Allemagne - Du découpage de 1945 à une réunification bancale

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février 2010

La majorité des innombrables émissions consacrées au vingtième anniversaire de la chute du mur de Berlin ont donné des rôles respectifs de l'Union soviétique et des alliés occidentaux dans la division de l'Allemagne une image, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, qui n'a que de lointains rapports avec la réalité, en faisant retomber l'essentiel des responsabilités sur l'URSS.

L'impérialisme américain, qui à partir de son entrée en guerre en décembre 1941 était la puissance dominante à l'Ouest, avait deux préoccupations essentielles quant à ce qui se passerait après la fin du conflit : empêcher son rival allemand de redevenir une puissance économique de premier plan et faire en sorte que la défaite militaire de son rival ne débouche pas sur des mouvements révolutionnaires prolétariens, comme cela avait été le cas en 1918.

Le plan Morgenthau et la « responsabilité collective » du peuple allemand

Quand les premiers succès militaires alliés permettent d'entrevoir une prochaine victoire, le gouvernement américain commence à réfléchir au sort qu'il imposera à l'Allemagne vaincue. Le secrétaire d'État au Trésor, Morgenthau, élabore alors un plan qui prévoit le découpage de l'Allemagne, par ailleurs amputée de la Silésie, de la Prusse-Orientale et de la Sarre, en trois États différents, la Rhénanie du Nord (avec la Ruhr transformée en zone internationale sous l'autorité de l'armée britannique), et deux États « indépendants », l'un au nord-est et l'autre au sud. Ce plan prévoyait également le travail forcé au titre des réparations et le démantèlement de tous les équipements industriels et charbonniers : il visait la transformation de l'Allemagne en un pays voué à l'agriculture et à l'élevage.

Roosevelt approuve. « Il est de la plus haute importance - aurait-il déclaré dans son entourage - que chacun en Allemagne prenne conscience que cette fois, l'Allemagne est vaincue. Je ne veux pas les faire mourir de faim. Mais, à titre d'exemple, s'ils ont besoin de manger le minimum, on leur donnera trois fois par jour une soupe que distribuera l'armée. Le fait qu'ils forment une nation vaincue doit, sur le plan collectif comme individuel, être marqué à tel point qu'ils hésiteront avant d'engager une nouvelle guerre .» (Cité par l'historien André Kaspi dans La Deuxième Guerre mondiale - Chronologie commentée.)

Lors de la conférence de Québec de septembre 1944, qui réunit Roosevelt et Churchill, ces idées sont acceptées, avec quelques réticences, par les Britanniques, qui se demandent comment dans ces conditions l'Allemagne pourra payer des réparations de guerre.

Une directive envoyée par le gouvernement américain au général Eisenhower, commandant en chef en Europe, confirme, de manière un peu moins brutale, l'orientation avancée par Morgenthau :

« Il faut faire sentir aux Allemands que les méthodes de guerre sans pitié de l'Allemagne et de la résistance fanatique nazie ont détruit l'économie allemande et rendu inévitables le chaos et la souffrance et qu'ils ne peuvent fuir les conséquences d'actes dont ils sont responsables. L'Allemagne n'est pas occupée dans le but d'être libérée, mais en tant que nation ennemie. Elle devra être désarmée, dénazifiée et décentralisée. La fraternisation entre occupants et occupés sera fortement découragée. Les principales industries seront contrôlées ou supprimées. » (Directive JCS 1037 du Comité des chefs d'états-majors américains au commandant en chef américain en Europe, citée dans le livre La dénazification par les vainqueurs, ensemble d'études réunies par Jérôme Vaillant.)

Pour justifier cette politique, les dirigeants des États-Unis avaient donc repris la notion infâme de « responsabilité collective », que les nazis avaient largement utilisée contre les populations occupées (surtout à l'Est) et contre les communautés juives. Ainsi, les hommes politiques prétendument « démocrates », qui avaient regardé avec bienveillance, en 1933, « Monsieur Hitler » briser la classe ouvrière allemande et ses organisations, mettaient dans un même sac, avec les dirigeants nazis, les Allemands qui s'étaient laissé abuser par leur démagogie, ceux qui avaient traversé leur règne la rage au cœur, et ceux qui croupissaient dans les camps de concentration. En deux mots, les bourreaux et leurs victimes !

Les projets américano-britanniques inspirés du plan Morgenthau ne faisaient pas grand cas du rôle que pourraient jouer dans l'Allemagne vaincue les Soviétiques, auxquels la conférence de Téhéran, fin 1943, avait seulement donné des assurances sur des gains territoriaux. Mais l'évolution de la situation militaire, fin 1944, fit de l'URSS un allié destiné à jouer un rôle essentiel dans l'occupation de l'Allemagne.

En effet, après avoir évacué en quatre mois la quasi-totalité du territoire français, la Wehrmacht opposa une résistance énergique aux alliés occidentaux dès que la ligne de front fut proche de la frontière allemande. L'offensive lancée par Montgomery à la mi-septembre 1944, qui visait à franchir les différents fleuves des Pays-Bas, pour atteindre dans la foulée le cœur industriel de l'Allemagne que constituait la Ruhr, se solda par un échec. Deux mois plus tard, ce fut l'armée allemande qui reprit l'offensive dans les Ardennes, et il fallut attendre la fin-janvier 1945 pour que l'armée américaine réoccupe tout le terrain qu'elle avait dû céder.

Pendant ce temps l'armée soviétique, depuis les positions qu'elle occupait le long de la Vistule, avait à la mi-janvier lancé une offensive d'hiver qui en quelques semaines l'amena sur les rives de l'Oder, à quelques dizaines de kilomètres de Berlin.

Quand s'ouvrit le 4 février la conférence de Yalta, réunissant Roosevelt, Churchill et Staline, il était plus que probable que l'armée soviétique aurait la possibilité d'entrer dans Berlin bien avant les Occidentaux.

Roosevelt, Churchill et Staline, alliés contre la révolution sociale

Cette situation n'offrait pas que des désavantages aux dirigeants des impérialismes américain et britannique. Ils partageaient avec Staline un même souci : faire en sorte que la fin de la guerre ne donne pas lieu à une explosion sociale telle que celle qui avait secoué l'Europe à la fin du premier conflit mondial. Car Staline ne voulait pas plus d'une telle explosion, qui aurait ébranlé le pouvoir de la bureaucratie soviétique, que Roosevelt et Churchill, défenseurs du système capitaliste. Et Staline, qui pouvait s'appuyer sur des partis soi-disant communistes à sa dévotion, était même le mieux placé pour jouer le rôle du gendarme contre-révolutionnaire.

Car il n'y a que les professionnels de l'antisoviétisme, hommes politiques ou prétendus historiens, pour affirmer que le but de Staline était d'instaurer le « communisme » dans les territoires qu'occuperait l'armée soviétique. La décision, en mai 1943, de dissoudre une Internationale communiste qui avait depuis longtemps abandonné toute perspective révolutionnaire, symbolisait cet abandon. Et toute l'histoire ultérieure de l'URSS, jusqu'à sa disparition, témoigne de cela.

Ces innombrables historiens qui ont expliqué après coup la place faite à l'URSS lors des accords de Yalta par la naïveté ou la maladie de Roosevelt ont seulement montré qu'ils ne comprenaient rien à la politique. Car moins de trente ans après la révolution russe et la révolution allemande, tous les dirigeants des pays belligérants craignaient que la guerre ne débouche sur une nouvelle vague révolutionnaire.

C'est même une préoccupation qu'Hitler avait partagée avec Staline, et qui explique le caractère particulièrement sauvage de la guerre sur le front est. Avant même de lancer ses troupes contre l'URSS, en mai 1941, le gouvernement nazi avait adopté la « directive commissaire » qui enjoignait à la Wehrmacht de liquider sur-le-champ tous les responsables et les commissaires politiques capturés, et ordonné la destruction de tous les secteurs industriels dans les territoires conquis, en précisant : « Défense formelle de tenter de sauver la population de la mort par la famine ». De son côté, après le déclenchement des hostilités, la politique stalinienne, oubliant que Marx et Engels étaient allemands, avait développé un chauvinisme anti-allemand qui culmina avec de véritables appels à la vengeance et aux viols dès que l'armée soviétique pénétra sur le territoire allemand.

Cette crainte de la révolution prolétarienne était visible dans nombre de décisions des gouvernements alliés. La déclaration qu'ils n'accepteraient pas d'autre issue à la guerre que la capitulation sans condition de l'Allemagne, prise dès 1943, était moins dirigée contre les nazis que destinée à empêcher les Alliés de se retrouver dans une situation analogue à celle de novembre 1918, où la révolution allemande s'était développée dans un pays qui venait de signer un armistice. Et en fait cette politique faisait le jeu des nazis qui pouvaient d'autant plus facilement affirmer que le but de guerre des Alliés était le démantèlement de l'Allemagne, et qu'il n'y avait pas d'autre solution pour le peuple allemand que de continuer le combat jusqu'à la victoire.

De même, les « bombardements stratégiques » sur l'Allemagne ne visaient pas seulement à paralyser l'économie allemande et à terroriser la population (ce qui la poussait là aussi à la résistance), mais aussi, en particulier dans les derniers mois de la guerre, à disperser la population des villes, à l'émietter. On peut dire qu'aucune ville allemande d'une certaine importance ne fut épargnée par ces bombardements massifs. À Hambourg par exemple, à la fin de la guerre, plus de la moitié (53 %) des maisons étaient réduites à des tas de décombres. Dresde, qui ne présentait aucun caractère stratégique et fut anéantie par les aviations américaine et britannique en février 1945, est peut-être l'exemple le plus connu. Des dizaines de milliers de personnes, des civils pour l'essentiel, y périrent.

Plus qu'un partage des zones d'influence visant le long terme, la conférence de Yalta, même si les frontières qui en sortirent subsistèrent pendant quarante-cinq ans, visait à la répartition des zones où chacun des Alliés jouerait le rôle de gendarme dans la période qui venait immédiatement.

Certains ont beaucoup glosé, également, sur les raisons qui ont poussé Eisenhower à ne pas essayer de prendre les Soviétiques de vitesse pour arriver avant eux à Berlin. Cela n'aurait pas été si facile. Les Anglo-américains n'avaient réussi à franchir le Rhin qu'en mars 1945. Dans la Ruhr les combats se poursuivirent jusqu'à la mi-avril. Et la prise de Berlin, avec les combats acharnés dans les ruines que cela impliquait, s'annonçait très lourde en pertes humaines. De fait, les Soviétiques la payèrent d'un prix très élevé.

Il y eut bien quelques généraux comme Patton, dont les neurones fonctionnaient peut-être très bien sur le plan militaire, mais beaucoup moins bien sur le plan politique, pour rêver de foncer sur Berlin et d'affronter immédiatement les Soviétiques. Mais encore aurait-il fallu convaincre les GI de tourner leurs armes contre leurs alliés de la veille, ce qui n'aurait pas été si simple, et surtout prendre le risque de déclencher cette explosion sociale que tous les politiques craignaient.

Et puis Berlin, qui se situait au milieu de la zone d'occupation soviétique décidée à Yalta, mais qui devait être administrée conjointement par les Alliés, n'était pas la seule capitale en cause. Le statut de Vienne devait être identique. Or l'armée soviétique occupait Vienne depuis le 13 avril. Les alliés occidentaux n'entrèrent en Autriche que deux semaines plus tard. Des deux côtés, les accords de Yalta furent appliqués à la lettre et les deux capitales occupées conjointement par l'URSS et les alliés occidentaux.

Après la capitulation, l'Allemagne se trouva amputée d'un quart (24 %) de son territoire. La Prusse-Orientale fut partagée entre l'URSS et la Pologne, la Silésie et tous les territoires situés à l'est de la ligne Oder-Neisse également donnés à la Pologne qui, il est vrai, se trouva largement amputée à l'est au profit de l'URSS. L'Autriche avait été proclamée indépendante dès le 27 avril, avec à sa tête comme chancelier le social-démocrate Karl Renner, fonction qu'il avait déjà occupée de 1918 à 1920, époque où - ironie de l'histoire - il revendiquait pour l'Autriche le droit de se rattacher à la République allemande, mais s'était heurté au veto français.

Le drame des « personnes déplacées »

L'un des grands drames de l'immédiat après-guerre fut celui des « personnes déplacées » dans lequel les dirigeants occidentaux ne le cédèrent en rien aux bureaucrates staliniens en matière d'inhumanité.

Les Juifs rescapés des camps de concentration se retrouvèrent d'autant plus longtemps parqués dans des camps « DP » (displaced persons) qu'aucune terre d'accueil ne s'offrait à eux, et que l'antisémitisme était largement répandu dans l'armée américaine. Earl Harrison, envoyé spécial de Truman en Allemagne, conclut dans un rapport, en août 1945, que les DP juifs « ont été libérés davantage au sens militaire du terme que dans la réalité » et que « nous semblons traiter les Juifs comme les nazis les traitaient, sauf que nous ne les exterminons pas ».

Les Juifs allemands avaient beau avoir été victimes des persécutions nazies, ils étaient allemands, donc considérés comme ex-ennemis.

Le célèbre général Patton offre un exemple du degré d'antisémitisme que l'on pouvait trouver dans les plus hautes sphères du commandement américain. Justifiant l'enfermement des DP juifs dans des camps (qui étaient souvent des camps nazis reconvertis), Patton écrivait ainsi dans son journal : « Si les Juifs n'étaient pas sous bonne garde, ils ne resteraient pas dans les camps, mais s'égayeraient comme des sauterelles et devraient éventuellement être arrêtés après qu'un certain nombre auraient été tués et qu'un nombre important d'Allemands auraient été dévalisés ou assassinés. (...) Il y a encore énormément à faire surtout parce que, dans la plupart des cas, le type juif est dans sa majorité un exemple de sous-espèce sans les raffinements culturels et sociaux de notre temps. Je n'ai jamais vu un groupe de gens qui semble plus manquer d'intelligence et d'esprit (Le journal de Patton a été publié en 1974 par la Houghton Mifflin Company sous le titre The Patton Papers.)

». Le comportement de Patton le fit relever de ses fonctions, et la situation des DP juifs s'améliora quelque peu après la tournée d'inspection de Harrison. Mais ceux qui recherchaient une terre d'asile se heurtèrent longtemps à la mauvaise volonté de la plupart des pays qui auraient pu les accueillir. Et en 1946, des dizaines de milliers de Juifs polonais survivants gagnèrent l'Allemagne après le pogrom de Kielce, au cours duquel - à la suite de la disparition d'un enfant attribuée à un « crime rituel » - 42 personnes furent assassinées.

Parmi les personnes déplacées, il y avait aussi les quatorze millions d'Allemands qui furent expulsés d'Europe centrale et orientale, en fonction des déplacements de frontières. La conférence de Potsdam avait en effet décidé que « les trois gouvernements (c'est-à-dire les USA, la Grande-Bretagne et l'URSS), après avoir examiné la question sous tous ses aspects, reconnaissent qu'il y aura lieu de procéder au transfert des populations allemandes restant en Pologne, en Tchécoslovaquie et en Hongrie ».

Quelque 9,5 millions de ces Allemands expulsés venaient de Poméranie, de Silésie et de Prusse- Orientale, territoires annexés par la Pologne ou par l'URSS. Environ 3,5 millions venaient de Tchécoslovaquie, principalement de la région des Sudètes. Il y avait certes parmi eux des colons installés par le régime nazi dans les territoires de l'Est. Mais la plupart étaient les descendants de familles qui vivaient depuis des générations dans des régions dont même le traité de Versailles n'avait pas contesté le caractère allemand. Et si tous ces Allemands « déplacés » avaient été expulsés de territoires directement ou indirectement administrés par l'URSS, cela se fit donc avec le plein accord des alliés occidentaux, en application des décisions prises à Yalta et à Potsdam.

Cela se fit de manière brutale, inhumaine : lors du départ, en règle générale, ces millions de personnes expulsées avaient quelques heures pour préparer entre dix et trente kilos de bagages, le reste étant purement et simplement confisqué, et commençait alors, pour ces vieillards, ces femmes et ces enfants, un long périple dans le froid glacial, sans destination connue.

Suivant les estimations, l'exode de ces populations aurait entraîné entre 1,4 et 2,1 millions de morts.

Les appétits de l'impérialisme français

L'armée française n'avait joué qu'un rôle modeste dans les combats qui amenèrent l'écroulement de l'Allemagne nazie. De Gaulle n'avait été invité ni à la conférence de Yalta, ni à celle de Potsdam qui se tint après la capitulation allemande, en juillet 1945. La France y obtint cependant une zone d'occupation en Allemagne et en Autriche, et la participation à l'administration quadripartite de Berlin et de Vienne. Mais elle n'était pas pour autant dépourvue d'appétits annexionistes.

Dès l'automne 1944, le gouvernement français avait publiquement formulé ses revendications concernant une Allemagne dont la défaite militaire n'était plus qu'une question de temps : le morcellement de celle-ci et l'annexion de la Sarre et de la rive gauche du Rhin.

En ce qui concerne la Sarre, les Alliés lui donnèrent partiellement satisfaction, en acceptant d'en faire un protectorat français. Mais ils refusèrent d'en faire autant pour la rive gauche du Rhin. De Gaulle, lors d'un voyage à Moscou, en décembre 1944, avait tenté, mais en vain, de faire appuyer cette revendication par Staline.

La politique française en Sarre visait ouvertement à couper tous les liens de cette région avec l'Allemagne. Dès 1945, la France créa un mark sarrois, différent du mark en vigueur dans le reste des territoires allemands. Deux ans plus tard ce mark sarrois fut remplacé par un franc sarrois. En 1947, une constitution proclamant que « la Sarre est un territoire organisé de manière autonome, démocratique et sociale, et économiquement rattaché à la France », c'est-à-dire de fait un État indépendant sous protectorat français, fut adoptée par le Landtag de Sarre, élu après des élections où tous les partis étaient autorisés... sauf ceux qui se prononçaient en faveur du rattachement à l'Allemagne !

Cette situation perdura des années. Une sélection sarroise, différente de la sélection allemande, avait même participé aux Jeux olympiques de 1952. Mais la République fédérale allemande qui était née entre-temps, et qui était un membre important de l'OTAN, revendiquait le retour de la Sarre à l'Allemagne. Un projet de doter la Sarre d'un statut européen, et non plus seulement français, considéré comme un moindre mal par le gouvernement français, soumis à référendum, fut rejeté par plus de 67 % des Sarrois. La France n'avait plus d'autre possibilité que d'accepter le rattachement de la Sarre à la RFA, qui devint effectif le 1er janvier 1957.

Les débuts de la guerre froide et ses conséquences

En mars 1946, Churchill prononça à Fulton, aux États-Unis, un discours demeuré célèbre, dans lequel il parlait du « rideau de fer » descendu à travers l'Europe. Ce discours mettait au grand jour les divergences apparues entre les ex-Alliés depuis la capitulation allemande. C'est que ni les accords de Yalta, ni ceux de Potsdam, n'avaient été faits pour organiser le partage de l'Europe en deux zones d'influence pour les décennies à venir (même si dans la réalité ils jouèrent ce rôle durant près de quarante-cinq ans). Il s'était agi pour les puissances impérialistes comme pour l'URSS de faire face aux problèmes immédiats, de s'assurer contre tout risque d'explosion sociale. Mais ce risque une fois écarté, l'impérialisme n'avait aucune raison de renoncer à toute influence dans les territoires occupés par l'armée soviétique.

Le même Churchill a rapporté, dans ses souvenirs, avec quel cynisme lui et Staline s'étaient mis d'accord en octobre 1944 sur un partage définissant en pourcentage les intérêts respectifs des Occidentaux et de l'URSS dans les pays balkaniques. Mais un tel accord ne réglait rien. Les Occidentaux ne voulaient pas renoncer à toute influence en Europe de l'Est, et l'URSS entendait en faire un glacis protecteur, maintenant ses propres frontières loin de celles de l'Europe occidentale.

Les divergences entre les ex-Alliés commencèrent à se manifester sur le plan économique, l'URSS étant censée exporter des produits agricoles de sa zone d'occupation vers l'Ouest, les Occidentaux transférer des machines de la Ruhr vers l'Union soviétique, les frontières et les douanes entre les quatre zones d'occupation multipliant les difficultés, sans qu'il soit possible de déterminer dans quelle mesure ces problèmes étaient réels, ou n'étaient que des prétextes à des épreuves de force entre les Occidentaux et l'URSS.

Quoi qu'il en soit, le 1er janvier 1947, les USA et la Grande-Bretagne fusionnèrent économiquement leurs zones d'occupation respectives pour en faire la « bizone ». En avril 1948, la bizone et la zone française devenaient membres de l'OECE (Organisation européenne de coopération économique) chargée en particulier de la répartition des crédits prévus par le plan Marshall. Or ce plan, qui prévoyait l'arrivée massive de capitaux américains en Europe, était vu par l'URSS comme une manœuvre destinée à placer les pays d'Europe de l'Est qu'elle occupait dans l'orbite américaine.

Dans ce nouveau contexte politique, le plan Morgenthau était évidemment tombé dans les oubliettes. Il ne s'agissait plus de créer plusieurs États à partir des dépouilles de l'Allemagne, de les vouer à un rôle essentiellement agricole, mais de faire de l'Allemagne occidentale un allié contre l'URSS.

En juin 1948, la zone française d'occupation avait rejoint la bizone, devenue du coup la trizone. Une conférence réunissant à Londres USA, Grande-Bretagne, France et Bénélux se prononça pour la formation d'un État allemand à partir de la trizone. Trois semaines plus tard, l'URSS engageait contre les Occidentaux un bras de fer qui allait durer presque un an, en leur interdisant le libre accès à Berlin par les autoroutes, ou par les chemins de fer, qui permettaient de ravitailler Berlin-Ouest à partir de la trizone. Les gouvernants américains écartèrent la solution qui aurait consisté à essayer de briser ce blocus par la force, avec tous les risques d'extension du conflit que cela aurait pu comporter. Ils choisirent de tenter de ravitailler Berlin-Ouest grâce à un pont aérien, auquel les Soviétiques à leur tour n'osèrent pas s'opposer. C'était une solution que permettait seule l'énorme supériorité des USA - qui assurèrent l'essentiel du trafic - en matière de flotte aéronautique. Durant 324 jours, un gigantesque ballet aérien (plus de 850 vols par jour en moyenne) permit d'acheminer plus de deux millions de tonnes de fret (charbon, carburants, nourriture).

Finalement l'URSS leva le blocus le 12 mai 1949. C'était pour elle un échec d'autant plus grand que, pour des millions d'Allemands, les USA avaient cessé d'être des occupants pour devenir des protecteurs.

Quelques semaines plus tard, la RFA (République fédérale d'Allemagne) voyait le jour.

L'URSS, qui ne tenait pas à maintenir la division de l'Allemagne, et qui aurait accepté une Allemagne réunifiée et neutre (c'est la solution qui fut finalement appliquée en Autriche en 1955), tarda plusieurs mois à prendre une mesure symétrique à celle des Occidentaux. Mais finalement, en octobre 1949, la zone d'occupation soviétique fut à son tour érigée en État « souverain ». La République démocratique allemande était née.

De la « doctrine Hallstein » à « l'Ostpolitik »

La RFA se présenta aussitôt comme la seule représentante légale de l'Allemagne. Après la formation du gouvernement Adenauer, le secrétaire d'État aux Affaires étrangères, Walter Hallstein, formula la doctrine qui porta son nom, et qui impliquait une rupture diplomatique avec tous les États (hormis l'URSS) qui reconnaîtraient la RDA. Cette règle fut notamment appliquée à l'égard de la Yougoslavie en 1957 et de Cuba en 1963. En représailles l'URSS empêcha les Démocraties populaires d'entretenir des relations diplomatiques avec la RFA.

Cette politique des gouvernements de droite CDU-CSU qui se succédèrent jusqu'en 1969 était évidemment bien vue de la fraction la plus réactionnaire de l'électorat, qui se refusait à accepter les pertes territoriales de l'Allemagne par rapport à ses frontières de 1937. Mais elle privait l'impérialisme allemand de toute possibilité d'avoir des relations économiques avec les Démocraties populaires.

Ce fut l'arrivée des sociaux-démocrates au pouvoir, en 1969, qui débloqua la situation, dans un contexte où les États-Unis, à la suite de leur échec au Vietnam, étaient en train d'abandonner la politique de « containment » (d'endiguement), qui depuis le début de la Guerre froide visait à s'opposer à toute extension de la zone d'influence soviétique, pour lui substituer la recherche d'un équilibre dynamique.

Brandt abandonna la doctrine Hallstein pour lui substituer une Ostpolitik (politique vers l'Est) visant à un rapprochement avec l'Union soviétique et les Démocraties populaires. Deux traités marquèrent ce virage en 1970 : le traité de Moscou signé avec l'URSS et le traité de Varsovie conclu avec la Pologne, aux termes desquels la RFA reconnaissait la ligne Oder-Neisse comme frontière occidentale de la Pologne.

Que l'Ostpolitik ait correspondu à ce que souhaitait à l'époque l'ensemble de la bourgeoisie allemande est illustré par le fait que les députés de la CDU ne votèrent pas contre la ratification de ces traités, mais se contentèrent de s'abstenir.

Enfin, en décembre 1972, un « traité fondamental » fut signé entre la RFA et la RDA, qui se reconnaissaient ainsi mutuellement. Formellement, il entérinait la division de l'Allemagne. Mais l'Ostpolitik, en permettant à la bourgeoisie allemande de gagner une influence économique, et donc politique, dans toute l'Europe de l'Est, allait favoriser le développement des forces centrifuges qui tendaient à éloigner les Démocraties populaires de leur tuteur soviétique.

Et quand l'URSS, ébranlée par une nouvelle crise de succession et à la recherche d'un accord général avec l'impérialisme, se désintéressa du sort des Démocraties populaires, l'Ostpolitik donna vingt ans après ses derniers fruits avec la réunification allemande.

Quelle réunification ?

Mais cette réunification s'est faite dans le cadre d'un capitalisme décadent, vivant en grande partie en parasite des subsides de l'État, qui s'est révélé bien incapable d'unifier économiquement le pays.

La légende véhiculée par les admirateurs du système capitaliste prétend que l'industrie de l'Allemagne de l'Est était exsangue avant la réunification. Mais en réalité, c'est après qu'elle a été détruite.

La Treuhand était cet organisme chargé, après la réunification, de privatiser « selon les règles de l'économie de marché », les quelque 8 500 entreprises d'État que comptait alors l'économie de la RDA, employant au total quatre millions de salariés. Une fois sa mission accomplie, une grande partie des entreprises avait été fermée, et surtout, 95 % des quatre millions d'emplois avaient été détruits. La Treuhand n'a pas réellement privatisé, elle a plutôt offert les entreprises d'État de l'Est aux trusts ouest-allemands, qui les ont souvent achetées pour un mark symbolique et les ont ensuite fermées, surtout lorsqu'elles risquaient de leur faire concurrence, après avoir mis la main sur les marchés qu'elles détenaient. Les trusts d'Allemagne de l'Ouest ont fondu sur l'industrie est-allemande comme une nuée de sauterelles : ils ont fermé les usines, pillé les comptes et se sont fait des fortunes en revendant les terrains appartenant aux usines.

Il y avait, avant la réunification, en Allemagne de l'Est 145 entreprises de plus de 5 000 salariés. On n'en compte plus aujourd'hui que cinq.

Il y a bien eu quelques investissements... qui ont coûté cher surtout à l'État, sous forme de déductions d'impôts, ou d'aides pour financer une partie des salaires.

Au nom de la « reconstruction » de l'Est, de grosses entreprises du bâtiment de l'Ouest ont reçu des dizaines de milliards pour construire des bâtiments qui restent vides parce que personne ne peut en payer les loyers.

Aujourd'hui, l'économie de l'Est porte bien des traits d'une semi-colonie. Les sièges sociaux des entreprises d'une certaine taille se trouvent presque toujours à l'Ouest. De même, il n'y a pour ainsi dire pas de millionnaires, sans parler de milliardaires, à l'Est. La plupart des entreprises sont des filiales de trusts de l'Ouest (BASF, Volkswagen, Edeka, SAP...). Non seulement les sièges sociaux, mais aussi tout ce qui est recherche-développement se trouve à l'Ouest, au point qu'on parle de l'Est comme de « l'établi de l'Ouest » (c'est-à-dire qu'il y a à l'Est les ateliers de montage de l'Ouest, sans pouvoir décisionnel ni possibilité de se développer).

Le résultat de tout cela, c'est un chômage deux fois plus élevé qu'à l'Ouest et une misère bien plus grande. Pour ceux qui ont du travail, le temps de travail est plus élevé à l'Est, les conditions de travail encore moins bonnes et les contrats plus précaires. Les salaires sont nettement inférieurs : la moyenne s'élève à 75 % de la moyenne salariale à l'Ouest, et la richesse moyenne des foyers s'élève péniblement à 40 % de ce qu'elle représente à l'Ouest. Tous ceux qui en ont la possibilité et l'énergie, en particulier les jeunes, « émigrent » vers l'Ouest et laissent derrière eux des campagnes désertes et des villages où il ne reste même plus une seule boutique.

Mais comme l'État a prétendu que les sacrifices qu'il a demandés à la population de l'Ouest étaient destinés à financer la reconstruction de l'Est, les « Ossies » (les Allemands originaires de l'Est) ne sont pas toujours vus d'un bon œil à l'Ouest.

« Wir sind ein Volk », nous sommes un peuple, scandaient les manifestants de 1989, qui attendaient pour la plupart beaucoup de la réunification qui s'annonçait. Vingt ans plus tard, ce singulier apparaît quelque peu exagéré. À l'intérieur d'une frontière commune, les deux Allemagnes continuent d'exister.

4 janvier 2010

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