Europe - Immigration : les murs de la honte de l’Europe capitaliste

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novembre 2013

Début octobre, le naufrage au large de l'île italienne de Lampedusa d'un bateau de pêche chargé d'immigrants, pour la plupart originaires de la corne de l'Afrique, provoquait la mort de plus 300 d'entre eux. Moins d'une semaine plus tard, un autre bateau transportant 250 candidats à l'exil coulait au large de Malte, entraînant le décès d'au moins 30 personnes.

L'ampleur de ces drames a suscité une vive émotion, non seulement sur la petite île de Lampedusa, où la population s'est immédiatement mobilisée pour porter secours aux rescapés avant même les gardes-côtes, mais bien au-delà, en Italie, voire en Europe. Les centaines de cercueils alignés ont marqué l'opinion et plusieurs maires italiens, dont celui de Rome, ont proposé d'accueillir les survivants. Du pape, qui a dénoncé « le manque d'amour et la mondialisation de l'indifférence », à Barroso, président de la Commission européenne, qui a fait le déplacement à Lampedusa, promettant « une plus grande coopération entre les États membres », en passant par Ban Ki-Moon, le secrétaire général de l'ONU, réclamant « des mesures pour traiter les causes profondes de ces naufrages », tous les dirigeants politiques y sont allés de leurs larmes de crocodile.

Car il faut une sacrée dose d'hypocrisie et de cynisme aux dirigeants européens pour pleurer les morts de Malte ou de Lampedusa. Les véritables responsables de ces tragédies qui se succèdent inexorablement, mois après mois, dans la Méditerranée, le détroit de Gibraltar ou au large des Canaries, ce sont eux ! C'est le fruit de leur politique impitoyable pour limiter l'immigration légale et pour traquer tous ceux qui fuient comme ils peuvent la misère ou la guerre et tentent leur chance en Europe. Lampedusa, cette île italienne située plus près des côtes tunisiennes que de celles de la Sicile ; Malte, à quelque 300 kilomètres des côtes libyennes ; mais aussi Ceuta et Melilla, ces deux enclaves espagnoles incrustées au Maroc, ou encore le fleuve Evros ou la mer Égée entre la Turquie et la Grèce, sont en quelque sorte les postes avancés de la forteresse Europe entourée de murailles virtuelles ou bien réelles. Depuis vingt ans, selon les données concordantes collectées par plusieurs associations humanitaires, près de 20 000 personnes sont mortes au pied de ces murailles. Non seulement par noyade, les plus nombreux, mais aussi de soif, de faim ou de froid, étouffés dans les doubles fonds d'un camion, écrasés en traversant la route ou en tombant d'un camion, assassinés au cours de leur périple. Et cette comptabilité macabre ne tient compte ni de tous ceux qui sont morts bien avant d'arriver aux diverses frontières de l'Europe, dans les déserts ou les montagnes des pays de transit, ni de tous ceux qui ont disparu sans laisser de trace.

Quant à ceux qui ont réussi à franchir vivants tous ces obstacles, on sait quel genre d'accueil ils peuvent espérer en Europe. Alors que plus de 30 000 étrangers déboutés du droit d'asile ou immigrants clandestins sont expulsés chaque année du territoire français, sous Hollande tout autant que sous Sarkozy, le plus souvent en toute discrétion, l'arrestation de la jeune collégienne rom Leonarda Dibrani, en pleine sortie scolaire, a déclenché, outre des remous politiques au sein du Parti socialiste, la mobilisation immédiate de milliers de lycéens pour réclamer son retour. Ils dénonçaient en même temps l'expulsion tout aussi révoltante vers l'Arménie de Khatchik Kachartryan, un jeune majeur de 19 ans scolarisé en lycée professionnel, alors que sa mère vit à Paris. Cette réaction d'une partie de la jeunesse, dans un contexte où les idées xénophobes et réactionnaires ne cessent de progresser, a fait chaud au cœur. Même si l'initiative de ces manifestations revient aux organisations de jeunesse liées à la gauche du Parti socialiste, opposée et en concurrence avec Valls, il reste qu'elle a rencontré un écho immédiat dans une jeunesse sensible aux injustices sociales.

Ces manifestations, même interrompues par les vacances scolaires, ont posé un problème politique au gouvernement. Elles ont obligé Valls, directement responsable de ces expulsions via les circulaires envoyées aux préfets, ce ministre de l'Intérieur qui répète sur tous les tons depuis son investiture « qu'être de gauche n'est pas régulariser tous les sans-papiers » et qu'il entend mener une politique « ferme et humaine », à raccourcir son déplacement aux Antilles. Elles ont obligé Hollande, non pas à désavouer son ministre, qui est invité à poursuivre la démagogie sécuritaire et xénophobe de ses prédécesseurs à la place Beauvau, mais à imaginer une pirouette digne d'un tartuffe pour tenter de sortir de la crise. En interdisant toute arrestation en vue d'une expulsion pendant le temps scolaire ou périscolaire, il ne fait qu'élargir une circulaire rédigée en 2005 par Sarkozy, alors ministre de l'Intérieur de Jacques Chirac. En confirmant l'expulsion de la famille Dibrani vers le Kosovo, tout en autorisant Leonarda - mais elle seule, sans sa famille - à revenir en France, Hollande aura réussi, outre à se ridiculiser, à écœurer un peu plus la fraction la plus humaniste de son électorat, celle que heurtent les déclarations brutales de Valls, sans conquérir pour autant les partisans de la fermeté contre les immigrés. Ceux-là préférant comme toujours l'original à la copie, les coups de menton de Valls, sa fermeté affichée et ses déclarations contre les Roms [[Voir l'article de Lutte de classe n° 149 (février 2013) : « Après la droite, la gauche poursuit la traque des Roms, distillant le poison de la xénophobie ».]] ne feront qu'alimenter un peu plus le climat xénophobe et cautionner les idées véhiculées par le Front national.

Cette péripétie de la vie politique en France souligne que la gauche gouvernementale a abandonné jusqu'au vernis humaniste et progressiste qui la distinguait encore de la droite, au niveau du langage sinon de ses actes politiques. Dans toute l'Europe, que les gouvernements se disent de gauche ou de droite, ils affichent tous la même politique de fermeté et de répression vis-à-vis de l'immigration. Comme les dirigeants européens ne peuvent rien faire contre la crise qui alimente le chômage et exacerbe la concurrence entre les travailleurs pour gagner leur vie, qu'ils ne veulent s'en prendre ni à ses causes ni à ses effets, ils utilisent partout la même ficelle en désignant la fraction la plus fragile du prolétariat, les étrangers les plus pauvres, comme boucs émissaires. C'est cette politique qui tue aux portes de l'Europe, brise des familles et transforme des dizaines de milliers de vies en enfer. À la guerre de classe menée par le patronat contre les travailleurs dans chaque pays s'ajoute une véritable guerre menée aux frontières par les gouvernements européens contre les immigrants.

Schengen ou le prétendu « espace de liberté, de sécurité et de justice »

Depuis au moins 1995, date de création de l'espace Schengen, progressivement étendu à 26 États, y compris non membres de l'Union européenne comme la Suisse, tous les dirigeants européens s'entendent pour renforcer les frontières extérieures de ce qu'ils osent appeler un « espace de liberté, de sécurité et de justice européen ». En théorie, les contrôles aux frontières à l'intérieur de l'espace Schengen ont été abolis, tandis que le contrôle à l'extérieur a été au contraire considérablement renforcé, avec une mutualisation des moyens policiers et la création en 2004 de l'agence Frontières extérieures, dite Frontex, pour mettre en œuvre cette coopération dans la surveillance.

La disparition des postes frontières à l'intérieur de Schengen pourrait sembler un progrès pour les 400 millions de ressortissants européens concernés. Mais, outre que la majorité d'entre eux ont surtout la liberté d'aller se faire exploiter dans les régions européennes où ils peuvent trouver du travail, chaque État national peut rétablir temporairement, à la carte, le contrôle aux frontières. Mais surtout, il y a de moins en moins de liberté pour les immigrants. Ceux qui font une demande légale d'admission dans un État européen font face à des exigences administratives de plus en plus drastiques, des critères de ressources impossibles à satisfaire (un travailleur doit gagner jusqu'à 1,3 fois le smic en France pour pouvoir prétendre au regroupement familial), des niveaux de qualification ou d'études de plus en plus élevés pour obtenir un permis de travail. C'est qu'ainsi qu'en France moins de 200 000 immigrants sont légalement admis chaque année, l'immense majorité venant pour poursuivre des études ou rejoindre leur famille. Seuls 30 000 étrangers sont admis pour des raisons économiques, un nombre dérisoire pour un pays de 65 millions d'habitants.

Ceux qui fuient la guerre ou des persécutions, et demandent à ce titre l'asile en Europe, sont de plus en plus souvent déboutés. Ils ne sont pourtant pas aussi nombreux que les partisans de la fermeté le laissent entendre. En 2012, 330 000 personnes ont déposé une demande d'asile en Europe : cela représente moins de 0,1 % de la population européenne. Alors qu'en 1973 85 % des demandes d'asile étaient acceptées en France, depuis les années 1990 moins de 15 % le sont, un chiffre quasiment uniforme dans toute l'Europe et qui n'évolue plus. Cela n'empêche pas les démarches administratives d'être longues et les critères tortueux et très variables au cours du temps. Comme les demandeurs du droit d'asile n'ont plus le droit de travailler depuis 1991, une loi adoptée quand la socialiste Édith Cresson était chef du gouvernement, ceux qui ne sont pas pris en charge par un centre d'accueil, les trois quarts, sont condamnés à travailler clandestinement en attendant d'être fixés sur leur sort. Interdiction de travail, absence de ressources, soumission à une administration bureaucratique et aux procédures kafkaïennes, c'est cela « l'espace de justice et de sécurité » offert aux réfugiés. Et malgré ces conditions, ils sont pourtant nombreux ceux qui réussissent malgré tout à « s'intégrer » selon les critères de Valls, c'est-à-dire à trouver du travail, à faire vivre leurs proches, à scolariser leurs enfants et à démarrer une nouvelle vie.

La façon dont sont traités les réfugiés syriens cherchant l'asile en Europe est éloquente sur la politique des puissances européennes. Début octobre, une soixantaine de réfugiés syriens occupaient une passerelle d'embarquement des ferries à Calais et démarraient une grève de la faim pour exiger leur passage au Royaume-Uni où vivent leurs proches. Les chefs d'État européens, Hollande en tête, se disaient prêts à intervenir militairement en Syrie parce que Bachar el Assad martyrise la population syrienne, mais ils refusent de laisser circuler librement quelques dizaines ou mêmes quelques centaines de réfugiés. Comme le résumait avec colère l'un de ces réfugiés à qui l'on proposait de déposer une demande d'asile en France plutôt que de le laisser traverser la Manche : « Mais on vit dehors comme des chiens, on est pourchassé par la police, on voit qu'on n'est pas les bienvenus, alors comment songer à faire une demande d'asile ici ? » Quant aux autorités britanniques, après cette action des réfugiés, elles n'ont accepté que d'étudier des cas individuels.

L'affaire Leonarda a mis en lumière la situation des Roms du Kosovo et plus généralement des pays de l'ex-Yougoslavie. Des milliers de familles roms persécutées avaient fui le Kosovo après la guerre en 1999. Si la plupart n'avaient pas, et de loin, obtenu l'asile politique en Europe, un certain nombre s'y étaient installées. Mais depuis 2009, des accords de réadmission, signés entre plusieurs pays de l'Union européenne et le Kosovo en échange d'aides économiques et de la promesse de rejoindre à terme l'Union européenne, permettent le retour forcé des Roms. Selon le haut-commissariat aux réfugiés, 1570 Roms ont ainsi été renvoyés de force au Kosovo après dix ou douze ans de vie en Europe de l'Ouest. Ils ne retrouvent pas leur maison, quand ils en avaient une, et les enfants, grandis en Allemagne ou en France, ne parlent ni serbe ni albanais. La même situation prévaut pour des réfugiés roms venus de Serbie, de Macédoine ou d'Albanie.

Déboutés du droit d'asile ou immigrants clandestins subissent la même traque dans toute l'Europe. À l'intérieur de cet « espace de liberté » qu'est censé être l'espace de Schengen, le réseau Migreurop a recensé plus de 250 camps de rétention, d'attente ou d'éloignement, dans lesquels quelque 35 000 migrants sont en permanence enfermés de quelques jours à plusieurs mois selon les pays - jusqu'à 18 mois au maximum selon une directive européenne de 2008 - sans jugement, sans avoir commis de délit, dans des conditions de détention et sous des statuts juridiques très variables. On en trouve à toutes les portes d'entrée, au sein des grands aéroports, à proximité des ports ou des grandes gares. Certains, en Allemagne ou en Suisse par exemple, sont de véritables prisons dans lesquelles les migrants retenus doivent parfois cohabiter avec les détenus de droit commun. Même les centres d'enfermement les moins inhumains sont entourés de barbelés et de caméras de surveillance, tandis que les pires sont insalubres, remplis de vermine, saturés et privés de services médicaux, comme le rapportent les associations humanitaires. Pour ne prendre qu'un exemple, dans le camp de Corinthe en Grèce, les 1 200 migrants retenus depuis l'été 2012 se sont révoltés en août dernier quand leur détention a été portée de douze à dix-huit mois. Selon un article publié dans Le Monde, ils s'entassent dans des dortoirs où doivent cohabiter entre 70 et 80 personnes. Ils ont droit à deux promenades, le matin et le soir, et disposent de deux douches par pavillon, ouvertes une heure et demie par jour. Les plus grands camps du sud de l'Italie ou de l'Espagne ne valent pas mieux. Indicateur de la détresse et du désespoir des immigrants détenus dans ces camps de la honte, selon le journaliste Jean-Marc Manach travaillant pour l'association United, 335 se sont suicidés en dix ans, la majorité dans des centres de rétention en Allemagne.

Ces camps, dont l'existence même révèle la barbarie de cette Europe capitaliste, sont avant tout destinés à signifier aux migrants qu'ils ne sont pas bienvenus en Europe occidentale et qu'ils seront traités comme des délinquants. Ils sont là pour montrer aux opinions publiques des pays européens que les gouvernements luttent sans relâche contre l'immigration clandestine. Et au bout du compte, la moitié seulement des retenus de l'espace Schengen sont expulsés, les autres finissant par être libérés, faute de documents prouvant leur nationalité ou parce que leur détention est finalement jugée illégale. Pour autant, ceux qui ne sont pas expulsés ne sont pas régularisés. Ils entament alors une vie à moitié clandestine, livrés aux marchands de sommeil, condamnés à se faire exploiter doublement avec un travail au noir et à la merci permanente d'un contrôle policier.

Une répression qui augmente les risques et le prix du passage

Pour autant, il y a des dizaines de milliers d'expulsions chaque année. En France, le record a été battu en 2012, avec 36 822 reconduites à la frontière selon les chiffres du ministère de l'Intérieur ! Derrière ces chiffres froids sur lesquels Valls s'appuie, après Guéant, Hortefeux ou Sarkozy, pour cultiver son image d'homme d'État inflexible et pour flatter les préjugés xénophobes, combien de Leonarda ou de Khatchik dont la scolarité et l'intégration sont brutalement interrompues ? Combien de familles renvoyées dans un pays qu'elles ne connaissent pas ou dans lequel elles sont indésirables ? Combien de travailleurs brutalement renvoyés dans le pays qu'ils ont quitté faute d'avenir et qui n'auront d'autre choix que de retenter leur chance, d'économiser ou de s'endetter de nouveau pour payer un passage de plus en plus difficile et dangereux ?

La plupart des migrants qui réussissent à arriver en Europe occidentale ont derrière eux un périple de plusieurs années depuis leur départ. Un survivant de Lampedusa a raconté son histoire à un journaliste de L'Humanité. À 25 ans, il a fui le service militaire à vie en Érythrée. Passé au Soudan, il a travaillé pendant un an pour collecter les 1 600 dollars nécessaires à son transfert en Libye avec cent autres migrants. En Libye, il a dû payer de nouveau 1 600 dollars pour embarquer sur le maudit bateau. Un autre rescapé, 26 ans, a lui quitté le Nigeria. Il a traversé le désert entassé dans une voiture pendant trois semaines pour rejoindre la Libye, où il a travaillé pendant plusieurs mois au service des passeurs pour payer son billet. D'autres migrants, par d'autres filières, sont partis du Cameroun, du Niger, du Ghana ou du Mali, pour rejoindre l'Algérie puis le Maroc à travers le désert avant d'embarquer pour les Canaries ou de forcer le passage à travers l'enclave de Melilla ou de Ceuta comme plusieurs centaines d'entre eux l'ont fait collectivement, une nuit de ce mois de septembre, en prenant littéralement d'assaut la triple enceinte haute de six mètres et bardée de caméras et de barbelés.

Les frontières orientales de l'Europe sont, elles aussi, de plus en plus hermétiques. Des milliers de migrants d'Asie ou du Moyen-Orient font un détour par la Russie ou par l'Ukraine pour essayer de gagner un pays de l'Union européenne. Chaque fois, ce sont des risques, de longues marches de nuit, des voyages enfermés dans les doubles parois de conteneurs ou de camions, sans eau, en respirant de l'air vicié.

Quand les obstacles deviennent trop grands sur une route, les candidats à l'immigration en cherchent une autre, prenant encore plus de risques, allongeant le trajet. Chaque voie d'accès qui se referme implique plus de dangers, des exigences financières plus grandes de la part des passeurs, des sacrifices et des risques encore plus élevés pour les candidats à l'émigration et leur famille restée au pays. Mais tant qu'on n'aura pas débarrassé la planète de la barbarie engendrée par l'économie capitaliste, rien n'arrêtera l'immigration, parce que ce sont la misère ou les guerres qui poussent ainsi, chaque année, des milliers d'hommes et de femmes venant d'Afrique ou d'Asie à tenter de pénétrer dans cette Europe développée où, malgré la crise, même la vie traquée d'un sans-papiers est moins pire que celle qu'il laisse au pays.

Des frontières européennes délocalisées et une surveillance sous-traitée

Surveiller, contrôler et fermer les routes de l'immigration, c'est précisément la mission de l'agence publique européenne Frontex. Depuis sa création en 2004, son budget a été multiplié par quinze. Officiellement chargée de coordonner les contrôles frontaliers et les actions des différentes polices aux frontières, elle dispose de plus en plus de moyens propres, de dizaines d'hélicoptères et d'avions, de plus d'une centaine de bateaux, bientôt de drones, sans parler d'une panoplie de radars, caméras thermiques ou autres matériels de surveillance. Elle multiplie les opérations autonomes de surveillance baptisées avec des noms issus du panthéon grec : Jupiter, c'est le contrôle de la frontière ukrainienne, Chronos, le canal de Sicile. Frontex est une petite armée dans la guerre menée par l'Europe contre les immigrants pauvres, dont le fonctionnement et les prérogatives sont tellement opaques qu'ils ont été épinglés par le Parlement européen. L'altermondialiste suisse Jean Ziegler l'a assez justement qualifiée d'« organisation militaire quasi clandestine ».

Quand José Manuel Barroso, le président de la Commission européenne, promettait « une plus grande coopération entre les États membres » lors de sa visite à Lampedusa, ce n'était pas une coopération pour aider et accueillir les migrants. C'était une coopération pour mieux mettre en œuvre la traque commune menée par les États européens. Dès le 10 octobre, profitant des drames de Malte et Lampedusa, le Parlement européen votait massivement en faveur du programme Eurosur, un nouveau système de reconnaissance et de transmission de données, placé sous le contrôle de l'agence Frontex et dont le coût total est estimé à 224 millions d'euros. D'ailleurs, depuis sa création, Frontex sert d'interface, entre les industriels européens de la surveillance, EADS, Siemens, Thales ou Sagem, et l'Union européenne pour financer le développement puis l'achat de nouveau matériel. Et ce marché de la surveillance et de l'espionnage civil est aussi juteux qu'en pleine expansion. Tant que des îlots de développement et de richesse seront entourés d'un océan de misère, ce marché sera quasiment illimité. À défaut d'empêcher réellement l'immigration, la traque de plus en plus sophistiquée des clandestins a un rôle incontestable : celui d'enrichir les nombreux capitalistes du secteur.

Outre la surveillance des frontières, l'autre volet de la politique européenne a été d'imposer aux pays de transit qu'ils deviennent les mercenaires de l'Europe en traquant eux-mêmes les migrants sur leur territoire. Tous les accords de coopération économique conclus avec les pays du sud de la Méditerranée ou de l'Europe de l'Est contiennent une « clause migratoire ». Ces pays sont contraints de signer des accords de réadmission qui les obligent à reprendre non seulement leurs ressortissants en situation irrégulière mais aussi tous les sans-papiers ayant transité sur leur sol. Cela oblige ces pays à intensifier les contrôles à leurs propres frontières et à collaborer avec l'agence Frontex et avec les policiers européens. Les frontières de l'Europe sont ainsi délocalisées à Dakar, Istanbul ou Tripoli. Pour les mêmes raisons, des camps de rétention ont été installés en Turquie, en Libye, en Tunisie ou encore en Mauritanie. L'exemple espagnol est significatif. Pour enrayer la vague d'immigration en direction des îles Canaries depuis la Mauritanie ou le Sénégal, Luis Zapatero, alors Premier ministre (socialiste) espagnol, a lancé en 2006 le plan Afrika. Entre 2004 et 2006, plus de 30 000 migrants s'embarquaient chaque année sur des cayucos, ces pirogues de fortune pilotées par des pêcheurs reconvertis en passeurs, car les réserves halieutiques de la région étaient vidées par les bateaux-usines de l'Union européenne. Parmi les multiples mesures de ce plan, l'armée espagnole a ouvert elle-même un camp de rétention à Nouadhibou en Mauritanie. Le gouvernement espagnol a ensuite négocié avec le président sénégalais Abdoulaye Wade pour qu'il retienne les candidats au départ et réadmette tous les clandestins. Wade a marchandé : « Qu'ils me les renvoient mais qu'ils me donnent aussi des bassins de rétention d'eau. » Il lançait en effet un programme de développement agricole, le plan dit « retour des émigrants vers l'agriculture » (REVA). Moyennant une aide de vingt millions d'euros, une somme bien dérisoire pour l'État espagnol, un accord fut conclu. Du coup, dès le mois de septembre 2006, tous les Africains arrivant aux Canaries étaient automatiquement enregistrés comme « Sénégalais », même s'ils exhibaient des papiers maliens, ivoiriens ou autres. Il fallait en effet alimenter le véritable pont aérien qui ramenait des milliers d'immigrants chaque nuit vers Saint-Louis du Sénégal en vertu du plan REVA. Évidemment les immigrants « sénégalais » furent les grands perdants de ces tractations. Ils n'eurent ni les emplois promis par Wade dans l'agriculture ni les visas promis par Zapatero à un nombre limité d'immigrants légaux dûment sélectionnés.

L'Italie de Berlusconi négocia le même genre d'arrangement avec la Libye de feu Kadhafi au début des années 2000, pour qu'elle prenne sa place dans le contrôle des frontières européennes. Au cours de sordides marchandages, Kadhafi fit monter les enchères en alternant encouragements aux départs de clandestins et répression contre les migrants. Finalement, à partir de 2004, des patrouilles navales et aériennes mixtes italo-libyennes furent mises en place et le gouvernement italien a expulsé plusieurs milliers de migrants depuis Lampedusa vers la Libye. L'Italie finança la construction d'un grand nombre de centres de rétention en Libye pour interner les migrants venus d'Afrique centrale. Ces camps sont plus infâmes que les pires camps installés en Europe. Ni l'Italie ni l'Europe n'étaient gênées que les migrants subissent systématiquement des mauvais traitements lors des arrestations ou en détention, la surpopulation carcérale ou le renvoi forcé vers leurs pays d'origine. C'est aussi l'Union européenne qui finança, pour 300 millions d'euros, la mise en place d'un système de surveillance par satellites de la frontière sud de la Libye, pour le plus grand bonheur de la société espagnole Indra qui a emporté le marché à la barbe du français Thales.

Avant même la chute de Kadhafi, le Conseil national de transition libyen qui postulait au pouvoir assurait à ses protecteurs européens qu'il combattrait l'immigration illégale s'il arrivait au pouvoir. Dès avril 2012, le nouveau gouvernement libyen signait un accord migratoire copie conforme du précédent. Comme quoi la petite phrase du sénateur-maire UMP de Compiègne, Philippe Marini, exprimant tout haut après le dernier drame de Lampedusa ce que nombre de ses amis politiques pensent tout bas - « Cet afflux de réfugiés africains à Lampedusa et bientôt chez nous me fait regretter la disparition du régime Kadhafi en Libye » -, en plus d'être ignoble, était également stupide. Il est vrai que la chute de Kadhafi, avec le très fort affaiblissement du pouvoir central et le fractionnement du territoire en zones contrôlées par diverses milices concurrentes, peut laisser plus d'opportunité aux passeurs et aux trafiquants. Les migrants feront les frais de ce morcellement : ils courront des dangers accrus lors de leur transit en Libye, risqueront des internements successifs dans des camps de rétention contrôlés par des bandes armées rivales, le prix du passage augmentera, sans le moindre afflux de réfugiés « chez nous ». Il est d'ailleurs significatif qu'au plus fort de la guerre de 2011 en Libye, alors que l'aviation occidentale bombardait le pays, poussant les civils à l'exode, la quasi-totalité d'entre eux, plus de 900 000, a trouvé refuge dans les États voisins, de la Tunisie au Niger en passant par l'Algérie ou le Tchad, et moins de 16 000 ont tenté de venir en Europe, la plupart illégalement, car l'Europe n'a proposé d'accueillir qu'un millier de réfugiés.

L'avenir imposé par le capitalisme, fait de camps et de murs barbelés

L'ignominie et le cynisme des dirigeants européens vis-à-vis des populations d'Afrique ou du Moyen-Orient, que leur domination économique, leurs politiques ou leurs interventions militaires transforment en miséreux et en réfugiés acculés à l'émigration, sont sans limite. Leurs marchandages avec les régimes en place au sud ou à l'est de l'Europe, ce qu'ils appellent hypocritement « accords de réadmission », s'apparentent à de la traite humaine. Le sort réservé aux migrants débarqués en Europe, traqués et parqués dans des camps d'enfermement pour le seul crime de ne pas disposer de papiers officiels, est révoltant. Bien au-delà de la compassion et de la révolte, cette politique juge cette Europe capitaliste qui garantit la libre circulation des marchandises et des capitaux mais élève des murs mortels autour de ses frontières et multiplie les obstacles à la libre circulation des personnes.

Il y a un peu plus de vingt ans, les dirigeants occidentaux et les idéologues de la bourgeoisie voyaient dans la chute du mur de Berlin, et du rideau de fer coupant en deux l'Europe, la faillite du communisme et le triomphe du capitalisme. C'était certes la faillite du stalinisme. Mais, depuis vingt ans, le capitalisme « triomphant » a engendré tellement de misère à un bout, et une si grande accumulation de richesse à l'autre bout, qu'il doit se protéger derrière des murs de plus en plus fortifiés et mortels, autour de l'Europe, mais aussi entre le Mexique et les États-Unis, qu'il doit enfermer les derniers migrants arrivés dans des camps entourés de barbelés et qu'il n'a d'autre perspective à offrir aux classes populaires, appauvries et jetées au chômage, que de s'en prendre à la fraction la plus pauvre et la plus misérable d'entre elles, les derniers travailleurs migrants arrivés sur le sol européen.

Cette sombre perspective n'est évidemment pas une fatalité. Depuis plus d'un siècle, les moyens de production sont largement suffisants pour satisfaire les besoins de toute l'humanité sans qu'elle en soit réduite à se livrer une guerre permanente pour y accéder. L'Europe est l'une des deux régions du monde où se concentrent les plus formidables richesses. Mais le préalable est que les travailleurs arrachent ces moyens de production à la bourgeoisie pour en prendre eux-mêmes collectivement le contrôle. La guerre menée contre les migrants n'est finalement qu'un volet de la guerre menée par la bourgeoisie contre la classe ouvrière. C'est pourquoi, au-delà des aspects inhumains et révoltants de la répression contre les migrants, ce sont des raisons de classe qui doivent pousser les travailleurs à s'opposer aux attaques contre la fraction immigrée d'entre eux et à combattre la xénophobie. Pour être en situation de contester à la classe capitaliste sa mainmise sur l'économie, les travailleurs ne doivent ni se laisser diviser ni accepter de se laisser entourer de miradors et de barbelés.

21 octobre 2013

Extrait de l'éditorial des bulletins d'entreprise Lutte Ouvrière du 21 octobre 2013 :

Ce sont les capitalistes de la finance et de l'industrie et leur rapacité qui plongent de plus en plus de travailleurs dans la misère et le chômage ici. Et ils en font autant à l'échelle du monde car, pour eux, il n'y a pas de frontières qui tiennent.

Après avoir pillé les pays pauvres au temps de la colonisation et les avoir condamnés au sous-développement, les groupes capitalistes continuent de les exploiter et de les vider de leur sang. Si des centaines de milliers de pauvres ne voient plus d'autre solution que de tenter de passer clandestinement les frontières au péril de leur vie, c'est qu'ils ne peuvent plus vivre dans leurs pays.

« Les travailleurs n'ont pas de patrie », disait Marx, tant il est vrai que le sort que le capitalisme réserve aux prolétaires est d'aller là où il y a du travail. Tant il est vrai que rien ne leur sera jamais donné, jamais assuré, pas même le droit de se faire exploiter dans le pays où ils sont nés !

La vie de beaucoup de travailleurs est celle de perpétuels nomades. Pour certains, il s'agit de faire quelques dizaines de kilomètres pour changer d'usine et de ville. Mais d'autres sont forcés de faire des milliers de kilomètres, de changer de continent, de langue et d'abandonner leurs attaches.

Aujourd'hui, des jeunes Français diplômés tentent une carrière à l'étranger, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, à Singapour. Personne ne leur conteste ce droit. Il n'y a aucune raison d'en priver les autres travailleurs. Quels que soient sa nationalité, son origine ou ses papiers, tout travailleur doit être libre de circuler et de s'installer où il le souhaite.

Le mouvement ouvrier conscient s'est toujours affronté à tous ceux qui voulaient opposer les travailleurs les uns aux autres pour les détourner du combat à mener contre les exploiteurs. La solidarité de classe et l'internationalisme doivent constituer les valeurs de la classe ouvrière

« Non aux expulsions », « régularisation de tous les travailleurs » font partie de ses revendications. Elles participent de la conscience des travailleurs de se considérer comme un tout et d'avoir à mener un combat commun pour se libérer et libérer toute la société de l'oppression et de la misère.

Le capitalisme a réalisé le brassage des travailleurs du monde entier. Il les a soudés dans un sort commun. Il faut que leur lutte pour s'émanciper devienne commune !