France - Face aux attaques du patronat et du gouvernement

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Eté 2004

Malgré le désaveu que lui a infligé l'électorat, par deux fois à trois mois d'intervalle, le gouvernement Raffarin reste en place. Du moins jusqu'à ce que Chirac en décide autrement. Ainsi fonctionne leur démocratie. Au premier tour de la présidentielle de 2002, Chirac n'avait recueilli que 19,88 % des voix sur son nom. Deux ans après, le principal parti de sa majorité gouvernementale, celui qui détient tous les postes de ministres, sauf un concédé à l'UDF, n'a obtenu que 16,64 % des voix, à peine un sur six des électeurs, déjà minoritaires, qui ont participé au vote. Et pourtant, le gouvernement continue comme si de rien n'était, comme s'il représentait la majorité du pays. Il a, en tout cas sur le plan institutionnel, trois ans devant lui jusqu'aux élections présidentielle et législatives qui auront lieu en 2007.

Une fois rangés les panneaux électoraux des élections européennes, le gouvernement n'a plus à se préoccuper de ce que pense l'électorat, pas même le sien propre. Il est d'ailleurs, d'ores et déjà, bien plus préoccupé par le changement du rapport de forces entre l'UMP et l'UDF et, plus encore, par les intrigues autour de l'élection du nouveau président de l'UMP pour remplacer Juppé, rattrapé par ses ennuis judiciaires. Derrière tout cela, se dessinent déjà les grandes manœuvres en vue de la prochaine élection présidentielle, et notamment le sourd conflit qui oppose Chirac, l'actuel occupant du palais de l'Élysée, à Sarkozy, qui ambitionne de prendre sa place en 2007.

Les chocs des ambitions personnelles à l'intérieur de la droite ne concernent en rien la classe ouvrière. Et pas davantage ce qui en résultera. Si un Sarkozy ou un Bayrou s'adressent à des composantes différentes de l'électorat de droite, ils soutiennent le gouvernement Chirac-Raffarin et sont tous solidaires de sa politique ouvertement antiouvrière, même si Bayrou le fait en minaudant, histoire de montrer sa différence.

Deux ans après le score sans précédent de Chirac au deuxième tour de la présidentielle - obtenu, faut-il le rappeler, avec la coopération de l'ensemble de l'ex-gauche plurielle -, entraînant l'élection d'une Assemblée où l'UMP a la majorité absolue, la droite reste divisée. Division qui explique que la droite qui est majoritaire dans l'électorat de ce pays n'a gouverné que 8 années sur les 23 dernières. À la division entre la droite gouvernementale et l'extrême droite, s'ajoute cette autre division à l'intérieur même de la droite gouvernementale, opposant ceux qui se revendiquent plus ou moins du gaullisme et cette autre composante, hétéroclite, qui s'est reconnue dans le passé dans un Lecanuet, puis dans un Giscard, avant que Bayrou n'ambitionne de la représenter.

La dernière en date des tentatives d'unification, celle qui voulait agglomérer dans l'UMP, sous l'égide de Chirac et de Juppé, l'ancienne UDF et l'ancien RPR notamment, se révèle être un nouvel échec. Une grande partie des dirigeants de l'UDF a certes rejoint l'UMP, mais ce n'est pas pour autant que cette dernière a réussi à drainer à son profit l'ensemble des deux électorats. Celui de l'UDF, loin de disparaître, s'est au contraire renforcé entre la présidentielle de 2002 et les européennes de 2004. La morgue de l'UMP, plus que des désaccords politiques, a alimenté le crédit de sa concurrente.

Mais si cette division entre partis de droite peut leur faire perdre le gouvernement, il reste que la majorité des électeurs se reconnaît dans la droite. C'est un fait social. La prépondérance de la droite en politique reflète le poids de la petite bourgeoisie dans le pays et son influence sur une partie des classes populaires. Le spectre politique de cet électorat de droite va de la frange qui se reconnaît en Bayrou, son jésuitisme social, ses discours pro-européens et son refus d'un parti unique à droite, à sa frange la plus réactionnaire dont les préférences se partagent entre Le Pen, de Villiers ou Sarkozy.

Au-delà des différences, ce qui réunit cependant cet électorat, c'est la défense de la propriété, l'admiration de l'ordre et de la sécurité, une méfiance viscérale vis-à-vis des salariés, l'hostilité à leurs mouvements revendicatifs et le conservatisme social, accompagné d'une pointe ou - c'est selon - d'une bonne dose de racisme. La compétition qui se déroule entre les différents partis de la droite, voire à l'intérieur de ceux-ci, se déroule devant cet électorat-là et sous son arbitrage.

C'est dire que, même si l'UMP est menacée de perdre dans trois ans les législatives, voire la présidentielle, jusque-là, le gouvernement Raffarin - ou son successeur - poursuivra ses attaques contre le monde du travail. Il n'a aucune raison de mener une politique plus modérée sur ce terrain. Toute la droite, de l'extrême droite à Bayrou, a été partisan de la " réforme " des retraites, repoussant l'âge de départ en retraite et amputant le montant des pensions. Comme toute la droite est profondément d'accord pour " réformer " l'assurance maladie au détriment des salariés. Comment ne le serait-elle pas d'ailleurs puisque, sur ce plan, pas grande différence ne la sépare non plus des dirigeants du PS ?

La droite, dans son ensemble, est hostile même à ces malheureuses lois Aubry qui, bien qu'elles favorisent plus le patronat que les salariés, sont entachées du péché capital de parler de réduction du temps de travail. Les attaques contre la classe ouvrière continueront. Quitte à perdre les élections, la droite cherchera à rendre le maximum de services aux capitalistes, ce que son électorat ne lui reprochera pas.

Le patronat continuera les licenciements, les délocalisations, il continuera à généraliser la précarité, à aggraver les conditions de travail, sans se heurter à la moindre opposition du côté de l'État. Une part croissante du budget servira à aider le grand patronat et à multiplier les avantages fiscaux pour les bourgeois individuels. Cela signifie nécessairement que l'on prendra aux classes populaires, aux salariés, aux retraités, aux chômeurs. Cela signifie aussi liquider de plus en plus ce qui, dans les services publics, n'est pas " rentable ", c'est-à-dire tout ce qui en fait précisément des services publics. Que cette évolution soit poussée jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à la privatisation des secteurs rentables, devient dès lors presque secondaire pour les catégories les plus défavorisées de la population (sinon du point de vue des possédants qui lorgnent vers ces secteurs). Les soins gratuits, l'éducation gratuite sont déjà des fictions et même les transports collectifs qui dépendent de l'État - SNCF, RATP - comme La Poste sont plus préoccupés de gagner de l'argent ou d'en économiser que d'assurer une desserte convenable pour tous.

La pression du grand patronat sur un gouvernement qui n'a rien à lui refuser sera d'autant plus forte qu'il n'a pas l'intention de faire des cadeaux, dans une période où l'économie capitaliste reste poussive et où l'extension du marché ne peut pas procurer cette croissance continue du profit qui est le moteur du fonctionnement des entreprises.

Et ce n'est pas le Parti socialiste qui freinera les ardeurs de la droite sur ce terrain. Les deux élections qui viennent de se dérouler l'ont remis en selle. Non seulement elles en ont fait le premier parti de ce pays, dont l'audience électorale dépasse très largement celle de l'UMP, mais, elles ont aussi consacré sa prédominance à l'intérieur même de la gauche. Malgré l'expérience désastreuse du gouvernement de la gauche plurielle, le destin politique de l'ensemble des partis de gauche, du PCF aux Verts, est lié au destin du PS. Ils ont tout fait pour cela, les dirigeants du PCF en particulier, au fil des ans, au fil des élections et des participations gouvernementales.

Si le PCF a réussi à sauver les meubles en dépassant les 5 % aux élections européennes (5,24 %), cela reste inférieur à ses résultats, pourtant déjà bas, des européennes de 1999. À fortiori, ses dirigeants ne peuvent guère prétendre y voir le début d'une nouvelle ascension électorale.

Quant aux Verts, après avoir revendiqué bruyamment la place de second parti de la gauche, leurs résultats marquent le pas.

Le PS peut se poser en parti qui incarne la gauche dans sa totalité, et il ne s'en prive pas.

Les dirigeants du PC comme ceux des Verts peuvent ruer dans les brancards et critiquer le PS au moment des élections, se plaindre de ses attitudes de " parti dominant ", leurs perspectives sont liées à celles du PS. Ils savent qu'ils n'ont une chance de s'approcher de nouveau de la mangeoire gouvernementale qu'à condition que le PS réussisse.

D'ici 2007, le gouvernement de droite fera la campagne électorale du Parti socialiste. C'est ce qui s'est passé pendant les deux ans qui se sont écoulés entre l'an 2002, si calamiteux pour le PS, et cette année 2004 où il a resurgi et se pose de nouveau comme une alternative à Chirac-Raffarin. À moins d'une amélioration importante de la situation économique, peu probable, ou, dans un autre ordre d'idées, à moins d'exploser sous la poussée des ambitions contradictoires de ses présidentiables, le temps travaille pour un PS dans l'opposition qui peut même se payer le luxe de ne rien promettre. Son succès éventuel en 2007 ne dépend pas de l'attraction qu'il exerce mais de la répulsion que provoque la droite au gouvernement, dans des classes populaires.

C'est dire que les travailleurs ne pourront compter en aucune manière sur le PS pour les défendre face à la droite au pouvoir. Ses dirigeants continueront à éviter tout ce qui peut apparaître comme un engagement moral à revenir sur les mesures antiouvrières du gouvernement. À plus forte raison, ils ne chercheront pas à contester la légitimité du gouvernement, si ce n'est sous la forme de phrases très générales, dont la gauche s'est fait une spécialité, en demandant à Chirac de " prendre ses responsabilités " pour tenir compte du verdict des urnes aux régionales et aux européennes.

Reste l'attitude des organisations syndicales. Il leur reviendrait de proposer aux travailleurs un plan de résistance aux attaques du gouvernement. Il faudrait cependant être particulièrement naïf pour penser qu'elles le feront.

Ce n'est pas d'hier que les appareils syndicaux sont devenus les agents de la bourgeoisie au sein de la classe ouvrière. Certains d'entre eux assument ce rôle ouvertement, pour ainsi dire fièrement. La direction confédérale de la CFDT n'a même pas fait de manières pour aider un gouvernement particulièrement réactionnaire à faire accepter par les travailleurs ses attaques contre les retraites.

Quant à la CGT, si ses militants sont souvent ceux qui maintiennent dans leurs entreprises un certain état d'esprit de résistance, comme le montrent les actions menées en ce moment même à EDF, sa direction ne cache pas son désir de recentrage. La négociation entre " partenaires sociaux " est devenue l'objectif majeur, pour ainsi dire exclusif, des appareils syndicaux vis-à-vis aussi bien du grand patronat que du gouvernement. Pourtant, sans un rapport de forces, que seules des luttes collectives majeures peuvent imposer, négociation signifie concrètement abdication ouverte des syndicats devant le grand patronat, le gouvernement et alignement sur leurs propositions.

Les syndicats sont cependant plus sensibles que les partis de gauche à la pression du monde du travail. S'ils ne sont jamais aux avant-postes pour proposer une stratégie de lutte aux travailleurs, ils peuvent cependant être amenés par la pression des travailleurs à " couvrir " ce qui se fait.

La direction de la CGT assume - et peut-être, encourage - en ce moment les actions spectaculaires d'un certain nombre de travailleurs d'EDF-GDF, comme les coupures de courant ciblées ou, au contraire, le rétablissement du courant pour les familles modestes qui ont été privées d'électricité. Mais elle peut d'autant plus le faire que ces actes spectaculaires sont le fait d'une minorité qui a bien sûr mille fois raison de se battre mais qui se bat le dos au mur.

Celle-ci bénéficie de la sympathie de la majorité des travailleurs d'EDF, contents que les actions se poursuivent mais pas nécessairement décidés à s'y engager eux-mêmes. Et au-delà de la corporation, elle bénéficie d'une large sympathie dans le monde du travail. Mais il s'agit d'un combat défensif. Il est tout à fait justifié, ne serait-ce que pour administrer la démonstration que le projet du gouvernement se fait contre l'opinion et les aspirations des travailleurs d'EDF. Mais rien n'indique, pour le moment, que ces luttes sont les hirondelles d'un printemps de luttes ouvrières.

Les dirigeants de la CGT d'EDF qui, il faut le rappeler, ont été désavoués il n'y a pas si longtemps lorsqu'ils s'apprêtaient à conclure un accord avec la direction sur les retraites, ne prennent aucun risque vis-à-vis de l'État quand ils tentent de redorer leur blason. Ils peuvent le faire d'autant plus facilement que les autres syndicats s'opposent ouvertement aux actions telles qu'elles se mènent.

Quant à l'attaque contre l'assurance maladie, elle concerne l'ensemble des salariés. L'offensive gouvernementale sur ce terrain s'est déployée sur bien des années et ses préparatifs ont commencé sous le gouvernement Jospin.

Mais, alors que les mesures exigées par le grand patronat sont poursuivies par-delà les changements de majorité et de gouvernement, il n'y a, en face, du côté des confédérations syndicales, aucune volonté d'opposer au plan offensif de la bourgeoisie un plan de défense des travailleurs.

Dès les préparatifs de l'offensive, les confédérations syndicales ont repris les arguments les plus mensongers des dirigeants politiques sur la nature et la cause du " déficit de la Sécurité sociale " ou sur la " nécessité de faire des réformes ", alors que le déficit, lorsque déficit il y a, est entièrement dû au grand patronat et que la première des réformes devrait être d'obliger le patronat à payer ce qu'il doit.

À partir de là, il a suffi au gouvernement d'étaler les mesures dans le temps, de vérifier, en en annonçant certaines, la résistance qu'elles trouvaient dans l'opinion publique et de noyer le tout dans des discours mensongers prétendant que le gouvernement veut ce que la population veut : sauver la Sécurité sociale ! Une stratégie consciente, d'un côté, quelques manifestations ponctuelles, de l'autre. Avec pour résultat ces séances à l'Assemblée où les décisions gouvernementales sont entérinées les unes après les autres, à l'approche des congés d'été.

Le succès ou l'échec de telle ou telle manifestation ne dépend certes pas des seules confédérations syndicales - encore que certaines ont été ouvertement sabotées par des confédérations qui appelaient pourtant à y participer -, mais c'est là où les problèmes ne se découpent pas en rondelles. Ce qui est nécessaire du point de vue des intérêts du monde du travail, ce ne sont pas des actions-alibi qui, au lieu de renforcer la confiance et la combativité des travailleurs, renforcent, au contraire, la conviction que " c'est foutu ", qu'il n'y a rien à faire.

Si les attaques du patronat et du gouvernement sont diverses et multiformes, elles s'intègrent toutes dans la guerre sociale menée par la bourgeoisie pour accaparer sans cesse une part croissante de la richesse nationale. Seule, la lutte d'ensemble peut modifier le rapport des forces.

Le courant révolutionnaire est trop faible dans le pays, en dehors d'une mobilisation spontanée de la base, pour qu'il puisse espérer pousser les syndicats vers une véritable politique de défense du monde du travail. En revanche, s'il mène une politique juste et si les travailleurs sont poussés à la lutte par l'offensive permanente des patrons ou par telle ou telle provocation gouvernementale, il peut trouver une audience et peser sur l'orientation de la lutte.

C'est cette possibilité d'une remontée des luttes - que rien n'annonce pour l'instant - qui fait que les trois années à venir restent à écrire.

25 juin 2004