La société russe et la guerre fratricide de Poutine

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avril 2022

L’invasion de l’Ukraine par l’armée de Poutine, le 24 février, a frappé de stupeur et d’horreur. Combien de Russes, combien d’Ukrainiens auraient imaginé, ne parlons pas des massacres de civils, mais même la possibilité d’une guerre entre eux ? Malgré la frontière qui les sépare depuis trois décennies, ils se considéraient encore récemment pour la plupart comme un même peuple.

Mais leur perception de la chose pourrait changer radicalement et durablement avec la guerre et, surtout, la fureur nationaliste dont chaque camp cherche à enivrer « sa » population.

Tout sauf un éclair dans un ciel serein

Depuis des mois, les dirigeants américains annonçaient une attaque russe comme imminente. Une prévision ? En tout cas, un outil de propagande internationale car, avant de virer à l’affrontement ouvert, le bras-de-fer opposant les deux camps donnait lieu à une succession de grandes manœuvres militaires à la frontière de l’Ukraine pour l’armée russe, en mer Noire et dans les pays Baltes pour les forces de l’OTAN. Le cliquetis des armes appuyait les arguments que diplomates et dirigeants des deux bords échangeaient lors de rencontres répétées ayant pour objet principal l’adhésion éventuelle de l’Ukraine à l’OTAN.

Pour la Russie, il ne pouvait en être question. Cela aurait signifié que serait passé dans le camp d’en face un pays avec lequel elle partage un long passé commun, une même langue et d’innombrables liens familiaux, culturels et autres. Cette adhésion aurait parachevé l’encerclement militaire de la Russie par l’OTAN, ses troupes et ses missiles se trouvant désormais au contact direct des frontières russes. Car l’OTAN, un bloc militaire créé contre l’Union soviétique en 1949 par les États-Unis et leurs alliés, n’a pas disparu avec l’effondrement de l’URSS. Alors que disparut fin 1991 ce qui avait servi de justification à l’OTAN durant la guerre froide, l’existence d’une URSS présentée comme superpuissante et menaçante, cette alliance militaire n’a cessé de s’étendre et de se renforcer depuis trois décennies, et de façon quasi exclusive au détriment de la Russie.

Des mois de discussions internationales sur les visées de l’OTAN en Ukraine n’aboutissant à rien, Poutine décida, le 21 février, de reconnaître l’indépendance des républiques de Lougansk et de Donetsk, des entités sécessionnistes du Donbass ukrainien. Dans la veine nationaliste grand-russe du tsarisme qu’il affectionne, Poutine, refusant toute légitimité à un État ukrainien, présenta « l’Ukraine moderne comme une création de la Russie bolchevique ». Il proposa même de la rebaptiser « Ukraine de Vladimir Lénine » car, lors de la révolution de 1917, c’est Lénine qui avait reconnu à la nation ukrainienne le droit à disposer d’elle-même. Un droit que les bolcheviks, qui savaient pouvoir s’appuyer en cela sur la mobilisation et la conscience de classe des prolétaires et des exploités russes, ukrainiens et autres, reconnurent à toutes les minorités nationales que le tsarisme avait opprimées. Mais un droit, précisa Poutine en s’en félicitant, que Staline avait réduit à néant en tenant l’URSS dans sa poigne de fer. Ennemi déclaré du bolchevisme et du droit des peuples, partisan de l’oppression nationale dans les variantes tsariste et stalinienne : voilà qui caractérise bien le chef d’une bureaucratie russe réactionnaire, chauvine et antiouvrière.

Aux origines récentes du conflit actuel

Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’Ukraine se retrouve au cœur de l’affrontement entre, d’une part, le camp de l’impérialisme, celui des États de la bourgeoisie qui dominent le monde et le livrent à l’exploitation de leurs grands groupes capitalistes, et d’autre part, le camp de la bureaucratie russe. La « révolution orange » de 2004 avait déjà vu des politiciens ukrainiens s’affichant pro-occidentaux se hisser un temps aux commandes. Mais ce sont les « événements du Maïdan », survenus dix ans plus tard au centre de Kiev, qui ont marqué un tournant. À la suite de manifestations que la répression ne parvenait pas à mater, le président Ianoukovitch, haï par la population qui l’associait aux pillards de l’oligarchie et de la bureaucratie, avait dû s’enfuir. Pendant des années il avait louvoyé entre l’Ouest et l’Est. Mais en 2014 Washington, qui voulait l’empêcher de demander à Moscou les moyens de faire face aux pressions des institutions financières occidentales, pilota son renversement par la rue, en fait par l’extrême droite ultra­nationaliste, sur fond de fort mécontentement populaire.

Le Kremlin répliqua à ce coup de force par un autre. Il annexa la Crimée, un territoire de la Russie soviétique que Khrouchtchev avait cédé à l’Ukraine en 1954, et suscita, dans l’est du pays, la sécession du Donbass. N’ayant pas la force de reprendre la Crimée, Kiev lança son armée sur le Donbass, une région minière et industrielle russophone de la plus haute importance pour lui. Pour ce faire, il obtint le soutien plus ou moins discret de l’OTAN, qui lui envoya conseillers militaires et armements modernes, et celui ouvert de groupes paramilitaires d’extrême droite – ceux qui avaient été à la manœuvre en 2014 et qui, aujourd’hui, encadrent la défense territoriale de Zélensky. Et depuis huit ans, le camp impérialiste s’affronte à la Russie dans le Donbass par alliés interposés : les troupes des gouvernements ukrainiens successifs ; les forces pro-russes de Lougansk et de Donestsk. Un conflit que l’on n’ose dire limité tant il a causé de destructions de part et d’autre de la ligne de front et de ravages dans la population : 15 000 morts et deux millions de déplacés.

La guerre à l’échelle de toute l’Ukraine

Depuis un mois qu’elle s’est abattue sur l’Ukraine, l’armée russe a ravagé les grandes villes, fait des milliers de morts parmi leurs habitants et poussé un quart de la population sur les routes de l’exode. Si Poutine fait bombarder les civils ukrainiens aussi impitoyablement que l’OTAN avait bombardé les civils serbes à Belgrade en 1999 ; s’il se montre prêt à raser des villes ukrainiennes comme il avait rasé Grozny, capitale de la Tchétchénie « russe », en 1999, la guerre éclair qu’il espérait marque le pas.

Nous ne discuterons pas ici du déroulement des opérations militaires, ni des insuffisances du renseignement militaire et politique (FSB) qu’allègue le Kremlin. L’arrestation de deux généraux, accusés d’avoir livré des informations stratégiques plus conformes aux attentes du Kremlin qu’à la réalité, a l’avantage « d’expliquer » les ratés de « l’opération militaire spéciale » de Poutine, et surtout d’en exonérer ce dernier. Mais cela a l’inconvénient, pour le régime, de souligner ce qui est la rançon d’un pouvoir ultra-autoritaire ; le fait qu’il a choisi de s’appuyer sur les « organes », cette toute-puissante FSB, à la fois police politique et agence de renseignement, et qu’il a, pour couronner la « verticale du pouvoir », un chef qu’il ne fait pas bon contredire.

Même si nul ne sait quand et comment la guerre pourrait se terminer, celle-ci a déjà montré que le mépris du sort des peuples dont témoigne Poutine a réussi là où avaient échoué des années d’agitation des nationalistes ukrainiens : il a soudé la population, qu’elle soit ukraïnophone ou russophone, derrière « son » État, « ses » oligarques rapaces, et leur « défense de la patrie ».

En décembre 2020, exemple parmi tant d’autres, les mineurs de fer et d’uranium des régions russophones et ukraïnophones firent grève en commun pour leurs salaires, contre les propriétaires privés des mines et contre le gouvernement Zélensky. Quinze mois plus tard, le nationalisme guerrier de l’État russe a changé la donne. Il a, fruit de l’invasion, renforcé un nationalisme d’État ukrainien en position de lui faire face, mais surtout de ligoter « ses » travailleurs dans les rets de l’union sacrée. Et il n’y a rien d’étonnant à ce que ce soit à des groupes nationalistes d’extrême droite que le pouvoir ukrainien ait souvent confié la tâche d’enrôler, instruire et envoyer au combat les membres, volontaires ou embrigadés contre leur gré, de la défense territoriale.

De là à prétendre que la défense de l’Ukraine reposerait sur la population mobilisée au sein de la défense territoriale, il y a toute la différence entre réalité et propagande. Avant de songer éventuellement à aller se battre, la majorité de la population cherche à survivre, à se protéger des bombardements, à se procurer de quoi se nourrir alors que les magasins sont vides ou détruits, à trouver un bus, un train pour une province éloignée des zones de combat ou l’étranger.

Mais il est un fait que les soldats russes ont été vus partout comme des envahisseurs. Peut-être même, car le Kremlin leur a laissé croire qu’ils seraient accueillis en libérateurs, cela explique-t-il que des unités russes, voyant face à elles des civils désarmés et entendant ce qu’ils leur criaient dans leur propre langue, aient, ici arrêté leur colonne de chars, et là montré bien peu d’empressement à combattre. Au contraire, les soldats ukrainiens, galvanisés par la puissance des sentiments nationaux que l’invasion a fait lever, ont la conviction de défendre leur famille, leur ville, leur pays.

Bien sûr, et même si les médias occidentaux l’ont occulté au début, la résistance que rencontre l’armée russe doit beaucoup au soutien militaire et humain que l’OTAN fournit depuis des années à Kiev. Envoi d’instructeurs, d’armes conventionnelles, installation de camps d’entraînement, manœuvres conjointes, transmission de renseignements militaires, aéroports aménagés pour les gros-porteurs livrant des armes dernier cri… Les États-Unis et l’Union européenne viennent encore de doubler le budget de leur aide militaire respective au pouvoir ukrainien. Ou, pour le dire autrement, les sommes que les États impérialistes fournissent, au titre des commandes de l’aide à l’Ukraine, à leurs industriels de l’armement. Pour ces derniers, c’est pain béni. Pour un peu, ils pourraient même se voir promettre le paradis pour « bonne action », puisque les dirigeants occidentaux justifient leurs profits de guerre par des discours incessants sur la nécessité morale d’aider un peuple agressé à se défendre ! Des discours qui ont aussi pour but de chercher à souder, sur le terrain guerrier, les opinions publiques occidentales derrière leurs gouvernants.

Une mise en condition qui pourrait s’apparenter à une répétition, dans des temps où les tensions s’exacerbent partout, sur fond de crise mondiale qui s’aggrave et de bruits de botte qui s’intensifient.

Ce que révèle l’affrontement Russie-OTAN

La guerre est la poursuite de la politique par d’autres moyens. Le fait pour les classes dirigeantes de recourir à ce moyen extrême met en évidence des tensions internes et externes qu’elles ne parviennent pas ou plus à résoudre par des méthodes habituelles de gouvernement. En même temps que cette situation de crise agit comme un révélateur de ces contradictions, elle en amplifie et exacerbe certaines manifestations.

L’accumulation de problèmes sociaux, économiques, politiques et stratégiques non résolus, ou apparus depuis que l’URSS a disparu, est à la racine de cette guerre qui oppose sur le terrain les deux principaux États issus de la désagrégation de l’URSS.

Des commentateurs présentent Poutine comme un dangereux fou furieux. Comme si se focaliser sur la personnalité de tel ou tel dirigeant épuisait la question ! Mais pour ceux qui font l’opinion, cela a un grand avantage : celui d’éluder les causes réelles de la guerre, non seulement du côté russe, mais du côté des États impérialistes.

Personne ne niera le rôle des dirigeants russes et ukrainiens. Celui du chef de la bureaucratie russe qu’incarne Poutine depuis deux décennies s’exprime ici sur un mode sinistre : belliciste à l’extérieur et toujours plus répressif à l’intérieur. En face, avec Zélensky, l’angélisme est de rigueur : on a un acteur-affairiste que ses parrains oligarques ont porté à la tête d’un État ukrainien sans unité, gangrené par la corruption et l’extrême droite, et dont les soutiens occidentaux font maintenant une icône de la démocratie. Mais au-delà de la mise en scène des rôles respectifs de Poutine et de Zélensky, leurs actions s’inscrivent dans un cadre où s’enchevêtre un faisceau de forces qui les dépassent. Et l’on ne saurait comprendre le jeu et la nature de ces forces, à l’œuvre depuis des années, si l’on ne les reliait à leur source : aux processus ayant conduit à l’éclatement de l’Union soviétique, fin 1991.

La ruée vers l’Ouest des bureaucrates

La partition de l’URSS en quinze États, eux-mêmes souvent menacés d’éclatement, a résulté de la volonté de millions de bureaucrates et de leur activité prédatrice libérée de toute entrave.

La bureaucratie soviétique était une couche sociale d’administrateurs, de gestionnaires, de chefs petits et grands qui a accédé au pouvoir quelques années à peine après la révolution ouvrière victorieuse d’Octobre 1917. Ce qui lui a permis d’échapper au contrôle que la classe ouvrière et son parti, le Parti bolchevique, exerçaient jusque-là sur son propre appareil de gestion et d’administration, c’est l’épuisement physique, moral et politique de la classe ouvrière russe, qui avait fait une révolution victorieuse, gagné la guerre civile puis commencé à édifier son État, sur fond de reflux de la vague révolutionnaire qu’avait fait lever partout en Europe la soif des opprimés de balayer le système qui avait conduit l’humanité à la première boucherie mondiale.

Staline, qui représentait les intérêts de la bureaucratie au sommet de l’État et du parti, ayant liquidé l’opposition acharnée des partisans de Lénine et de Trotsky, la bureaucratie put asseoir ses privilèges sur un parasitage croissant de l’économie étatisée et planifiée. La position sociale de chaque bureaucrate, et les privilèges y afférant, dépendaient de sa place dans l’appareil dirigeant, et de ce que le pouvoir ne remettait pas en cause son droit à profiter du parasitage collectif de la société par les bureaucrates.

Ce qui mena l’URSS à la tombe, c’est précisément la volonté d’une couche sociale privilégiée devenue pléthorique de ne plus avoir à supporter un contrôle central sur son parasitage de l’économie. Ce contrôle avait été instauré par Staline dès les années 1920 pour éviter que la rapacité, l’irresponsabilité des bureaucrates ne mettent en péril leur propre système. Pour faire que les bureaucrates marchent droit, il avait dû recourir aux grands moyens, et les membres de la caste privilégiée n’échappèrent pas à la terreur sanglante de leur propre régime.

Après la mort de Staline en mars 1953, le pouvoir adoucit son contrôle sur la bureaucratie. Assez pour que prolifèrent ses prélèvements sur l’économie, ses vols et son parasitisme social – et pour que cela plonge l’économie soviétique dans un marasme croissant. Mais pas assez pour que, le parasitisme des bureaucrates n’étant pas reconnu par la loi, ce qu’il leur procurait d’avantages et de revenus légaux et illégaux y ait gagné l’assurance de ne plus pouvoir être remis en cause ou menacé par le système même, ce système qui protégeait les intérêts collectifs des bureaucrates contre la population. Une telle garantie de leur statut et de leurs revenus individuels n’aurait pu leur venir que de rapports sociaux d’une tout autre nature. Des rapports sociaux qui n’auraient pu s’édifier que sur la propriété privée des moyens de production et d’échange, la course au profit individuel comme moteur de l’économie. À l’image donc de ce qui forme le socle des sociétés d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord, le mode de domination de classe propre à la bourgeoisie : des rapports de propriété de type capitaliste, reconnus, légitimés par la société et protégés par la loi, l’État, ses forces de répression.

Au tournant des années 1980, l’âge et la mort eurent raison en quelques mois de l’équipe qui avait dirigé l’URSS depuis Khrouchtchev, sinon Staline. Des luttes pour la succession au sommet du parti unique et de l’État éclatèrent, qui affaiblirent, puis neutralisèrent les moyens dont disposait le pouvoir central pour imposer une discipline collective à la caste dirigeante. Une situation qui laissa entrevoir à cette dernière la possibilité de troquer sa rente de situation finalement toujours aussi instable pour une position de possédants de plein droit, à l’image du fondement de la domination de classe dans les pays capitalistes développés.

À l’heure du « tout doit disparaître »

Sous Gorbatchev, arrivé au pouvoir en 1985 dans les circonstances que nous avons décrites, les appétits de millions de bureaucrates, une fois libérés, allaient, en quelques années, avoir raison de l’existence d’un État soviétique unifié. Cela s’accompagna d’une volonté, en haut comme à tous les échelons de l’appareil d’État, d’en finir avec la propriété étatisée : l’heure était au dépeçage de l’économie, comme de tout ce qui pouvait avoir de la valeur, chaque bureaucrate en voulant « sa » part, comme une nuée de mafieux et d’arrivistes combinards de tout poil eux aussi lancés à la curée. Quant à la planification de l’économie qui, même bureaucratisée et privée de ce fait d’une grande partie de son efficacité, se dressait encore comme un obstacle sur leur route, elle allait disparaître dans la tourmente.

En août 1990, prétendant sauver l’URSS de la crise dans laquelle leur système l’avait enfoncée, certains dirigeants de la bureaucratie proposèrent un plan de « retour au marché ». Ils promettaient qu’une fois liquidée la propriété d’État, privatisé le gros de l’économie et celle-ci arrimée au marché mondial, le pays pouvait accoster aux rives de l’Eldorado capitaliste. Tout cela « en 500 jours », titre de ce plan que, dans leur surenchère démagogique, Gorbatchev et Eltsine avaient repris.

Il fallut un délai comparable pour que l’URSS, non pas se transforme en un paradis pour bureaucrates rêvant de devenir des bourgeois, mais pour que, mise en pièces, elle cesse d’exister. Elle se trouva livrée à des meutes de prédateurs, tandis que ses habitants, son économie, en fait toute la société, plongeaient dans un chaos effroyable.

L’Amérique, pas celle fantasmée par les bureaucrates, celle de la plus puissante bourgeoisie au monde, tenta d’éviter un effondrement total de l’État soviétique. Non par on ne sait trop quelle grandeur d’âme mais parce qu’elle voyait là se profiler la menace d’une déstabilisation ingérable d’une bonne partie du monde. Le 1er août 1991, l’ancien chef de la CIA devenu président des États-Unis, George H. W. Bush, vint même à Kiev pour, s’adressant aux députés de la Rada et à travers eux aux dirigeants soviétiques, les mettre en garde contre un « nationalisme suicidaire » et leur conseiller de rester dans l’État soviétique rénové que promettait Gorbatchev. Il n’y a là rien de paradoxal, même si un Biden se fait aujourd’hui le chantre de la rupture entre Kiev et Moscou. En fait, les dirigeants américains des derniers temps de l’URSS avaient amplement eu le temps de vérifier que, de Staline à Gorbatchev, non seulement l’URSS n’avait pas menacé la domination de l’impérialisme, mais qu’elle était un pilier de l’ordre mondial.

Mais même approuvée par Bush et surtout par plus de 60 % des participants au référendum que Gorbatchev avait organisé sur la question, l’idée de maintenir un État soviétique unifié ne pesa pas lourd face à une énorme masse de bureaucrates, de profiteurs en tout genre et de petits bourgeois ayant hâte de briser ce cadre pour devenir de véritables bourgeois.

Promesses et réalités

Tout semblait leur sourire : leurs dirigeants étaient toujours plus nombreux à vanter cette perspective. L’Occident applaudissait tandis que ses idéologues, fêtant la fin du « communisme », annonçaient la victoire définitive du capitalisme et, sans rire, la fin de l’histoire. Selon un scénario rodé en Europe de l’Est depuis la chute du mur de Berlin en 1989, des universitaires et des banquiers américains se présentant comme des experts en transition vers le marché affluèrent à Moscou, Saint-Pétersbourg, Kiev pour y conseiller les autorités. On mit en œuvre des « thérapies de choc » à l’échelle de l’URSS : privatisations de pans entiers de l’économie, du logement, de la santé, de l’éducation, libération des prix, mise en pièces des garanties sociales, mise en faillite de milliers d’entreprises, licenciements massifs, salaires impayés, fonte brutale des pensions, inflation flambant jusqu’à 2 000 % ! Cela plongea la société dans le chaos et des dizaines de millions de gens dans une misère sans fond.

À la fin de l’URSS et peu après, les dirigeants de l’impérialisme avaient promis à Gorbatchev, puis à Eltsine, de mettre sur pied un « nouvel ordre mondial » (Bush) et un « partenariat pour la paix » (Clinton). Pour que Gorbatchev laisse l’Allemagne se réunifier, Bush, le chancelier Kohl et la Première ministre britannique Thatcher lui avaient dit que l’OTAN « n’en profiterait pas ». L’année suivante, Gorbatchev laissa les républiques baltes soviétiques devenir indépendantes : pour le rassurer, le secrétaire d’État américain James Baker lui promit que l’OTAN n’avancerait « pas d’un pouce » vers l’est.

Ce n’est qu’en 1999 que l’OTAN intégra la Pologne, la République tchèque et la Hongrie. Mais d’autres allaient suivre : pays Baltes en 2002 ; Slovaquie, Roumanie, Slovénie, Bulgarie en 2004 ; Croatie et Albanie en 2009 ; Monténégro en 2017 ; Macédoine du Nord en 2020…

Dès 1992, alors que l’URSS venait de disparaître, la Maison-Blanche conçut des plans en ce sens, comme il ressort de divers textes et rapports officiels de l’époque. Ainsi, le secrétaire à la Défense Paul Wolfowitz affirmait dans son Guide pour une organisation de la Défense : « Notre politique doit maintenant se focaliser sur comment empêcher qu’émerge à nouveau quelque rival mondial potentiel que ce soit » tout en soulignant que « la Russie restera la puissance militaire la plus forte en Eurasie ». C’est dans le même sens que poussaient les conseillers pour la sécurité et la politique étrangère de plusieurs présidents américains, Henry Kissinger et Zbigniew Brzezinski. En 1997 celui-ci insistait, dans son livre Le grand échiquier, sur le fait que, dans le « trou noir » laissé par la disparition de l’URSS, le « pivot géopolitique » de la situation était l’Ukraine : la couper de la Russie affaiblirait cette dernière de façon définitive, disait-il, et une Ukraine intégrée à l’OTAN serait un « poignard pointé » sur Moscou.

En clair, alors que durant la décennie qui suivit la fin de l’URSS, l’Occident impérialiste semblait se montrer bien disposé à l’égard d’une Russie ne jurant que par le marché et surtout très affaiblie et même quand Poutine, qui venait de succéder à Eltsine, disait envisager, eh oui, que la Russie adhère à l’OTAN, les États impérialistes n’en continuaient pas moins à affûter leurs armes. Participer à la curée sur les restes de l’économie soviétique, s’emparer d’entreprises, conclure des contrats sans que leurs capitalistes risquent trop gros, ils n’étaient pas contre. Mais il n’était pas question pour eux de faire une place à la Russie, et encore moins à l’Ukraine (ou à d’autres ex-républiques soviétiques) dans leur concert des nations. Ou alors en tant qu’États entièrement dominés économiquement et politiquement, et n’ayant ni les moyens ni la velléité de porter ombrage à la domination de l’impérialisme sur le globe.

Quelle intégration dans le giron du capitalisme ?

Trotsky, peu avant son assassinat par un agent de Staline, avait exprimé l’idée que, si la bourgeoisie de la fin des années 1930 avait encore eu le dynamisme de sa jeunesse, elle aurait su réintégrer l’URSS des bureaucrates, et faire d’eux des capitalistes comme les autres. C’est ce qu’elle avait fait par exemple à la fin du 19e siècle, quand elle avait intégré à son système mondial des pays nouvellement industrialisés dont toute une partie de la société, du fonctionnement et des institutions restait marquée par le féodalisme, tels le Japon et l’Allemagne.

Un siècle plus tard, lorsque l’URSS disparut, le capitalisme était entré depuis longtemps en sénescence. En outre, le monde capitaliste se trouvait à nouveau plongé dans une crise systémique qui n’a fait qu’aller en s’aggravant depuis. En l’espèce, nous le disions alors et on le vérifie aujourd’hui, le système capitaliste ne pouvait proposer un avenir autre que de régression multiforme à l’Union soviétique et à ses peuples.

En 1936, dans son ouvrage La révolution trahie, Trotsky, discutant de la nature de l’URSS stalinienne, écrivait ceci : « La chute de la dictature bureaucratique actuelle sans son remplacement par un nouveau pouvoir socialiste annoncerait ainsi le retour au système capitaliste avec une baisse catastrophique de l’économie et de la culture. »

La catastrophe dans tous les domaines a été immédiate, et personne ne sait si et quand l’ex-URSS pourrait s’en remettre. Quant au retour au capitalisme – dont Trotsky n’avait nulle intention de prédire les rythmes et modalités car son problème était de tout faire pour que cela n’advienne pas –, un demi-siècle après, il reste… annoncé. En effet, si la propriété étatisée et le plan ont été liquidés, comme la plupart des conquêtes d’Octobre, et si la propriété privée des moyens de production a été votée et inscrite dans la loi, le capitalisme n’est pas encore vraiment rétabli en Russie.

En tout cas, pas comme il l’a été dans les ex-Démocraties populaires d’Europe de l’Est. Ni sous les formes qu’envisageaient les scénarios de réintroduction du marché concoctés par les « docteurs » russes et occidentaux prétendant guérir l’ex-URSS du mal collectiviste.

Les mauvaises surprises de la propriété « à la russe »

Avec un recul de trente ans, le constat est assez facile à faire. À l’époque, certains, même à l’extrême gauche, qui confondaient les mots avec les actes et qui pensaient que les intentions proclamées valaient réalisation, se sont empressés de conclure que l’ex-URSS était revenue dans le giron du capitalisme. En une certaine mesure, c’est exact. Mais cela ne signifie nullement que la bureaucratie s’était transformée, ni qu’elle allait bientôt se transformer en bourgeoisie au sens capitaliste du terme.

La bureaucratie elle-même a mis quelque temps à s’en rendre compte. Pour des millions de bureaucrates ex-soviétiques, perdre leurs illusions fut un processus douloureux de grande ampleur.

Le saccage de l’économie soviétique en 1991-1992-1993 sonna l’heure de l’enrichissement ultrarapide d’individus que leur situation personnelle, leurs relations avec des membres de l’appareil dirigeant, leurs liens avec des clans de la mafia et beaucoup de chance mirent en situation de devenir ces « nouveaux Russes » comme on disait alors, et des oligarques pour ceux qui s’enrichirent le plus. Provenant du mot qui désigne en grec ancien le gouvernement par une petite minorité, le terme « oligarque » s’appliquait bien au fait que seuls certains affairistes avaient surnagé, survécu aux balles de leurs rivaux et prospéré au point de pouvoir faire main basse sur des pans entiers de l’économie dans le pétrole, les médias, la banque… Au point d’avoir accumulé en un temps record tellement d’argent, et de pouvoir, qu’ils se targuaient de détenir le pouvoir, sinon d’être le pouvoir. Berezovski se vantait par exemple d’avoir fabriqué la réélection du président Eltsine, qui n’avait dès lors rien à lui refuser ni à ses compères. C’est ainsi que lui et six vautours de son acabit, dont Goussinski, Potanine et Khodorkovski, purent rafler le gros des entreprises industrielles qu’Eltsine, à la tête d’une Russie désargentée, privatisa. L’opération « prêts contre actions » consista en ceci qu’en « prêtant » au Kremlin l’argent qu’ils avaient volé à un État russe trop faible pour les en empêcher, ils acquirent les actions de grands groupes restés jusqu’alors publics !

À l’époque, on a parfois comparé ces oligarques aux « barons voleurs » de l’Amérique qui s’industrialisait dans les années 1870. Par leurs méthodes et leur rapacité sans doute. Mais là s’arrête la comparaison. En Amérique, il n’y avait pas eu, comme ce sera le cas cent-vingt ans plus tard en Russie, des millions de candidats en position de postuler à un enrichissement rapide mais qui risquaient de tout perdre dans l’affaire : statut social, privilèges, vie parfois. En URSS, pendant des décennies, il n’y avait plus eu de bourgeoisie : la révolution et la guerre civile en avaient extirpé les racines mêmes. De ce fait, la seule couche sociale privilégiée avait été celle des bureaucrates. Ceux-ci tiraient leurs privilèges de la position qu’ils occupaient dans l’appareil du parti unique ou des institutions soviétiques, pas de la détention d’une entreprise ou d’actions, ni même d’une part du capital de l’ensemble de la société. Leur statut, leurs revenus, ils les devaient à l’État, qui était le détenteur en nom collectif de la richesse, le surtravail volé aux travailleurs, et son répartiteur parmi les bureaucrates.

Certes, il n’y avait rien de commun en termes de privilèges entre un directeur, par exemple, de l’usine géante de constructions mécaniques Ouralmach, à Sverdlovsk (l’actuelle Ekaterinbourg), capitale du complexe militaro-industriel soviétique, et un petit responsable de l’attribution, aux ouvriers, de bons de séjour dans les centres de vacances dépendant de cette usine. Mais tous deux, à leur façon, faisaient partie de la bureaucratie, avaient une position qui leur permettait de « rendre des services », certes à des niveaux d’importance très différents, mais toujours contre divers avantages. Avec ses 30 000 travailleurs en 1990, Ouralmach faisait vivre ainsi directement des centaines de bureaucrates petits et grands dans l’usine même (direction, syndicats officiels, œuvres sociales, logement, polyclinique, instances du parti…), et bien plus encore dans la ville et la région. Or, si dès 1990 des fils de directeurs privatisèrent à leur compte les services informatiques d’Ouralmach, si des groupes mafieux liés aux autorités régionales se disputèrent ensuite la propriété de l’usine, de ses machines, de ses stocks, de ses entrepôts et innombrables bâtiments industriels ou non, ainsi que de sa production, ceux qui en bénéficiaient, parce qu’ils pouvaient exhiber un titre de propriété – et s’appuyer sur de fortes protections en haut lieu – n’excédaient pas quelques dizaines d’individus. En face d’eux, un millier – au bas mot – d’autres bureaucrates de tout rang, qui avaient eu une position, des avantages garantis dans le système précédent, avaient tout perdu avec la disparition de la propriété étatique sur cette immense usine.

Et l’on devine la rage d’une foule d’officiers – membres d’un des grands corps de la bureaucratie, jadis enfants chéris du régime, au statut envié, qui avaient eu accès à des magasins spéciaux bien pourvus – mais qui, au début des années 1990, devaient vivre dans des baraquements délabrés avec des soldes rongées par l’inflation. Ou encore, ce que pensaient ces officiers de marine s’entassant avec leur famille à bord de navires de guerre « réquisitionnés » dans le port de Vladivostok car n’ayant nulle part où loger.Et pendant ce temps, « leur » ministre, le très corrompu Pavel Gratchev, proche du non moins corrompu président Eltsine, frayait en affaires avec les oligarques, détournait l’argent des soldes et des équipements, entre autres pour s’acheter des voitures de luxe, d’où son surnom, Pacha1 Mercedes !

On pourrait multiplier à l’infini les exemples au travers desquels une foule de bureaucrates finit par se persuader que, si le capitalisme c’était cela, ils n’avaient rien à y gagner, mais tout à perdre.

Mise au pas des oligarques et reprise en main

À la fin des années 1990, cette conscience qu’avaient fini par acquérir des millions de laissés-pour-compte de la bureaucratie fit la force de celui qui l’exprimait à la tête de la FSB sous Eltsine, et qui allait lui succéder à la présidence : Poutine. Les hommes de l’ex-KGB comme lui se trouvaient bien placés pour savoir que les oligarques, produits du marché, faisaient le leur en vidant littéralement la Russie de ses richesses. Cela devait cesser ou alors la Russie se retrouverait à genoux, et des millions de privilégiés avec elle. Pour l’éviter, il fallut à Poutine, aux hommes de la FSB et à ceux du « clan de Saint-Pétersbourg », qui n’avaient pas été les derniers à s’enrichir dans le pillage des années 1990, mater les oligarques.

Le pouvoir leur intima de ne plus se mêler de politique, de payer des impôts, de restituer à l’État « leurs » entreprises les plus importantes. Cela allait permettre à l’État russe de créer ou consolider d’immenses trusts parapublics dans l’énergie, l’armement, le spatial, le commerce extérieur, avec souvent une entreprise unique à l’échelle du pays. De telles entreprises, dont le meilleur exemple est le géant mondial des hydrocarbures Gazprom, reprenant à leur façon la tradition soviétique de concentration des moyens économiques entre les mains de l’État et au sein d’une même structure, ont été et sont encore sans aucun doute un puissant outil pour les autorités. Cela leur permet en effet de réagir rapidement et de faire face aux développements et répercussions de la crise mondiale, et avec plus d’efficacité que, par exemple, aux États-Unis où le secteur des hydrocarbures est dispersé en une demi-dizaine de grandes sociétés, qui ont chacune leurs propres actionnaires, donc leur propre stratégie en fonction de leurs intérêts.

Face à la reprise en main de l’économie par l’État à partir des années 2000, certains oligarques regimbèrent. Les récalcitrants atterrirent en prison, perdirent une partie des sociétés qu’ils contrôlaient, puis eurent le droit d’aller à l’étranger profiter de ce qu’il leur restait. Ayant goûté des « arguments » de la FSB, certains se le tinrent pour dit. D’autres y ont parfois perdu la vie. D’autres encore, après avoir été nommés gouverneurs d’une région déshéritée, furent sommés d’y prendre à leur charge, donc sur ce qu’ils avaient volé, de quoi financer de grosses dépenses d’infrastructures. Abramovitch, qui se trouvait dans ce cas, a préféré au titre de bienfaiteur forcé d’une région celui de résident britannique et de propriétaire du club de foot de Chelsea. Son compère Alicher Ousmanov, un proche de Poutine, a lui jeté son dévolu sur le club d’Arsenal.

L’oligarque déchu le plus connu est Khodorkovski. Première fortune du pays, PDG de la compagnie pétrolière Ioukos, il fut arrêté en 2003 pour escroquerie à grande échelle et évasion fiscale. En fait parce qu’il voulait vendre Ioukos aux américaines Chevron et Exxon-Mobil sans avoir le feu vert du Kremlin. Sa compagnie et d’autres de ses avoirs lui furent confisqués et il ne sortit de prison que dix ans plus tard. Il vit désormais à Londres, près de la City qui, avec ses spécialistes en paradis fiscaux, attire nombre de magnats, en délicatesse ou pas avec le régime, mais jugeant plus sûr d’opérer dans l’Occident du grand capital que dans leur Far-East natal.

La génération des « oligarques de Poutine »

En reprenant en main les rênes de l’État pour le compte de la bureaucratie, ce qu’il a appelé rétablir la verticale du pouvoir, Poutine a forcé les oligarques à se soumettre ou à émigrer. Mais tous n’ont pas disparu. Ils sont toujours là, et même plus nombreux (quelques centaines) et plus riches que sous Eltsine. Il y a ceux du secteur parapublic, tels Alexéï Miller, du clan rapproché de Poutine, patron de Gazprom et d’un empire dans les médias, ou Igor Setchine, qui dirige le grand groupe pétrolier Rosneft. Il y a ceux de groupes privés, parfois rescapés de la première période : Aven (5,3 milliards de dollars dans le pétrole, la banque et les télécoms), Potanine (27 milliards dans les mines et la métallurgie), Fridman (15,5 milliards dans l’énergie, la banque) ou encore Oleg Deripaska, le roi de l’aluminium (3,8 milliards)…

Par-delà leurs différences d’envergure, de richesse, de secteur d’activité, de liens en capital avec des firmes étrangères – des liens qui se sont renforcés et qui font que les sanctions occidentales savent être sélectives – ces « grands patrons » à la russe ont vu leur situation et leur statut évoluer. Sauf exception, on n’en est plus à l’époque où les différends entre eux se réglaient à coups de kalachnikov. Et même si les arbitrages de la justice restent très dépendants des injonctions du pouvoir politique, et des appétits de tel ou tel clan de hauts bureaucrates n’ayant a priori rien à voir avec le monde des affaires, on considère que le droit de propriété s’est quelque peu stabilisé dans le monde de l’oligarchie. Mais dans celui de la petite et moyenne entreprise, le racket par des organismes de la bureaucratie (fisc, police, sécurité civile, autorités municipales, régionales, etc.) reste fréquent. Et cela alimente le soutien de la petite bourgeoisie à un politicien comme Navalny, qui accuse la bureaucratie et son régime d’étouffer toute possibilité de développement d’un capitalisme, dit-il, honnête.

Depuis vingt ans que Poutine se trouve aux commandes, la leçon Berezovski-Khodorkovski semblait avoir porté. Il pouvait les rudoyer en public dans son numéro du bon tsar volant au secours du peuple contre les méchants boyards, les oligarques prenaient soin de s’afficher loyaux à son égard : une assurance tout risque pour la santé de leurs affaires.

Un coin entre le Kremlin et « ses » oligarques ?

Or, à peine la guerre actuelle avait-elle éclaté et Poutine appelait-il à ne voir qu’une tête dans les rangs, que des voix discordantes se firent entendre dans le monde russe des affaires. Le 28 février dernier, le très en vue Deripaska tweeta sur « la nécessité d’en finir avec le capitalisme d’État » et sur « la crise qui réclame de véritables managers ». Et alors que l’Occident élargissait ses sanctions à des centaines d’oligarques et de proches du Kremlin – gel de leurs comptes à l’étranger, mise sous séquestre de leurs biens, interdiction de voyager à l’Ouest… – des magnats réagirent. L’un fit savoir qu’il ne se considérait pas comme un oligarque, un autre revendiqua n’avoir jamais mis les pieds au Kremlin… Même voulus discrets, cela reste des gestes de défiance à l’adresse du maître du Kremlin. D’autant qu’il avait tenu à recevoir le gratin du monde des affaires pour le rassurer car les sanctions, dont l’un des objectifs est de faire que les magnats se désolidarisent du pouvoir, n’ont cessé de s’alourdir depuis 2014, ce qui gêne leur mode de vie façon jetset et entrave aussi la marche de leurs entreprises.

En ralentissant l’économie mondiale, la pandémie a certes affecté l’économie russe qui repose sur l’exportation de matières premières. Mais cela ne suffit pas à expliquer qu’en 2021, alors que la fortune des milliardaires des pays développés s’est envolée malgré ou à cause de la crise, leurs homologues russes ont vu la leur reculer de 57 milliards de dollars, selon une estimation de Forbes.

Le 18 mars, Poutine s’est rendu au stade Loujniki de Moscou pour fêter le huitième anniversaire de l’annexion de la Crimée. Évoquant la situation en Ukraine, il a cité un chef militaire du passé qui affirmait que « les épreuves qui la menacent font la gloire de la Russie ». Mais il n’est pas sûr qu’elles fassent les bons comptes de ceux qui y ressemblent le plus, au moins personnellement, à de grands bourgeois.

Certains l’ont manifesté ces dernières semaines en quittant précipitamment la Russie. Cela a provoqué la fureur de Poutine dans un discours visant ces gens qui se considèrent comme « une caste supérieure » parce qu’ils ont une « villa à Miami ou sur la Côte d’Azur » où ils mènent grande vie, en étant prêts à « vendre la mère patrie » pourvu qu’ils puissent continuer à y consommer – comble du luxe pour des Russes – « des huîtres et du foie gras ».

Quand Poutine vitupère « ces traîtres », en les opposant aux « vrais patriotes » qui le soutiennent et qui sont la majorité, selon lui, ou quand il appelle à « purger » le pays de cette « cinquième colonne », il y a bien sûr surtout une volonté de ressouder la population derrière lui, alors qu’elle commence à souffrir des effets de la guerre, sans même que le Kremlin puisse se targuer de réels succès sur le terrain.

Mais ce discours peut sonner aussi comme une mise en garde adressée aux oligarques qui seraient tentés de prendre quelque distance avec le régime.

Berezovski et Goussinski en leur temps, Khodorkovski, plus tard, avaient déjà contesté la tutelle que la bureaucratie et ses sommets continuent d’exercer sur le monde des affaires. Mais même si les rapports de propriété se sont affermis et ne dépendent plus autant qu’avant de la faveur exclusive du pouvoir, ou plutôt précisément pour cette raison, il se pourrait que l’on assiste à une dissociation plus marquée, voire grandissante entre la bureaucratie et l’oligarchie qui s’est développée sous son aile. Elle est en effet un sous-produit par bien des aspects monstrueux, de ce produit lui-même monstrueux de l’histoire qu’avaient été le régime stalinien et ses suites, avec une classe ouvrière durablement écartée de la direction de l’État qu’elle avait édifié, avec une bourgeoisie mondiale incapable d’absorber ce régime malgré tout ce qu’il avait de profondément réactionnaire, contre-­révolutionnaire et antiouvrier. Et avec cet avorton de l’histoire qu’était la bureaucratie, une caste parasitaire sans passé, sans avenir non plus, en tout cas qui n’en avait d’autre à proposer à la société soviétique que de revenir au capitalisme !

Que le conflit ukrainien fasse ressortir l’impasse dans laquelle la bureaucratie soviétique, puis russe a conduit la société post-soviétique n’a rien d’étonnant. Il est une des manifestations monstrueuses de cette impasse.

Pour des raisons évidentes de survie du régime, Poutine ne pourrait évidemment pas laisser des oligarques en appeler à rompre avec le « capitalisme d’État », ce qui de leur part vise une forme de gouvernement et d’organisation de la société où le capitalisme serait bridé par l’État et par sa gestion, en clair par la bureaucratie et son pouvoir.

Comment, quand Poutine réagira-t-il ? Il en faudrait sans doute bien plus, même si le régime est malmené par la crise mondiale, que la fronde éventuelle de certains oligarques pour le déstabiliser. On ne peut pas exclure non plus, surtout si cette guerre s’éternise et a des conséquences de plus en plus désastreuses pour le régime, que la bureaucratie, malgré tout ce qu’elle doit à Poutine, ne profite de ce qu’il se serait lui-même affaibli en se lançant dans cette « opération spéciale » pour le lui faire payer. Après tout, elle ne lui a jamais signé un CDI à perpétuité. Et s’il venait à l’oublier, l’exemple de Khrouchtchev, renversé en 1964 pour avoir fourvoyé le Kremlin dans la crise des missiles de Cuba, serait là pour le lui rappeler.

Mais pour le moment, ce qu’on lui voit craindre, outre la population ukrainienne qui lui résiste malgré un déluge de bombes, c’est que sa propre population le conteste, lui et sa guerre, lui et ses nantis. Et c’est ce que montre la répression qu’il a intensifiée contre tous ceux qui le contestent, notamment dans la rue, depuis le début de la guerre.

Car s’il y a une chance de sortir l’ex-URSS des ornières et impasses sanglantes où l’ont acculée, chacun à sa façon, les bureaucrates, les forces de l’impérialisme, les oligarques et les nationalistes de toute nature, elle réside dans le fait de renouer avec ce qui avait été la politique révolutionnaire, internationaliste, socialiste et communiste des bolcheviks. Elle réside dans le fait que les prolétaires russes, ukrainiens et autres prennent conscience qu’ils ne sont pas seulement frères par leurs origines, leur langue, leur passé, mais des frères de classe, qui ont les mêmes intérêts fondamentaux et les mêmes ennemis : ceux qui les oppriment, ainsi que ceux qui prétendent les diriger au nom de la patrie, mais en fait au nom de leurs exploiteurs, les oligarques, les bureaucrates, les capitalistes, qu’ils soient du pays ou des grandes puissances impérialistes.

22 mars 2022

1Pacha est le diminutif de Pavel.