusieurs millions de travailleurs, à travers des journées de manifestations, de débrayages et de grèves réussies, dans plus de 250 villes du pays, parfois très petites. En refusant de faire, par avance, quelque concession que ce soit aux demandes des syndicats les plus conciliateurs, il a réussi à réaliser l’unité de toutes les directions syndicales, qui conservent à ce jour l’entière maîtrise de la mobilisation, de son calendrier comme de sa stratégie.

L’unité syndicale est incarnée par Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, réformiste modéré revendiqué, dont la confédération a accompagné les précédentes réformes des retraites, de celle de Juppé en 1995 à la retraite à points avortée de Macron en 2019, en passant par la réforme Touraine-Hollande en 2014. Affichant son intransigeance sur les 64 ans, dénonçant l’entêtement d’Élisabeth Borne, Laurent Berger a mobilisé les adhérents de sa confédération et aligné dans les manifestations des cortèges bien plus joufflus qu’à l’habitude. Il est allé jusqu’à appeler à « mettre la France à l’arrêt » le 7 mars, tout en ajoutant, quand même, qu’il n’appelait pas à la grève reconductible.

Laurent Berger ne s’est pas radicalisé, mais il a pris la mesure de l’opposition à cette réforme et se donne les moyens de l’encadrer, main dans la main avec les autres confédérations, et en premier lieu la CGT. Fort des antennes que lui donnent les 600 000 adhérents de la CFDT et sa place de premier syndicat aux élections professionnelles, en particulier dans le privé et dans des entreprises moyennes, Berger a pu mesurer le rejet de cette loi qui va obliger des millions de travailleurs à se faire exploiter deux ans de plus, ou à rester plus longtemps au chômage et aux minima sociaux. Il sait qu’à la colère suscitée par cette attaque sur les retraites s’ajoute la flambée des prix, qui plonge des millions de ménages dans l’angoisse de ne pouvoir se chauffer, ni mettre de l’essence dans sa voiture ni se loger ou se nourrir correctement.

En répétant « La mobilisation est à l’image de la CFDT », il tire certes la couverture à lui et passe sous silence que l’immense majorité des manifestants ne sont ni syndiqués ni attirés par les cortèges de la CFDT. Mais il exprime une réalité : un nombre important de manifestants et de grévistes viennent d’entreprises petites ou moyennes, des milieux employés, techniciens, agents de maîtrise ou cadres, qui participent rarement aux journées nationales de grève. Dans les grandes entreprises où des syndicats pro-patronaux sont majoritaires, et pour lesquels appeler à la grève est un quasi-sacrilège, comme chez Airbus, Stellantis ou Toyota, ces syndicats se sont sentis obligés d’appeler aux manifestations et y ont amené de nombreux travailleurs. Même des travailleurs habituellement peu combatifs refusent l’idée de travailler deux ans de plus. Beaucoup sont révoltés par le fait qu’on va leur imposer, à eux qui créent toutes les richesses, de nouveaux sacrifices, alors que l’argent de l’État coule à flots pour arroser le grand capital.

En organisant et en encadrant la contestation, les chefs des confédérations syndicales, Laurent Berger en tête, sont dans leur rôle de « lieutenants ouvriers de la classe capitaliste », pour reprendre la formule du militant socialiste américain Daniel de Leon reprise par Lénine dans La maladie infantile du communisme (le « gauchisme »). La contestation est si bien encadrée que les médias s’étonnent même de la sagesse des défilés, coorganisés avec la police, qui évite toute provocation en se tenant loin des manifestants. Même les black blocs, omniprésents dans les grandes villes ces dernières années, semblent avoir opportunément disparu des cortèges de tête. L’intersyndicale peut d’autant plus garder le contrôle de la mobilisation que celle-ci n’est pas explosive. Si les chiffres des manifestants et des salariés qui débrayent sont élevés, atteignant ceux des meilleures journées de 2010 ou de certaines manifestations de 1995, aucun secteur, pas plus les cheminots que les raffineurs, les travailleurs de l’énergie que ceux des services publics, n’est encore parti en grève à la suite des journées réussies. Les arguments sur le coût de la grève pour les grévistes, largement relayés par les chefs syndicaux pour justifier leur calendrier, indiquent surtout les hésitations de bien des travailleurs à engager un combat qu’ils savent difficile.

Cela peut changer. Un mouvement de masse a sa propre dynamique. Après des années de reculs, de précarisation, de perte de confiance dans leur force collective et même de la conscience d’appartenir à une même classe sociale, les travailleurs partent de loin. La réussite des cinq journées de mobilisation a déjà permis à ceux qui y ont participé de prendre conscience qu’ils n’étaient pas tout seuls. Se retrouver à des milliers dans des petites villes, à des dizaines de milliers dans les plus grandes, à un ou deux millions dans tout le pays, permet de sentir qu’on appartient à une force collective qui se voit, qui agit, qui proteste. L’appel de l’inter­syndicale à faire du 7 mars une journée de grève générale massive, « une France à l’arrêt », les appels de plusieurs syndicats, dans plusieurs secteurs, comme la RATP, l’énergie, la chimie, à partir en grève reconductible à partir du 7 mars, donneront peut-être l’impulsion et la confiance en eux à un nombre significatif de travailleurs pour entrer réellement dans la lutte.

Tous les militants ouvriers, tous les travailleurs conscients doivent bien sûr agir à leur niveau pour convaincre leurs collègues de travail et leurs proches d’engager le combat. Car la seule voie pour faire reculer le gouvernement, c’est qu’un secteur qui pèse suffisamment dans l’économie entre réellement en grève et en entraîne d’autres. Il faudra que la mobilisation s’étende et s’approfondisse dans les entreprises du privé, et notamment dans les bastions que sont les grandes entreprises. Il ne suffira pas de compter sur les cheminots ou ceux des raffineries pour se battre à la place de tous les autres.

Instaurer un rapport de force favorable aux travailleurs, ce n’est certainement pas organiser « le blocage du pays », selon le vocabulaire sciemment trompeur des journalistes, des dirigeants politiques ou syndicaux, qu’ils en soient partisans ou adversaires. La force des travailleurs, c’est qu’ils font tout fonctionner. S’ils se mettent massivement en grève, tout s’arrête, car ils sont irremplaçables. Mieux encore, ils ont la capacité de tout faire fonctionner selon leurs propres priorités, s’ils prennent le contrôle des moyens de production et de transport. Ils peuvent par exemple couper le courant aux propriétés de Bernard Arnault ou à une usine d’armement, et le rétablir à des familles qui ne peuvent plus payer leurs factures. Dans la lutte en cours, ce qui pourrait faire reculer Macron, c’est la crainte que la mobilisation affecte la pompe à profits, et que le grand patronat craigne que les travailleurs ne s’arrêtent pas à la seule question des retraites mais présentent la liste de toutes leurs doléances. Face à une telle menace, face au risque de développement d’une grève générale, c’est le Medef qui ordonnera à Macron de remballer sa réforme sans délai.

Si le mouvement prenait cette orientation et cette ampleur, on verrait les confédérations syndicales, et pas seulement celles dites réformistes comme la CFDT, mettre tout leur poids pour l’arrêter et le canaliser vers des voies de garage, comme elles l’ont fait moult fois dans le passé. C’est pourquoi la tâche actuelle des militants révolutionnaires est de politiser le maximum de travailleurs, d’élever leur niveau de conscience, en profitant du climat engendré par la mobilisation contre les retraites, pour préparer l’avenir. Il faut multiplier les discussions, sous toutes les formes, sur tous les sujets qui concernent le sort et l’avenir de notre classe.

Cela commence par comprendre que Macron n’est qu’un serviteur politique de la bourgeoisie, un exécutant remplaçable de ses intérêts généraux immédiats ou plus lointains. Dans cette période de crise économique générale, où la rivalité entre les grands groupes internationaux pour se partager la plus-value, accéder aux marchés, à l’énergie, aux matières premières, fait rage, la feuille de route de tous les gouvernements bourgeois, dans tous les pays, est simple : réduire au maximum la part de richesses qui revient aux classes populaires, sous toutes les formes, pour augmenter la part versée directement aux capitalistes. Le grand patronat se moque de savoir comment les politiciens s’y prennent pour exécuter ce programme, s’ils choisissent de tailler davantage dans les retraites que dans le budget des écoles ou des hôpitaux. Mais ils veulent que la saignée se fasse sans crise sociale. Si un mouvement de grève contagieuse éclate, le patronat demandera à son fondé de pouvoir à l’Élysée de remballer sa loi. Mais ce sera pour repartir à l’attaque, plus tard, dès qu’ils le pourra. Pour en finir aussi bien avec la pauvreté, le chômage, les bas salaires qu’avec les menaces guerrières et les guerres réelles, il faudra tôt ou tard engager le combat à un niveau supérieur, pour contester la direction de la société à la classe capitaliste, et il faut s’y préparer dès maintenant.

Ce n’est évidemment pas la perspective proposée par les partis représentés au Parlement. Ces partis aspirent à remplacer au pouvoir Macron et sa bande et présentent la réforme des retraites comme un simple choix idéologique de Macron. Le spectacle puéril donné pendant quinze jours par les députés lors de l’examen du projet de loi a été une leçon de choses sur l’impuissance et la fatuité des parlementaires et, pour reprendre l’expression de Marx et de Lénine, leur crétinisme. Du côté des partisans de la réforme, ceux de LR ont marchandé ligne par ligne leur soutien aux macronistes qui, pour leur part, n’ont cessé de mentir et d’afficher leur mépris social. Du côté des opposants déclarés, ceux du RN, qui se prétendent opposés à la réforme, se sont contentés de déposer une motion de censure symbolique, tout en se démarquant des manifestations et plus encore des grèves. Ils font le grand écart entre la fraction ouvrière de leur électorat, hostile à cette réforme, et leurs électeurs proches des milieux patronaux, qui haïssent la grève. Ceux de la Nupes, et particulièrement de LFI, ont déposé près de 20 000 amendements, pour organiser un jeu d’obstruction dans lequel chaque député a tenté de capter la lumière. Ils ont affiché leur rivalité avec les confédérations syndicales pour prendre la direction de la contestation, déclenchant tour à tour l’agacement de Berger (« spectacle honteux et désolant à l’Assemblée ») puis de Martinez (« LFI veut s’approprier le mouvement social et faire passer les syndicats au second plan »).

Les chefs syndicaux et les députés de gauche jouent chacun sa partition mais ils sont tous, chacun dans son registre, des défenseurs de l’ordre social. Les travailleurs doivent se méfier des uns et des autres. Si un mouvement de grève sérieux démarre après le 7 mars, il faudra que les grévistes contrôlent collectivement le mouvement, par l’intermédiaire des assemblées générales de grévistes et par des comités de grève élus démocratiquement. C’est aux travailleurs mobilisés et à eux seuls de décider comment la lutte peut aller jusqu’au bout de ses possibilités. Et si le mouvement de grève, celui-là ou un prochain, se transformait en une contestation politique plus profonde, comme en 1936, il faudrait que les comités de grève se transforment en conseils ouvriers, organes du pouvoir des travailleurs. Si une telle perspective n’est pas aujourd’hui à l’ordre du jour, préparer l’avenir, c’est en discuter le plus largement possible avec le maximum de travailleurs. Cela peut contribuer à approfondir la conscience de classe d’un nombre plus grand de travailleurs, afin que le réveil de la combativité s’accompagne d’une prise de conscience politique et renforce le courant révolutionnaire au sein de la classe ouvrière.

20 février 2023