Cambodge - Le pouvoir contesté par la classe ouvrière

Εκτύπωση
avril 2014

Pendant une grande partie de l'année 2013, le pouvoir cambodgien a dû faire face à une contestation à la fois politique et sociale. Après les élections législatives du 28 juillet 2013, pendant plusieurs mois, l'opposition a appelé à des manifestations pour dénoncer des fraudes qui l'auraient empêchée de remporter ce scrutin.

Et en effet, derrière le décorum démocratique, le pouvoir cambodgien est une dictature dont l'armée constitue le principal pilier. À la tête de l'État depuis 28 ans, le Premier ministre cambodgien, Hun Sen, exerce le pouvoir d'une main de fer et ne recule pas devant l'usage de la violence, de l'intimidation, et de tous les moyens pour réduire et museler l'opposition.

Mais cette opposition ne constitue pas elle-même une alternative pour la grande masse de la population. Son principal dirigeant, Sam Rainsy, n'est pas un nouveau venu sur la scène politique. Fils d'un ancien ministre du Cambodge dans les années 1950, lui-même ancien ministre dans les années 1990, il est un de ceux qui, au sein de la classe dominante, se disputent le pouvoir. Quelle que soit l'issue de ce combat, cela n'entraînerait aucun changement dans la situation de la classe ouvrière.

Or, ce qui a marqué la contestation de ces derniers mois, c'est la participation des travailleurs du textile. La jeune classe ouvrière cambodgienne, qui fait preuve de combativité depuis plusieurs années, a montré qu'elle était aussi une force avec laquelle le pouvoir politique devait compter.

Une industrie textile en plein développement

La classe ouvrière cambodgienne est jeune, dans tous les sens du terme. Dans un pays dont la population reste à 80 % rurale, le textile représente aujourd'hui la principale industrie du pays. Mais ce développement est relativement récent : en 1995, il n'existait que trois entreprises fournissant l'armée.

En 1996, les États-Unis ont accordé au Cambodge la clause de la nation la plus favorisée, ouvrant ainsi aux produits cambodgiens les portes du marché américain. Le Cambodge a aussi bénéficié de quotas d'importation en direction de l'Europe réservés au groupe des Pays les moins avancés (PMA) et d'une exonération totale de droits de douane dans le cadre d'un programme au nom qui lui donne une apparence humanitaire, « Tout sauf les armes », mais qui permet à la grande distribution de faire des profits plantureux !

Cela a attiré des patrons de toute l'Asie qui ont commencé à délocaliser une partie de leurs entreprises textiles au Cambodge où, à partir de 1997, une usine textile s'est ouverte en moyenne tous les dix jours ! Ces dernières années, la grande majorité des capitaux investis sont d'origine chinoise.

Confrontés à des grèves, les patrons chinois se plaignent d'avoir dû augmenter les salaires de leurs travailleurs. D'après l'Organisation internationale du travail (OIT), les salaires auraient plus que triplé durant les dix dernières années en Chine. Du coup, les industriels et leurs donneurs d'ordres, les grandes marques occidentales, toujours à la recherche de main-d'œuvre moins chère, se délocalisent vers les pays d'Asie du Sud-Est, notamment le Vietnam, le Cambodge ainsi que le Bangladesh.

En Chine, le coût de la main-d'œuvre reste très différent entre Shanghai (180 euros par mois), Pékin (152 euros) et les provinces (entre 110 à 140 euros). Pour donner une échelle de comparaison, avant la mobilisation ouvrière de ces derniers mois, le salaire minimum dans le secteur du textile au Cambodge était de 80 dollars par mois (59 euros).

On comprend pourquoi les grandes enseignes occidentales de prêt-à-porter et de distribution, comme Gap, Puma, Inditex (Zara), H&M, Levi's, Nike ou C&A et Wal-Mart se sont tournées vers le Cambodge. Plus de 80 % de la production textile cambodgienne sont exportés vers les États-Unis, l'Europe absorbant les 20 % restants.

Les bas salaires et les mauvaises conditions de travail ont permis au Cambodge de continuer à connaître une croissance de ses exportations de textile malgré la libéralisation des échanges à partir du 1er janvier 2005 et la fin du système de quotas qui réglementait le commerce de l'habillement, et qui réservait donc au Cambodge des parts de marchés aux États-Unis et en Europe.

Une classe ouvrière jeune et exploitée

En 2013, le secteur du prêt-à-porter et de la chaussure au Cambodge comptait plus de 400 entreprises employant plus de 600 000 travailleurs. La majorité d'entre elles comptent entre 200 et 500 employés. Seule une minorité, toutes étrangères, emploie plus de 1 500 travailleurs, mais les quinze plus grandes entreprises du pays produisent à elles seules 50 % de la totalité des exportations.

D'après l'OIT, 91 % de l'effectif du secteur sont constitués de jeunes femmes, âgées de 18 à 25 ans, issues des campagnes, dans un pays lui-même très jeune où la moitié de la population a moins de 24 ans. Elles se sont résolues à venir chercher un emploi à Phnom Penh, où sont concentrées la plupart des entreprises, pour trouver le moyen d'aider financièrement leur famille. Une étude estime à un quart du revenu des populations rurales la part provenant de ces travailleuses des villes.

Une enquête sur les salaires des ouvrières du secteur menée par la C.CAWDU (Fédération syndicale du textile au Cambodge), une des principales organisations syndicales cambodgiennes, décomposait ainsi le« budget type » d'une ouvrière gagnant un salaire mensuel de 66 dollars (52,50 euros) pour 10 heures de travail par jour (avec donc deux heures supplémentaires quotidiennes souvent obligatoires), six jours sur sept : un loyer de 8 dollars par mois (pour un logement qu'elle partage en général à deux ou trois) ; des dépenses diverses d'environ 10 dollars (habillement, santé, transport...) ; 17 dollars envoyés à sa famille (mais cette somme est bien souvent supérieure, pouvant représenter jusqu'à la moitié du revenu...) ; il lui reste 31 dollars à consacrer à la nourriture, soit un dollar par jour...

Cela explique que les ouvrières, sous-alimentées, soient nombreuses à s'évanouir dans des ateliers où la température est élevée, l'atmosphère humide et où elles sont contraintes à respirer des produits toxiques. Ces cas d'évanouissements, plus de 2 400 en 2012, ont été dénoncés par de nombreuses ONG qui dénoncent les conditions de travail dans les entreprises de textiles sous-traitantes des grandes marques occidentales.

Une classe ouvrière combative

Mais cette classe ouvrière a très vite su montrer qu'elle n'était pas prête à accepter les conditions de vie que voulaient leur imposer ces esclavagistes des temps modernes. Elle a fait preuve de combativité et d'une capacité à s'organiser syndicalement face au patronat et au gouvernement.

Dans une certaine mesure, c'est le patronat lui-même qui a bien malgré lui « encouragé » les travailleurs à créer des syndicats. Pour obtenir un accès préférentiel au marché américain, le pays a en effet dû accepter de signer tout ce que l'OIT compte comme conventions sociales : droit d'association, droit de grève, droit à la concertation sociale... En bref, sur le papier, un paradis de la « production éthique » en Asie. En 2001, un programme censé promouvoir le respect de conditions de travail décentes, « Better factories Cambodia » (« Des usines meilleures au Cambodge »), a été lancé par l'OIT. Régulièrement, des inspecteurs de l'OIT peuvent visiter les entreprises et établir un bilan social. En juillet 2013, dans son dernier rapport, l'OIT a d'ailleurs pu constater le recul des conditions de travail et dresser une liste des nombreux abus des employeurs. Sans que cela change grand-chose...

Pour se conformer à ces « normes sociales », les patrons ont suscité la naissance de syndicats jaunes, à leur convenance. C'est ainsi que l'industrie textile compte à elle seule plus de 900 syndicats et 18 fédérations syndicales. Mais ce qui ne devait être pour les patrons qu'un simulacre de syndicalisme a été pris au sérieux par des travailleurs qui voulaient véritablement défendre leurs droits. Le fait que des militants de partis de l'opposition au régime se soient investis dans l'organisation syndicale afin de mettre le pouvoir en difficulté a certainement contribué à la naissance de syndicats combatifs[[Chea Vichea, dirigeant d'une des principales fédérations syndicales, la Free Trade Union of Workers of the Kingdom of Cambodia (FTUWKC), avait été membre du parti de Sam Rainsy. Son assassinat en 2004 par des sbires du régime a mis en lumière la façon dont les libertés syndicales étaient respectées par l'État cambodgien qui a par ailleurs ratifié toutes les conventions de l'OIT...]].

Dans de nombreuses entreprises, des travailleurs ont engagé des luttes pour se faire payer les heures supplémentaires, pour obtenir des contrats moins précaires, pour faire respecter le droit à des congés en cas de maladie et bien sûr pour obtenir de meilleurs salaires. Ils doivent souvent se battre pour faire réintégrer des travailleurs licenciés pour fait de grève.

Ainsi, dans l'entreprise SL Garment Processing, fournissant Gap et H&M, une partie des 6 000 ouvriers se sont mis en grève en août 2013 pour protester, après la visite, destinée à intimider le personnel, d'un inspecteur flanqué de policiers armés. Suite à cette mobilisation, la direction licencia 720 travailleurs. Après que 4 000 ouvriers du textile avaient défilé en septembre dans les rues de Phnom Penh, la direction revint sur sa décision.

Il fallut encore plusieurs mois de grèves, de manifestations et d'affrontements avec la police, qui ouvrit le feu en novembre 2013 contre les travailleurs en lutte, pour que la direction se voie contrainte, en décembre, de réintégrer 19 syndicalistes licenciés en août.

Mais cette lutte qui a marqué l'actualité du dernier trimestre 2013 était loin d'être la seule et est représentative de la combativité de la classe ouvrière cambodgienne durant cette période. C'est la mobilisation pour l'augmentation du salaire minimum qui fut l'expression la plus visible et la plus spectaculaire de cette combativité.

La mobilisation pour l'augmentation du salaire minimum

L'augmentation du salaire minimum avait déjà donné lieu dans les années précédentes à d'importantes mobilisations. En septembre 2010, une grève générale, appelée par plusieurs organisations syndicales, avait été massivement suivie par plus de 200 000 travailleurs.

Le 26 décembre 2013, un mouvement de grève de grande ampleur a démarré pour réclamer un salaire de 160 dollars par mois, au lieu des 80 dollars mensuels que les travailleurs touchaient jusqu'alors.

Même satisfaite, cette revendication aurait laissé le salaire des travailleurs loin du niveau nécessaire pour vivre puisque une étude du Bureau international du travail estimait ce niveau à 177 dollars par mois tandis que, selon Asia Floor Wage, une association de syndicats et de défenseurs du droit du travail, le salaire décent pour les travailleurs cambodgiens se situerait à 283 dollars par mois.

Le 29 décembre, une manifestation, appelée par le parti de l'opposant Sam Rainsy et à laquelle se rallièrent les syndicats, rassembla plusieurs dizaines de milliers de personnes. Pour tenter de faire retomber la mobilisation ouvrière, le gouvernement promit de porter le salaire minimum à 100 dollars en février 2014. Refusant de s'en satisfaire, les syndicats maintinrent leur appel à manifester.

Le 3 janvier 2014, des militaires ouvrirent le feu sur un rassemblement qui se tenait devant une usine, provoquant la mort de 5 ouvriers et en blessant une quarantaine d'autres. Dans les jours qui suivirent, le gouvernement interdit toutes les manifestations, dispersant violemment toute tentative de rassemblement. Des arrestations eurent lieu. 21 syndicalistes sont toujours détenus dans une prison de haute sécurité. Le gouvernement semble être parvenu à mettre fin, pour le moment, à la mobilisation. D'autant que le dirigeant de l'opposition, qui a été, lui, laissé en liberté, semble engagé dans des tractations avec le pouvoir.

Mais au vu de l'histoire récente du Cambodge, il ne faudra certainement pas longtemps pour voir les travailleurs cambodgiens reprendre le chemin des luttes. Mais pour que celles-ci puissent déboucher sur un véritable changement de leurs conditions de vie, il leur faudra être capables de donner naissance à des organisations indépendantes, à la fois du patronat, du pouvoir et aussi de l'opposition. Celle-ci recherche le soutien des travailleurs sans avoir rien à leur proposer, et surtout pas la fin de l'exploitation par une minorité de patrons rapaces.

La classe ouvrière représente une force capable d'ébranler le pouvoir, et demain de le renverser. Mais, pour ne pas servir de force d'appoint à des politiciens de la classe dominante, elle devra être capable de se doter de son propre parti pour mener son propre combat et défendre ses intérêts de classe exploitée, y compris sur le plan politique.

30 mars 2014