L'isolement de la révolution et la dégénérescence de l'Etat ouvrier

Εκτύπωση
7 novembre 1997

C'est l'isolement de la révolution dans un pays arriéré, qui n'a pas permis, malgré tous les sacrifices et les prouesses techniques, de sortir du sous- développement terreau sur lequel a poussé une couche de privilégiés sécrétant une dictature qui avait le mérite, à leurs yeux, de défendre leurs privilèges contre les masses démunies.

Si Staline, pour reprendre encore une expression de Trotsky, a été un des plus grands criminels de l'histoire, c'est la social-démocratie qui est responsable de la situation qui a produit Staline.

Car, laissée seule après la défaite du prolétariat allemand, la révolution soviétique était condamnée. Ses dirigeants, Lénine et Trotsky, le savaient. Ils savaient que le socialisme ne pouvait être parachevé que sur la base d'un développement considérable des forces productives que seule peut assurer la division internationale du travail.

Leur espoir a été qu'en 1917-1919 le prolétariat n'avait perdu qu'une bataille et que d'autres suivraient ailleurs qu'en Russie, mais cette fois-ci avec des organisations capables de conduire le prolétariat à la victoire. C'est dans le but de créer, d'éduquer, de renforcer ces organisations que la direction du parti bolchévik a créé l'Internationale Communiste, qui se voulait le parti mondial de la révolution.

Mais, après la vague révolutionnaire de 1918- 1919 et les défaites qui l'ont suivie, il n'y a pas eu de nouvelle montée révolutionnaire. Ou, pour être plus exact, lorsque la nouvelle montée survint, au milieu des années trente, en Espagne, en France, la bureaucratie soviétique et les partis communistes qu'elle avait sous sa tutelle sont devenus, à leur tour et aux côtés de la social-démocratie, des alliés de la bourgeoisie et s'opposèrent à l'essor révolutionnaire des masses.

Toujours est-il qu'en 1921, au sortir d'une guerre civile, entrecoupée d'interventions étrangères qui avaient, pour le peuple russe, prolongé la guerre mondiale, la Russie était en ruine comme aucun autre pays au monde ne l'était.

La révolution prolétarienne avait supprimé, dès ses premiers jours, la grande propriété foncière et, par la même occasion, les prélèvements considérables de cette classe parasitaire sur l'économie. Elle avait exproprié la bourgeoisie et pris en main l'organisation de l'économie.

C'était un bouleversement considérable, jamais vu, des rapports sociaux et de l'organisation économique. Pour la première fois dans l'histoire, un Etat s'attelait à la tâche d'organiser la production en appliquant les principes socialistes.

Mais cela a dû être fait dans les conditions les plus difficiles. La Russie soviétique portait le lourd handicap de son arriération économique. Cela ne se manifestait pas seulement en ceci que le niveau de production était extrêmement bas et qu'on ne pouvait donc socialiser que la misère. L'arriération avait laissé à l'écart du développement capitaliste antérieur la majeure partie de l'économie. Même le simple recensement des possibilités productives et des besoins, qui est à la base du socialisme et qui peut être si aisé dans les pays développés avec leur système bancaire partout présent, avec leurs trusts centralisés, à condition que le prolétariat en prenne le contrôle et brise le secret commercial, ce recensement était d'une difficulté extraordinaire dans un pays dominé par la petite production isolée.

Cette petite production dispersée, reflet de l'arriération économique du pays, faisait échapper une partie importante de l'économie et des régions entières à toute possibilité de contrôle et d'organisation. C'est cela qui a obligé le gouvernement soviétique à composer, pour un temps et dans une certaine mesure, avec la production capitaliste et à laisser un certain champ au profit et à l'enrichissement privés.

Pendant plusieurs années, ce fut la compétition entre le secteur de l'économie étatisé par le prolétariat d'un côté et, de l'autre, le secteur privé, foyer de régénération permanente de la bourgeoisie. Ce ne fut pas seulement, cela ne pouvait pas être une paisible compétition entre des formes différentes d'organisation économique. Ce fut une véritable guerre sociale qui prolongeait la révolution de 1917, opposant un prolétariat, plus faible encore en nombre qu'avant la guerre civile et ses destructions, à une bourgeoisie dispersée mais sans cesse renaissante.

L'économie étatisée l'a néanmoins emporté dans cette guerre, mais pas de la meilleure façon : elle l'a fait par les méthodes bureaucratiques et dictatoriales de l'appareil d'Etat stalinien au prix de drames qui auraient pu être évités.

La révolution n'a pas été vaincue de l'extérieur, par le retour de la bourgeoise dans les fourgons d'une armée d'invasion. Elle n'a pas été vaincue non plus par un développement tel du secteur privé qu'il aurait permis à la bourgeoisie de se renforcer au point de reconquérir le pouvoir économique, puis le pouvoir politique.

La révolution a été vaincue d'en-dedans, par une sorte de cancer intérieur, par le développement d'une bureaucratie à partir de l'appareil d'Etat.

Cette nouvelle couche privilégiée - qui a, de fait, plébiscité Staline pour défenseur et chef - était d'une certaine façon, un produit de la révolution prolétarienne. Mais un produit non pas de la révolution victorieuse, non pas de la révolution à l'assaut de l'avenir, mais du recul de la révolution. Un peu comme le bonapartisme du premier Napoléon, avec son empereur et ses princes de pacotille, a été tout à la fois le produit de la révolution, mais aussi l'expression de sa fin.