Les Kurdes de Syrie soumis aux manœuvres des différentes puissances

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juillet-août 2018

Les Kurdes, privés de droits nationaux et opprimés depuis plus de cent ans, ont semblé voir leur situation s’améliorer au cours des guerres qui ravagent l’Irak depuis un quart de siècle et plus récemment la Syrie. Des forces armées nationalistes kurdes (les peshmergas de Barzani et de Talabani côté irakien, les YPG, Unités de protection du peuple, bataillons du PYD, côté syrien) gèrent des régions autonomes, qui ont été relativement étendues à l’été 2017. Depuis, elles ont été attaquées et en partie amputées, l’une en octobre 2017 par l’armée irakienne, l’autre par l’armée turque début 2018.

Le Kurdistan autonome irakien existe de fait depuis 1991 et officiellement depuis 2005. Il a bénéficié d’un essor économique autour de sa capitale Erbil grâce au pétrole. Plus récemment, les Kurdes de Syrie ont pu, eux aussi, gérer un territoire autonome depuis 2012, le Rojava, dont le nom signifie Ouest en kurde, car il constitue l’ouest du Kurdistan revendiqué par les nationalistes. Il a fait la une de l’actualité, lors de la bataille de Kobané surtout (en 2014-2015), quand les combattants des YPG ont résisté à l’avancée de l’État islamique, ou lors de l’attaque contre Afrin (entre janvier et avril 2018), quand à l’inverse ils ont été repoussés par l’armée turque.

L’îlot kurde de Syrie, ou Rojava

Au moment de l’avancée maximale de l’organisation de l’État islamique (Daech), les combattants kurdes étaient les plus déterminés sur le terrain contre les milices djihadistes, bénéficiant de l’expérience militaire acquise durant de nombreuses luttes, contrairement aux conscrits des armées irakienne ou syrienne. Les combattants kurdes ont donc eu les honneurs de la presse internationale, notamment en France. De nombreux reportages ont montré les groupes de femmes combattantes. Ces images tranchaient avec celles de rues sans femmes, ou de femmes entièrement voilées, si fréquentes dans la Syrie et l’Irak d’aujourd’hui.

Le Rojava détonne par rapport à ce que vit la région. Ce petit territoire, dont la taille varie au gré des batailles autour de 30 000 km2, est géré par le PYD (Parti de l’union démocratique), proche du PKK, le Parti des travailleurs kurdes, principal parti kurde de Turquie, de tradition stalinienne. Sa résistance face aux diverses milices djihadistes, à commencer par celles de l’État islamique, est notable. D’autant que les autorités du Rojava mettent en avant non seulement bien sûr les droits des Kurdes, mais aussi le droit à toutes les différences linguistiques et religieuses, celui des femmes à l’égalité et le droit de tous à un logement et à l’éducation. Dans la situation quasi inextricable de la région, devenue un gigantesque bourbier, marqué par la guerre et la guerre civile entre des camps plus réactionnaires les uns que les autres, les autorités du Rojava, rebaptisé Fédération de Syrie du Nord depuis 2016, visent à sauver leur autonomie. Mais jusqu’à quand cela sera-t-il possible ?

Le nationalisme kurde, même atténué et élargi à ce que les dirigeants du Rojava appellent le confédéralisme démocratique, reste de toute façon une voie sans issue. Les nationalistes kurdes ont toujours été ballottés au gré des choix changeants des puissances intervenant dans la région, qu’elles soient locales comme la Turquie, la Syrie, l’Iran, l’Irak, ou plus lointaines comme la Russie ou les pays impérialistes occidentaux. Dans le contexte actuel d’un Moyen-Orient dominé par les relations impérialistes, l’idée d’un État ou même d’une région autonome kurde durable reste illusoire. Celle d’un petit territoire autonome en paix, se réclamant du multiculturalisme, où la population pourrait préserver durablement ses conditions de vie et ses libertés face aux États syrien, turc ou irakien, l’est tout autant.

Un peuple sans État, laissé pour compte au 20e siècle

Les Kurdes sont 30 à 40 millions, dispersés sur plusieurs pays, essentiellement la Turquie, l’Irak, l’Iran et la Syrie. Ce peuple, caractérisé par sa langue, avait une existence un peu plus reconnue avant 1918, bénéficiant d’une certaine autonomie au sein de l’Empire ottoman, qui a été disloqué après la Première Guerre mondiale, dont il fut un des vaincus. Les puissances impérialistes qui l’ont dépecé (Royaume-Uni et France) avaient promis un territoire aux Kurdes, avant d’opter, confrontées à la nouvelle Turquie de Mustafa Kemal, pour une autre solution. Les Kurdes, comme les Arabes, ont été répartis entre des nouveaux États constitués dans l’optique de préserver au maximum les intérêts des deux puissances occidentales qui se partageaient la région en zones d’influence. À la différence des Arabes, les Kurdes n’étaient, eux, qu’une minorité au sein de ces États, soit autour de 20 % en Turquie ou en Irak, les deux pays où ils sont proportionnellement le plus nombreux. Depuis, les gouvernants (puissances coloniales, puis régimes arabes, turc ou iranien) ont réprimé les aspirations de cette minorité afin de conforter leur pouvoir et le nationalisme dominant sur lequel ils s’appuyaient. Les Kurdes ont constamment été victimes de discriminations, à commencer par la négation des spécificités, l’interdiction de parler la langue, jusqu’à des vagues de répression meurtrière et des déplacements de population.

Les mouvements de protestation kurdes n’ont jamais cessé, marqués par de nombreux affrontements armés, et même une guérilla quasi permanente en Irak et en Turquie. Mais si les États iranien, irakien ou syrien ne toléraient aucun mouvement kurde interne, ils en ont parfois soutenu de l’autre côté de leur frontière, contre leurs voisins et rivaux. Les mouvements kurdes se sont ainsi développés séparément, dans chaque pays, l’État opposé au leur pouvant les armer... jusqu’à ce qu’il les abandonne. Ainsi l’Iran du chah avait soutenu les Kurdes irakiens, avant de se réconcilier avec l’Irak en 1975, pour quelques années. Mustafa Barzani, père de Massoud, dirigeant kurde irakien actuel, avait alors dû fuir l’Irak en catastrophe avec 100 000 Kurdes.

Le PKK de Turquie a pour sa part longtemps bénéficié de la protection des Assad en Syrie, où il avait installé sa base arrière entre 1979 et 1998. Mais en 1998 le gouvernement syrien a changé d’attitude. Pour de meilleures relations avec la Turquie, il a accepté d’expulser Öcalan, le dirigeant du PKK. Cela permit aux militaires turcs d’enlever ce dernier au Kenya, avec l’appui des services américains. Depuis vingt ans, il est en prison, et depuis 2016 à l’isolement total.

De la déstabilisation du régime irakien à l’autonomie du Kurdistan d’Irak

Mais la situation a évolué. Les guerres du dernier quart de siècle, qui ont secoué les régimes d’Irak puis de Syrie, ont eu pour effet secondaire de donner un espace aux Kurdes de ces pays, avec l’accord des puissances impérialistes. En 1991, l’attaque dirigée par les États-Unis, sous l’égide de l’ONU, contre l’Irak de Saddam Hussein, a occasionné une insurrection kurde. Les dirigeants américains, qui avaient appelé le peuple irakien à se soulever contre ses dirigeants, ont laissé l’armée la réprimer. Ce n’est qu’une fois assurés que tout risque révolutionnaire était écarté qu’ils ont protégé le Kurdistan irakien, interdisant son survol par une zone d’exclusion aérienne au nord du 36e parallèle. Cela a permis l’autonomie de fait d’un territoire autour de la ville d’Erbil. Ce Kurdistan irakien a été déchiré, dans les années 1990, par des affrontements fratricides entre les fidèles de Barzani (qui tenaient le nord autour d’Erbil) et ceux de Talabani (qui tenaient le sud autour de Souleimaniyé). Cela a entraîné une partition entre nord et sud du Kurdistan irakien jusqu’en 2006.

En 2003, la deuxième attaque américaine contre l’Irak, poussée cette fois jusqu’au renversement et à l’exécution de Saddam Hussein, a permis aux peshmergas d’étendre leur territoire et de contrôler presque toutes les zones kurdes du pays. En 2005, l’Irak est officiellement devenu fédéral, reconnaissant au nord le Kurdistan autonome, dirigé par le GRK (Gouvernement régional du Kurdistan), avec Massoud Barzani comme président, tandis que Jalal Talabani devenait président de la République d’Irak. C’était un choix des dirigeants américains de miser sur différents pouvoirs pour mieux contrôler le pays. Ils s’appuyaient sur les milices chiites dans le reste de l’Irak. En 2014-2015, les progrès de Daech, entraînant la débâcle de l’armée irakienne, ont permis à ce Kurdistan autonome d’englober de plus vastes zones, dont la grande ville de Kirkouk et ses alentours riches en pétrole. Puis les reculs de Daech, à partir de 2015, ont encore agrandi l’espace du GRK. À partir de 2003, les autorités kurdes irakiennes ont exploité elles-mêmes, sans l’accord de Bagdad, le pétrole de la région, en coopération avec des compagnies étrangères. L’exportation via un oléoduc passant par la Turquie a permis un afflux financier important. Barzani et le GRK s’accordaient avec le gouvernement turc, et acceptaient en échange de ne donner aucun soutien au PKK.

La ville d’Erbil ne cessait de s’agrandir, avec un troisième puis un quatrième périphérique, grâce aux réfugiés mais aussi à un essor économique que certains n’hésitaient pas à comparer à celui de Dubaï. En juillet 2017, les peshmergas ont été les principales troupes au sol dans la reprise de Mossoul aux milices de Daech. Ce Kurdistan irakien, jouissant d’une autonomie de facto depuis vingt-six ans, officielle depuis douze ans, pouvait donc l’été dernier sembler un pôle prospère, stable et puissant.

Le Kurdistan d’Irak après l’attaque gouvernementale d’octobre 2017

En septembre 2017, le gouvernement régional de Barzani est allé jusqu’à organiser un référendum sur l’indépendance. Voulait-il consolider les territoires acquis dans la guerre ? Faire pression sur Bagdad qui tente petit à petit de remettre en cause le caractère fédéral du pays ? Il s’opposait en tout cas à l’avis du gouvernement central de Bagdad, à celui des gouvernants occidentaux et au président turc Erdogan qui qualifiait le référendum de trahison.

Le vote lui-même fut un succès pour Barzani, avec 92 % en faveur de l’indépendance du Kurdistan. Non seulement ce succès n’amena pas l’indépendance, mais Bagdad envoya des troupes dès fin octobre et reprit les régions de Kirkouk et du Sinjar. Le Kurdistan autonome était ramené à ses positions de 2003, ce qui l’amputait de la moitié de ses ressources pétrolières !

Les grandes puissances ont laissé faire, y compris la Russie, malgré l’accord pour l’achat de pétrole kurde signé en juin 2017 par la compagnie Rosneft. Elles ne veulent pas de changement des frontières officielles dans cette région et n’ont plus le même besoin des combattants kurdes maintenant que l’État islamique est cantonné à de petites poches de résistance. Quant aux puissances régionales que sont la Turquie et l’Iran, elles veulent éviter la contagion que l’annonce d’un Kurdistan indépendant pourrait entraîner parmi leurs Kurdes respectifs. Les nationalistes kurdes ont été une fois de plus lâchés par leurs soutiens.

En Syrie, une opportunité pour le Rojava

Du côté syrien, dans le Rojavayê Kurdistanê, ou Kurdistan occidental, la mise en place d’un territoire autonome ne date que de 2012 et a pris un autre visage, imprégné d’idées de gauche, voire socialisantes. D’une part, dans ce pays, les traditions socialistes sont plus vivaces, véhiculées par un mouvement communiste qui a été fort. Les partis ex-staliniens de Syrie, soutenant plus ou moins le régime, ont été tolérés par les Assad. D’autre part, malgré l’arrestation d’Öcalan, le PKK turc avait gardé des liens importants dans les villes du Kurdistan syrien. Le parti kurde de loin le plus influent en Syrie aujourd’hui, le PYD, constitué en 2003, est une émanation du PKK, dont il reprend les idées et les consignes, à commencer par la référence constante au leader Öcalan, dit Apo (l’Oncle).

Les régions kurdes de Syrie prolongent les Kurdistans turc et irakien, beaucoup plus vastes. Après 1962, 150 000 à 300 000 Kurdes syriens ont été privés de leur ci­toyen­neté, le régime prétendant qu’ils étaient venus illégalement de Turquie. Ils vivaient un véritable casse-tête et ne pouvaient pas travailler pour l’État, ni dans des entreprises publiques, ni voyager à l’étranger. Parmi les autres méfaits contre les Kurdes, il faut signaler la violente répression de Qamichli en 2004. Un match de football contre une équipe arabe dont les supporters exprimaient un racisme antikurde avait entraîné des émeutes. Leur répression fit dix morts et causa des manifestations dans toutes les villes kurdes, qui se soldèrent par 43 morts et des centaines de blessés. Le PKK/PYD, dont 1500 militants auraient été arrêtés, a dans les années qui ont suivi gagné de nombreux jeunes et organisé quelques attaques contre des commissariats. Mais il ne s’est pas attaqué réellement au régime, qui concéda d’ailleurs la possibilité de développer des associations culturelles kurdes. En mars 2011, quand dans la foulée du « printemps arabe » des révoltes éclatèrent en Syrie, des jeunes Kurdes manifestèrent aussi, à Qamichli en particulier. Cependant la plupart des partis kurdes, dont le PYD, décidèrent de ne pas se joindre au mouvement.

Le régime de Bachar al-Assad fit le choix, dans la situation de contestation qu’il connaissait, de s’éviter cette opposition-là. En avril 2011, il accorda la nationalité aux Kurdes apatrides et la possibilité officielle de dispenser des cours de kurde. Un an après, en juillet 2012, il retirait une partie de ses troupes du Nord, pour les concentrer autour d’Alep et de Damas et défendre ces villes. Il s’agissait aussi de rendre la pareille au régime turc d’Erdogan qui, après avoir appelé Bachar al-Assad son frère, appuyait désormais des groupes armés qui le combattaient. Al-Assad laissa donc le Rojava se créer, donnant explicitement aux groupes armés du PYD/PKK la possibilité de tenir une bande frontalière face à la Turquie. Ce parti, le mieux préparé à constituer une force armée, a convaincu une partie des jeunes mobilisés en 2011 de se limiter au combat pour l’autonomie kurde, plutôt que de combattre le régime lui-même. Cela d’autant plus facilement que le Rojava autonome apparaissait dès le départ décentralisé, participatif et respectueux de la diversité ethnique et religieuse de la région. Trois langues sont par exemple utilisées pour l’administration ou dans les écoles : l’arabe, le kurde et le syriaque.

Une situation originale mais précaire

En 2014, le PYD officialisait l’autonomie de ce territoire, confédération de trois cantons, composés de 4 000 communes, l’État syrien continuant de payer les fonctionnaires et conservant même des détachements armés dans certaines villes.

Ce nouveau territoire autonome, à majorité et à direction kurdes, coexiste depuis avec le GRK irakien voisin, dans un mélange de soutien réciproque et de rivalité : de temps en temps les peshmergas du GRK bloquent l’accès au Rojava. Ils tendent plutôt à collaborer avec le gouvernement turc d’Erdogan, qui a tout de suite été hostile à ce pouvoir kurde autonome de Syrie.

En 2014 et 2015, quand Daech a attaqué les villages yézidis en Irak (minorité religieuse kurde), multipliant massacres et enlèvements, ce sont les YPG, les milices du PYD/PKK, qui leur ont porté secours assez efficacement, en ont sauvé un certain nombre et les ont abrités dans des camps. Le PYD et les PYG ont ainsi bien plus aidé les Yézidis que ne l’ont fait les peshmergas de Barzani, pourtant plus proches géographiquement.

Au plus fort de la lutte contre l’État islamique, entre 2014 et l’été 2017, les dirigeants de la coalition, américains en particulier mais aussi français, ne voulant pas engager de troupes au sol, se sont de plus en plus appuyés sur ces combattants des YPG. Ils ont installé des commandos dans les cantons de Kobané et de Djézireh, pour guider les tirs des avions, pour former les combattants ou discuter avec eux de certaines opérations. Mais aujourd’hui les États-Unis ont sans doute moins besoin d’eux, même s’ils semblent souhaiter le maintien de ce territoire, qui dépend de leur soutien et qui permet de conserver quelques troupes américaines en Syrie, surtout à l’est de l’Euphrate et autour de Manbij.

Afrin, attaqué par l’armée turque... et abandonné par les autres puissances

Début 2018, le président turc Erdogan a vu dans une attaque contre le Rojava une opportunité pour tenter de recréer l’union nationale autour de lui, à l’approche de l’élection présidentielle du 24 juin. Désignant comme toujours les nationalistes kurdes comme des terroristes, il a lancé en janvier son armée dans une expédition contre Afrin. Cette opération militaire, appelée sans complexe Rameau d’olivier, avait été précédée d’une première incursion en territoire syrien. Entre août 2016 et février 2017, l’opération Bouclier de l’Euphrate avait permis aux militaires turcs, appuyés alors par les États-Unis, d’occuper une zone entre Kobané et Afrin, en repoussant pour cela les troupes de Daech, mais aussi les YPG. L’armée turque et les milices syriennes qui l’accompagnaient voulaient empêcher que s’établisse une continuité entre les territoires du Rojava.

L’attaque de 2018 contre Afrin ne visait, elle, que les YPG, pour leur faire évacuer une vaste zone à la frontière. Erdogan a utilisé l’aviation et l’artillerie lourde turques, mais au sol il s’est appuyé sur des détachements arabes syriens, pour l’essentiel formés à partir de milices djihadistes, dont semble-t-il des éléments venus de Daech. Les bataillons des YPG, aidés par les quelques groupes arabes qui leur sont associés dans les FDS (Forces démocratiques syriennes), ont résisté deux mois. Mais, n’étant ni soutenus par la coalition pro-américaine ni protégés par la Russie, ils ne pouvaient tenir et durent abandonner Afrin et se replier sur le reste du Rojava. Erdogan a alors évoqué une poursuite des combats sur Manbij, voire à l’est de l’Euphrate, mais les dirigeants américains ne l’ont pas accepté. Depuis l’armée turque envoie ses avions, ses drones, mais aussi ses commandos (aidés par l’administration du GRK !) contre les bases du PKK dans les monts Qandil, à la limite de l’Irak et de l’Iran.

La fragilité du pouvoir du PYD en Syrie du Nord est donc confirmée. De ce point de vue, les deux zones autonomes sont logées à la même enseigne. Les groupes nationalistes kurdes ont réussi à prendre des positions lorsqu’il y avait un vide laissé par un des États, vide nécessairement provisoire, et lorsqu’ils étaient soutenus par au moins une puissance tierce, grande puissance ou puissance régionale. Le prix en a souvent été des concessions, allant parfois contre l’intérêt d’autres fractions kurdes. Pour quel résultat ? L’expérience montre qu’ils ne peuvent se fier aux États bourgeois voisins qui choisissent momentanément de les appuyer contre un rival. Ces puissances ne tardent pas à faire d’autres calculs, dans lesquels les Kurdes, peuple relativement peu nombreux et surtout ne disposant pas d’un État en place, pèsent peu. On l’a vu à nouveau ces derniers mois. Les puissances impérialistes, au premier rang desquelles les États-Unis, ont laissé tant les peshmergas irakiens que les YPG syriens subir des agressions et perdre une partie de leur territoire. Quant aux puissances régionales, elles se méfient toujours de cette minorité qu’elles voient comme une force pouvant menacer leur pouvoir.

Nationalisme kurde ou confédéralisme démocratique ?

Confrontés à cette impasse, à l’impossibilité d’une victoire militaire de la guérilla en Turquie, à l’emprisonnement de leur principal dirigeant, les dirigeants du PKK ont changé de doctrine officielle. Ils ont abandonné l’étiquette léniniste ou marxiste et même une partie de leur credo nationaliste, puisqu’ils déclarent maintenant être opposés aux États nations. Cela leur permet d’essayer de démontrer à Erdogan ou à al-Assad qu’ils ne sont pas forcément un danger pour leur pouvoir. On peut noter qu’ailleurs, au Mexique, les zapatistes du Chiapas ont abandonné, un peu de la même manière, le guévarisme. Alors que l’URSS n’existe plus, les références au socialisme sont moins en vogue. Se réclamer juste d’un confédéralisme démocratique, du féminisme et d’écologie sociale permet aussi de montrer qu’il n’y a pas là de menace contre l’ordre international des grandes puissances.

Entre 2012 et 2014, des pourparlers ont eu lieu entre le pouvoir d’Erdogan et le PKK, qui lui ont fait espérer des concessions de l’État turc. Mais depuis 2015 une sévère répression antikurde est orchestrée par Erdogan, et ni le PKK ni les partis légaux kurdes comme le HDP (Parti démocratique des peuples) ne peuvent plus compter gérer durablement des villes ou des régions en Turquie. Le PYD reste en situation de le faire en Syrie, avec le Rojava, où chaque assemblée doit compter au moins 40 % de femmes, où le canton de Djézireh essaye de raffiner lui-même son pétrole (avec des moyens rudimentaires). Le PKK/PYD présente la situation au Rojava comme une révolution, comme l’instauration d’une société nouvelle, sans classes, dont l’exemplarité devrait à terme lui permettre de faire tache d’huile. Cela séduit une partie de l’extrême gauche internationale. Une centaine de militants de différents pays seraient d’ailleurs partis combattre auprès des YPG, dont certains sont morts sous les bombes de Daech ou de l’armée turque, comme le Français Olivier Le Clainche en février 2018.

Quelles perspectives pour les territoires autonomes kurdes ?

En Syrie du Nord, le PYD dirige un petit territoire, bien plus vivable pour ses habitants que ceux qui l’entourent, dans un contexte de guerre et de barbarie. Ses dirigeants se disent conscients d’être coincés entre les différentes puissances, et tenus de se concentrer déjà sur leur simple survie. Celle de leur fédération ne dépend que des calculs des puissances impérialistes et des relations qu’elles ont avec les États proches. L’existence de cette zone autonome convient pour le moment au régime de Bachar al-Assad, pour faire tampon avec la Turquie. Elle convient encore plus aux États-Unis et à leurs alliés, leur permettant une présence en Syrie que, même limitée, ils paraissent souhaiter maintenir. Mais tout cela peut changer très vite.

Si le Rojava réussissait à durer, qu’en résulterait-il ? Son maintien, tout comme celui du Kurdistan irakien, ne pourrait résulter que d’un choix des puissances impérialistes. Elles pourraient opposer un tel petit État kurde aux États alentour, de la même façon que l’impérialisme utilise Israël comme une menace permanente contre les États arabes ou contre l’Iran. On peut remarquer qu’au début une partie importante des sionistes revendiquaient des idéaux socialistes et que cela n’a pas gêné l’impérialisme, car cela ne menaçait en rien sa domination. Quant au cas où ce serait une concession d’al-Assad au PYD et à la petite bourgeoisie kurde, ce ne pourrait être qu’une situation précaire et provisoire.

Depuis plus d’un siècle, les mouvements nationalistes kurdes luttent et se débattent pour tenter de se faire une place au milieu d’un Moyen-Orient qui a été balkanisé en fonction des intérêts de l’impérialisme et dont les divisions et les conflits ne font que s’aggraver. Au cours de toute cette histoire, ils n’ont pu conquérir quelques espaces de liberté que lorsque cela coïncidait avec les intérêts d’une des puissances présentes, et seulement jusqu’à ce que cela soit remis en cause par l’évolution des différents régimes et de leurs alliances.

Les Kurdes ne sont pas la seule minorité dont les droits à une existence nationale ont été piétinés par la domination impérialiste. On peut comparer leur situation à celle des Palestiniens et de bien d’autres peuples. Ces situations ne font que souligner de façon aiguë à quelle impasse mènent les politiques étroitement nationalistes d’organisations qui, même lorsqu’elles se teintent de marxisme, ne visent qu’à tenter de faire une place à telle ou telle minorité. Bien sûr, aller au-delà signifierait remettre en cause la mainmise de l’impérialisme, et finalement l’impérialisme lui-même, c’est-à-dire le système de domination économique, politique et militaire du capital financier qui a mis le monde entier en coupe réglée au mépris de la vie des peuples.

La seule force ayant réellement les moyens de renverser ce système, existant à l’échelle mondiale, est le prolétariat. Mettre fin à la domination de l’impérialisme implique de se placer sur son terrain en mettant en avant une politique de classe, celle de l’internationalisme prolétarien. C’est la voie qu’avaient prise les révolutionnaires russes de 1917, dans une situation dont les difficultés n’avaient au fond rien à envier à celles du Moyen-Orient actuel. Il n’y a pas d’autre voie pour ceux qui veulent non seulement faire valoir les droits nationaux des peuples, mais stopper l’évolution vers la barbarie qui marque la domination impérialiste dans des régions du monde de plus en plus nombreuses.

19 juin 2018