France - Un bilan du mouvement du 7 septembre

Εκτύπωση
novembre 2010

Qui pouvait prévoir, à la veille de la journée de manifestations du 7 septembre, qu'elle serait le début d'une période de mobilisation qui allait durer quelque deux mois et marquer l'actualité sociale comme politique de cette rentrée 2010 ?

Pas le gouvernement, en tout cas. Les initiateurs de la prétendue réforme des retraites étaient plus préoccupés à ce moment-là par les ennuis de Woerth, ministre du Travail, qui devait piloter la réforme et qui, de révélations en révélations dans l'affaire Bettencourt, apparaissait de plus en plus fragilisé.

Dans la vie sociale et politique, la prise de conscience emprunte parfois des détours à peine perceptibles sur-le-champ. Les révélations successives de l'affaire Bettencourt, la richesse même de cette milliardaire, sa façon de vivre, les faveurs dont elle bénéficie de la part du pouvoir, les petits cadeaux qu'elle distribuait à des députés ou des ministres, les multiples liens entre les hommes politiques et la grande bourgeoisie ont sans doute joué leur rôle dans les motivations de ceux qui allaient participer à la mobilisation.

Ce qu'a révélé cette petite fenêtre entrouverte sur le monde des riches, sur leurs pratiques et sur leurs mœurs, dans une période où la vie des classes populaires devient de plus en plus difficile, est entré dans la conscience collective des classes populaires. Comme y était entré à peine deux ans auparavant le fait que des dizaines de milliards avaient été distribués aux banquiers alors qu'une fraction croissante de la classe ouvrière s'enfonçait dans le chômage. Les inégalités et les injustices sont permanentes dans la société capitaliste. Mais il est des moments où elles ont la clarté de l'évidence.

Le gouvernement était donc plus préoccupé, en ce début du mois de septembre, de se dépêtrer de l'affaire Woerth-Bettencourt que de la mobilisation ouvrière.

La politique des confédérations syndicales

La première journée de manifestations, le 7 septembre, constituait une nouveauté par rapport à l'année précédente. D'abord par le simple fait qu'il y avait un appel à manifester, alors que la rentrée sociale de 2009 avait été inexistante. Puis la date même était une nouveauté, si tôt après la rentrée. Enfin, pour la première fois, les centrales syndicales, unies, en même temps qu'elles appelaient à la journée de manifestations du 7 septembre, annonçaient par avance qu'il y en aurait une autre.

Pourquoi cette attitude des centrales syndicales et pourquoi, surtout, ce changement par rapport aux années précédentes ?

Depuis des années en effet, les centrales syndicales ont fait profil bas aussi bien par rapport au gouvernement que par rapport au patronat. La CFDT avait signé, en mai 2003, en compagnie de la CGC, un accord honteux sur les retraites - déjà ! - interprété, à juste raison, par nombre de ses propres militants comme une abdication devant Fillon, alors ministre du Travail.

Quant à la CGT, sa direction affichait de plus en plus sa volonté de concurrencer la CFDT sur son terrain, au nom d'un "syndicalisme de proposition", pour finir par participer en janvier aux "états généraux de l'industrie", organisés par Sarkozy.

La CFDT avait chèrement payé la signature de l'accord avec Fillon en perdant près de trente mille de ses militants.

La CGT n'avait pas connu une saignée aussi brutale, mais le mécontentement de ses militants était perceptible. Il se manifestait par la démoralisation d'un certain nombre d'entre eux, par l'abandon de l'activité par d'autres et par des critiques de la direction qui se faisaient entendre jusques y compris du côté des responsables à différents niveaux.

Les deux principales confédérations, celles dont les choix allaient être décisifs pour ces mois de septembre et octobre 2010, étaient en train de perdre du crédit non seulement parmi les travailleurs, mais aussi et sans doute surtout parmi les militants, voire parmi les cadres petits et moyens qui font vivre et fonctionner les syndicats dans les entreprises, les unions locales, les unions départementales et les fédérations professionnelles. Et le pire peut-être pour les dirigeants confédéraux, c'est que cette perte d'audience du côté de leur base n'était pas payée de retour par le pouvoir.

Le malaise devint visible sur la question des retraites.

Sarkozy a voulu faire de la "réforme des retraites" la réforme phare de son quinquennat. Les dirigeants syndicaux étaient en droit d'espérer que, sur une réforme concernant un problème social, ils seraient associés aux négociations et qu'ils pourraient justifier leur rôle et leur préférence pour les négociations par quelques succès susceptibles d'être brandis face au mécontentement de la base.

Eh bien, associés aux négociations, ils ne l'ont pas été ! Le gouvernement s'est même payé le luxe de traiter les directions syndicales comme quantités négligeables. De quoi faire enrager même un Chérèque !

Contrairement aux subtiles distinctions de la presse entre les syndicats réformistes et d'autres - la CGT en tête - qui ne le seraient pas, cela fait très longtemps que les confédérations syndicales sont réformistes, et pour la plupart d'entre elles, depuis toujours. Cela fait bien longtemps aussi qu'elles n'ont nullement pour ambition de proposer aux travailleurs des objectifs, un plan de lutte, face au grand patronat, particulièrement acharné contre les travailleurs en cette période de crise. Leur attitude face à l'offensive de la bourgeoisie depuis le début de la crise en est la preuve.

Mais les directions syndicales n'avaient pas envie de perdre leur crédit auprès des travailleurs pour rien. Ce crédit, c'est précisément ce qu'elles peuvent monnayer auprès de la bourgeoisie. Toutes les confédérations syndicales avaient besoin de se refaire une santé. Voilà, au départ, la base objective de leur entente et de leur unité.

Confrontées donc à une situation où elles perdaient et du côté des salariés, et du côté du gouvernement, les centrales syndicales ont choisi de réagir. L'originalité de la situation de septembre-octobre, c'est qu'en réagissant en fonction de leurs intérêts d'appareil, les confédérations syndicales ont ouvert des vannes dont les travailleurs ont profité pour exprimer leur ras-le-bol jusque-là contenu.

Les circonstances, c'est-à-dire la venue devant les deux Chambres de la "réforme des retraites" et la discussion sur l'âge de départ à la retraite, ont donné aux confédérations syndicales l'occasion d'engager un bras de fer avec le gouvernement sur un terrain qui n'était pas fondamentalement dangereux pour la bourgeoisie.

Sarkozy et le gouvernement ont fait du passage de 60 à 62 ans, l'âge où on a le droit de partir à la retraite, le point central de leur réforme. Et c'est sur ce terrain, et uniquement sur ce terrain, que le Parti socialiste s'est opposé à Sarkozy, en laissant dans l'ombre la question de la durée de cotisation. Or, pour le grand patronat, ce n'est pas l'âge de départ à la retraite qui est essentiel. Les patrons des grandes entreprises industrielles sont les premiers à vouloir se débarrasser de leurs travailleurs usés même avant 60 ans. Pour le grand patronat, l'enjeu est ailleurs. Il est dans le nombre d'années de cotisation. Et au-delà, il est dans le fait qu'il veut pouvoir disposer à son gré de la caisse de retraite, comme de toutes les caisses publiques. Non seulement, il ne veut pas payer le déficit réel ou supposé, mais il ne veut pas que l'État le paie. Le patronat a ajusté à son propre usage l'expression de Louis XIV : "L'argent de l'État, c'est moi !" C'est donc aux salariés de payer en cotisant deux années de plus ou en ne touchant qu'une pension de retraite amputée.

Du point de vue du patronat, il n'y a pas une grande différence entre la réforme de Sarkozy et le projet du Parti socialiste.

Finalement, la majorité comme l'opposition, ainsi que l'ensemble des confédérations syndicales, étaient tacitement d'accord pour que les controverses tournent autour de l'âge de départ à la retraite et que le mouvement, lui aussi, se déroule sur ce terrain.

Les salariés s'engouffrent dans la brèche

La politique des centrales syndicales s'explique parfaitement du point de vue de leurs intérêts d'appareil. Mais ce qui aura fait la durée et l'ampleur du mouvement de septembre-octobre, c'est le répondant que les confédérations ont trouvé du côté des travailleurs.

Les premiers à s'engouffrer dans la brèche ouverte par les dirigeants syndicaux ont été les militants syndicaux eux-mêmes. Depuis plusieurs mois, ceux de la CGT surtout rongeaient leur frein. Et là, leurs dirigeants leur donnaient la possibilité et l'occasion d'agir. L'attitude de ces militants a été évidemment différente suivant les secteurs. Même à l'intérieur d'une branche aussi vaste et aussi importante pour le mouvement que la SNCF, les réactions ont été assez différentes d'une région à l'autre, d'une gare à l'autre, entre ceux qui poussaient à la grève, voire au blocage, et ceux qui suivaient le mouvement, sans plus.

Mais un des aspects remarquables de ce mouvement a été qu'il a entraîné les salariés d'un nombre inhabituel de petites entreprises. Et, dans cette participation, le rôle des militants des unions locales a été indéniable.

Mis à part quelques secteurs - la SNCF dans une certaine mesure, plus encore les raffineries de pétrole, les docks de Marseille, le ramassage des ordures dans plusieurs grandes villes - ce ne sont pas les grèves qui ont constitué l'aspect marquant du mouvement, mais les manifestations. Ce sont les manifestations successives qui ont permis le développement du mouvement, c'est autour d'elles qu'il s'est structuré.

Même le panachage de manifestations, entre les jours ouvrés, où la participation exigeait que l'on soit en grève ou à contre-équipe, et les samedis, s'est révélé utile du point de vue du développement du mouvement. Cela a permis la participation y compris de ceux qui n'étaient pas encore prêts à perdre une demi-journée ou une journée de salaire. Comme cela a permis à certains de panacher leur participation en fonction de la perte de salaire qu'ils avaient déjà subie ou qu'ils calculaient avoir à subir.

La succession de manifestations a permis au mouvement d'aller crescendo, avec pour sommets les 12 et 19 octobre. Mais leur rôle prédominant en a également constitué les limites.

À part ceux des raffineries, la majorité des travailleurs des grandes entreprises industrielles n'ont pas été entraînés dans la grève. Les débrayages n'étaient, dans les entreprises privées, qu'un complément en quelque sorte technique, destiné à permettre la participation aux manifestations. Ils n'étaient pas l'amorce d'un mouvement gréviste et, à plus forte raison, de grèves explosives allant vers la grève générale.

Il est puéril d'en accuser l'absence d'appels dans ce sens de la part des confédérations syndicales. Celles-ci, en l'occurrence la CGT et la CFDT - car SUD et, dans un autre genre, FO étaient d'autant plus portées à des phrases radicales qu'elles n'avaient ni la force ni l'autorité nécessaires pour faire ce qu'elles prétendaient utile de faire - n'avaient évidemment nulle envie de mener une politique préparant la grève générale. Mais elles n'ont rien freiné non plus car, en l'occurrence, elles n'avaient rien à freiner.

Mener le bras de fer avec Sarkozy au moyen de manifestations convenait parfaitement aux directions syndicales. Mais cela convenait également aux travailleurs. C'était là, encore une fois, les limites du mouvement.

Le patronat n'était donc pas directement menacé car ses intérêts, ses profits, ne l'étaient pas (sauf sur les marges, dans certains secteurs bien définis, comme en ont témoigné les trépignements rageurs des patrons petits et moyens de Marseille se plaignant du blocage du port).

Malgré ses limites, le mouvement a cependant entraîné au bas mot trois millions de travailleurs, en activité, au chômage ou à la retraite, dans une action collective à l'échelle nationale.

Un des aspects les plus importants du mouvement a été précisément cela : ce n'était pas un mouvement catégoriel, c'était un mouvement de travailleurs, toutes catégories confondues, contre le gouvernement et sa politique. Par là même, c'était un mouvement politique dressant le monde du travail non seulement contre tel ou tel patron, mais aussi contre le patronat en général et contre le gouvernement.

Ce caractère a contribué à la popularité du mouvement bien au-delà des rangs de ceux qui y ont participé. En témoignent, bien sûr, les sondages d'opinion, avec les limites de ce genre d'exercice, mais qui indiquaient tout de même que le mouvement bénéficiait de la sympathie des deux tiers, voire plus, de l'opinion publique (ce qui signifie l'écrasante majorité des salariés). Mais en témoignent plus encore les signes de sympathie à l'égard des travailleurs des entreprises ou des secteurs en pointe, manifestés par les salariés des autres secteurs. C'est ainsi qu'il n'y a pas eu, ou peu, de récriminations à l'égard des cheminots en grève de la part de salariés empêchés d'aller au travail. C'est ainsi encore que les travailleurs des raffineries, dont la grève menaçait de bloquer la vie économique, ont été encouragés par une multitude de gestes de soutien et de témoignages de solidarité venant d'autres salariés.

C'est ce caractère non catégoriel et à l'échelle nationale qui a fait que le mouvement a été unique malgré la diversité des formes d'action. Aux manifestations, aux débrayages ou aux grèves, se sont ajoutées d'autres formes d'action comme les blocages, si souvent utilisés par les appareils au nom de leur prétendue efficacité pour suppléer l'absence d'actions collectives, voire pour les empêcher, mais qui ont trouvé un sens dans le cadre de ce mouvement d'ensemble.

Contrairement aux rêveries ou aux divagations de certains gauchistes, les confédérations syndicales ont entièrement gardé le contrôle du mouvement. Si les différentes confédérations ont cherché à se distinguer en paroles les unes des autres, dans l'ensemble elles sont restées unies dans l'intersyndicale.

Avec le reflux du mouvement, lorsque FO s'est démarquée et que les différents syndicats ont commencé à afficher leurs divergences, les commentateurs ont beaucoup glosé sur la question du pourquoi. Comme si c'était quelque chose d'inhabituel, alors qu'avec le reflux du mouvement le naturel reprenait ses droits... tout simplement.

En fait, ce qui a cimenté l'unité des confédérations syndicales pendant les deux mois du mouvement, c'est qu'aucune d'elles n'a voulu s'en détacher sous peine de se déconsidérer. Grâce au mouvement, elles se sont toutes refait une santé et aucune n'aurait voulu en perdre le bénéfice.

Les gagnants du mouvement

Le surlendemain des manifestations du samedi 6 novembre, Le Figaro titrait en une : "Les syndicats affaiblis et divisés". Divisés ? Quelle perspicacité ! Comme s'ils ne l'étaient pas avant le mouvement ! Comme s'ils ne l'étaient pas tout le temps !

Affaiblis ? Le rédacteur du journal de droite prend ses désirs pour la réalité. Les directions syndicales sortent gagnantes du bras de fer avec Sarkozy, même si le mouvement n'a pas réussi à faire reculer ce dernier sur la "réforme des retraites". Les directions syndicales ont fait la démonstration aux yeux du gouvernement, comme plus généralement aux yeux de la bourgeoisie, qu'il faut compter avec elles. Leur capacité à faire sortir les salariés dans la rue sera comprise, dans le langage des fleurs entre "partenaires sociaux", comme la démonstration, aussi, de leur capacité à faire retourner les travailleurs à l'usine, voire à les empêcher d'en sortir.

Ce qu'elles feront de ce regain de crédit, c'est encore autre chose. Chérèque en a donné une petite idée dans un débat à la télévision, réunissant, entre autres, Bernard Thibault et Laurence Parisot, la patronne du Medef, lorsqu'il s'est jeté sur une vague proposition de Laurence Parisot d'engager des négociations, comme le chien se jette sur l'os dont il a été privé.

L'offre de service des dirigeants syndicaux s'adresse tout à la fois au patronat et aux gouvernements. Le pluriel est de mise car il ne s'agit pas seulement du gouvernement Fillon, ni de l'éventuel gouvernement Fillon-bis ou d'une autre variante gouvernementale sortie du remaniement en cours. La proximité des élections de 2012 ouvre d'autres perspectives devant les directions syndicales. Dans un contexte politique marqué par la déconsidération du gouvernement de droite, y compris dans son propre camp, et par l'éventualité, que l'on ne peut pas exclure aujourd'hui, que la gauche revienne au pouvoir, les appareils syndicaux ont de bonnes raisons d'estimer qu'un gouvernement de gauche leur assurera de meilleures positions et un rôle accru car il aura besoin d'eux.

Le Parti socialiste, de son côté, peut considérer qu'il a gagné quelque chose dans ce mouvement, ne serait-ce que, comme l'ont remarqué avec soulagement Moscovici ou Hamon, parce que ses dirigeants ont pu participer aux manifestations sans se faire huer. Tous les espoirs sont permis, pensent-ils, de pouvoir récupérer le mouvement pour le réduire au rôle d'une sorte de prélude aux élections de 2012.

Ce que les travailleurs ont gagné grâce à leur mouvement

Si les postulants ne manquent pas pour récupérer le bénéfice du mouvement de septembre-octobre, y compris pour s'en servir ultérieurement contre les travailleurs, il n'en reste pas moins que ce mouvement a été, avec ses limites, un succès pour les travailleurs eux-mêmes de par le simple fait qu'ils ont relevé la tête et ont montré qu'il va falloir compter avec eux.

Depuis des années que dure l'offensive de la bourgeoisie, la classe ouvrière a énormément cédé du terrain. La responsabilité en incombe aux grands partis réformistes dont le passage au gouvernement, la dernière fois sous l'égide de la Gauche plurielle de Jospin, a désarmé, déçu, démoralisé la classe ouvrière. Aussi grande est la responsabilité des grandes organisations syndicales qui n'ont jamais proposé aux travailleurs une stratégie de lutte pour se défendre et pour contre-attaquer. Mis à part les sursauts de 1995 contre Juppé - mais 1995, c'est loin ! - puis de 2006, sur un terrain plus limité, contre Villepin, les vingt dernières années, pratiquement une génération, ont été des années où les travailleurs ont subi une détérioration quasi continue de leur sort.

Le simple fait de ne pas avoir accepté le dernier en date des coups contre les travailleurs, d'avoir réagi collectivement, a en lui-même une grande portée dans la conscience collective de la classe ouvrière. Cette réaction n'a pas bouleversé le rapport de forces entre le patronat et la classe ouvrière, ni même entre le gouvernement et la classe ouvrière. Mais le simple fait de refuser les mesures gouvernementales et de montrer deux mois durant que le refus ne venait pas d'une minorité, que c'était le refus de l'ensemble des travailleurs, est une condition nécessaire pour que le rapport de forces change. C'est un commencement ou, en tout cas, cela peut se révéler rapidement en être un. Et le paysage social et politique n'est déjà plus le même que l'an dernier à la même époque, ni même qu'avant les congés d'été.

Et le mouvement a permis de faire bien d'autres constats, enregistrés clairement ou confusément dans la conscience collective de l'ensemble des travailleurs. Le constat que le gouvernement est un gouvernement de riches et qu'il se moque des problèmes, des aspirations, des souffrances des classes laborieuses. Le constat que les travailleurs sont tous dans le même bateau et que les revendications catégorielles, c'est-à-dire toutes celles inspirées par l'espoir fallacieux de sauvegarder une catégorie en l'isolant et en l'opposant aux autres, ne sont pas de mise.

Bien que le mouvement ait été loin d'entraîner le gros de la classe ouvrière, il a entraîné aussi bien des travailleurs du public que des travailleurs du privé, de grosses comme de petites entreprises, des chômeurs et des retraités, sans parler des jeunes scolarisés. C'est bien la classe exploitée qui était opposée au gouvernement de ses exploiteurs.

Que restera-t-il de ces acquis du mouvement ? Personne ne peut le dire. Il s'est trouvé, parmi ceux qui étaient en mouvement, des travailleurs qui considéraient que les manifestations de septembre-octobre constituaient une sorte de galop d'essai, un entraînement, une préparation pour l'avenir. Cela ne pourrait être le cas que si la période proche suscite d'autres luttes contre le gouvernement et/ou le patronat, portant la lutte à un niveau supérieur.

La classe capitaliste et son gouvernement sont déjà en guerre contre les exploités

Il y a au moins une certitude : c'est que l'offensive contre la classe ouvrière ne s'arrêtera pas et ne pourra que s'accentuer. La crise est loin d'être terminée. Personne ne peut même affirmer que sa phase la plus dure est derrière nous. Le patronat continuera à profiter du chômage pour aggraver les conditions de travail, pour bloquer, voire réduire les salaires et, de façon générale, pour aggraver l'exploitation.

Quelle que soit la répartition de la plus-value extraite de la classe ouvrière, entre les activités productives et les activités financières, la plus-value partagée vient de toute façon de l'exploitation elle-même. Pour maintenir et à plus forte raison pour augmenter la plus-value globale, le capitalisme n'a rien inventé d'autre depuis ses origines que l'accroissement de l'exploitation. À cela s'ajoutera inévitablement dans la période à venir la pression croissante des gouvernements, c'est-à-dire des États eux-mêmes, quelle que soit l'étiquette de ceux qui gouvernent, pour rembourser au système financier les sommes faramineuses qu'ils ont empruntées pour le sauver.

"Il faut résorber la dette publique" est déjà et sera de plus en plus le cri de guerre des gouvernements pour justifier toutes les politiques d'austérité. Et, dans tous les pays, la dette publique est d'un montant tel que, même en cas d'amélioration de la situation économique, elle n'est pas près d'être résorbée.

Il est évident que le changement éventuel de président de la République ou de majorité gouvernementale ne changerait rien au problème. Les gouvernements socialistes des autres pays d'Europe ne se comportent pas différemment des autres. La raison en est simple. La crise exacerbe la violence de la bourgeoisie contre la classe ouvrière. Pour protéger un tant soit peu les travailleurs contre cette offensive, il faudrait prendre des mesures radicales contre le grand patronat, ce que les gouvernements socialistes ne feront pas.

La simple possibilité d'un retour au pouvoir rend le Parti socialiste extrêmement prudent. Il prend soin de ne pas faire de promesses qui, si elles étaient prises au mot par les travailleurs, pourraient gêner le patronat. Sur la question des retraites, il est significatif que le Parti socialiste n'en fait qu'une : celle de ramener à 60 ans l'âge légal pour pouvoir partir en retraite. Même cette promesse, l'avenir nous dira s'il la tiendra ou pas. Mais il se garde bien de promettre le droit de partir à la retraite à 60 ans avec une pension complète.

Significatif est également le débat qui se déroule en ce moment dans le Parti socialiste. Les propositions de Benoît Hamon, porte-parole de ce parti et chef de file de son aile gauche, ont déclenché, paraît-il, des tirs de barrage de la part de Hollande, Sapin et quelques autres sur le "coût des mesures proposées". Pourtant ce que le rapport de Hamon a de plus radical se limite à son intitulé : "Sur l'égalité réelle des chances" ! Et Hollande d'insister : "Avant d'établir ce rapport, il aurait fallu évaluer les marges de manœuvre dont on peut disposer." Il n'est pas difficile de deviner que lesdites marges de manœuvre, en particulier dans le domaine social, c'est le grand patronat qui les définit.

Le souvenir que le gouvernement Jospin a laissé est encore assez présent dans une partie importante de la classe ouvrière pour que les travailleurs ne s'attendent pas à être protégés par un gouvernement socialiste. Les votes en faveur du Parti socialiste seront surtout des votes contre Sarkozy. Cela fait longtemps d'ailleurs que toute la stratégie électorale du Parti socialiste se limite à l'argument, formulé ou subliminal, que "notre candidat quel qu'il soit est le seul à être en situation de battre Sarkozy". Avec, on le voit dans les sondages, une prime sur ce terrain à Strauss-Kahn qui a le plus de chances de l'emporter mais dont bien malin est celui qui pourrait dire en quoi consiste son côté "homme de gauche".

Mais non seulement le Parti socialiste au gouvernement ne sera pas meilleur que la droite, mais il ne se gênera pas pour utiliser, en plus du crédit dont il peut disposer en propre auprès des travailleurs, le crédit des directions syndicales pour faire accepter aux travailleurs des mesures d'austérité supplémentaires. Aussi, si les directions syndicales ont quelques raisons d'espérer trouver, avec un gouvernement de gauche, une meilleure place pour elles-mêmes, l'entente entre elles et le gouvernement de gauche ne se fera pas à l'avantage de la classe ouvrière, mais à son détriment.

La tâche des révolutionnaires

Pour ce qui est du bilan du mouvement de septembre-octobre, les révolutionnaires n'ont pas à l'embellir, pas plus qu'à l'inverse ils n'ont à imiter certains militants démoralisés qui parlent d'échec parce que Sarkozy n'a pas reculé, ni à imiter nombre de gauchistes qui mesurent la réalité à l'aune de leurs désirs. Leur rôle est, tout en constatant les limites du mouvement, de mettre en évidence toutes les leçons qu'il a esquissées, ne serait-ce que sous forme embryonnaire, et d'en tirer les conséquences jusqu'au bout. À commencer par le caractère non corporatiste du mouvement. À continuer par son caractère politique.

Mais le travail des révolutionnaires, c'est aussi de dévoiler les manœuvres des partis réformistes, à commencer par le Parti socialiste, qui s'efforceront de tirer du caractère politique du mouvement la conclusion qu'il faut bien voter aux élections de 2012 pour qu'un président de la République socialiste succède à Sarkozy.

S'opposer à cette manœuvre, c'est expliquer que le mouvement n'avait pas besoin de l'agitation des députés socialistes à l'Assemblée pour poser un problème politique à Sarkozy. Ce qui a gêné Sarkozy, c'est la présence de millions de travailleurs dans la rue et le risque que, du mouvement, sorte une vague gréviste susceptible de menacer le patronat et ses intérêts.

C'est de montrer que la meilleure garantie pour les travailleurs n'est pas de confier leurs intérêts à une majorité parlementaire ou à un président de la République, d'autant moins que ce serait témoigner d'une naïveté sans limite s'agissant du Parti socialiste qu'on a vu à l'œuvre il n'y a pas longtemps. Comme on a vu à l'œuvre ses candidats putatifs, anciens ministres comme Aubry, Royal ou Strauss-Kahn, ce dernier étant d'ailleurs toujours à l'œuvre au FMI.

La classe ouvrière ne peut défendre ses intérêts qu'en intervenant elle-même dans la politique, directement, de tout son poids, dans l'économie, par ses propres armes, par les grèves, par les occupations d'usines, par les manifestations.

La véritable alternative politique à Sarkozy n'est pas l'élection d'un président socialiste. Il mènera sensiblement la même politique que Sarkozy, même si les mots pour la justifier sont différents. La bourgeoisie qui détient tous les leviers de l'économie ne lui laisserait pas d'autre choix dans le cadre du sage jeu des institutions. La véritable alternative, c'est l'intervention collective et par en bas de la classe ouvrière elle-même pour faire retirer toute mesure défavorable à ses intérêts, quelle que soit l'étiquette du gouvernement qui la propose. La composition du gouvernement peut changer, comme peut changer son étiquette politique, sans qu'il cesse d'être "le conseil exécutif de la bourgeoisie".

C'est en apprenant à manier ses armes de classe, en apprenant à s'en servir sur le terrain politique, que la classe ouvrière pourra faire plus que se défendre : imposer une autre politique de classe, la sienne, au lieu des variantes à peine différentes de la politique de la bourgeoisie. Une politique qui, en cessant de respecter la propriété privée des moyens de production, les lois du marché et la dictature du profit individuel, ouvrira une autre perspective devant la société que le marasme dans lequel la maintient la bourgeoisie.

12 novembre 2010