Communisme et communautarisme

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Eté 2005

Il est courant d'entendre parler de "communauté". Quand il s'agit de la "communauté chinoise", de la "communauté maghrébine", etc., cela désigne au moins une origine géographique commune. Quand on parle de "communauté juive" ou de "communauté musulmane", c'est d'autant plus discutable que ces étiquettes religieuses sont alors apposées à des personnes regroupées en fonction de la religion qu'on leur prête (car elles englobent généreusement les non-pratiquants et les athées), et ne correspondent pas davantage à des groupes socialement homogènes. Et derrière ce mot de "communauté" se cachent des problèmes très différents.

La forme d'esprit "communautaire" qui conduit souvent, dans un premier temps, des populations immigrées de fraîche date à se regrouper, ne serait-ce qu'en raison de leur communauté de langue, et à s'entraider face à un contexte hostile, est tout à fait naturelle et compréhensible. Toutes les émigrations, y compris les plus anciennes, celles amenant vers les villes des paysans venus des régions rurales de l'hexagone, ont connu cela. Tout naturellement, c'est autour des premiers arrivés qui ont trouvé un travail que viennent se regrouper ceux qui prennent à leur tour le chemin de l'émigration.

Mais pour être inévitable dans un premier temps, cet émiettement de la classe ouvrière en fonction de l'origine géographique de ses membres a dès ses origines amené le mouvement socialiste à tout mettre en œuvre pour surmonter ces barrières, convaincu qu'il est que le mouvement ouvrier se doit d'accueillir ses frères et sœurs de classe d'où qu'ils viennent, de les intégrer dans ses organisations de défense et de lutte, indépendamment des différences de nationalité, de sexe, de croyances religieuses, etc., qu'ils y ont toute leur place naturellement.

La classe ouvrière s'est constituée à partir d'une masse de travailleurs extrêmement diversifiée, drainée et rassemblée par le capitalisme industriel à partir des campagnes, et très vite à partir des pays voisins, puis de plus en plus éloignés. Unifier cette classe présentait bien des difficultés, dont la principale résidait dans le fait que la formation même du prolétariat, sous l'égide du capitalisme, s'était faite sous le signe de la concurrence.

La révolution industrielle a en effet imposé la concurrence généralisée entre les individus, la guerre de tous contre tous, car le patronat veut en face de lui une masse de travailleurs émiettée sur le marché de l'emploi. C'est une politique liée à l'exploitation capitaliste depuis ses origines. Dès 1844-45, Engels expliquait que "la domination de la bourgeoisie n'est fondée que sur la concurrence des ouvriers entre eux, c'est-à-dire sur la division à l'infini du prolétariat, sur la possibilité d'opposer entre elles les diverses catégories d'ouvriers". Le Manifeste du Parti communiste (1848) constatait de même que "l'organisation du prolétariat en classe est sans cesse détruite par la concurrence que les ouvriers se font entre eux".

C'est justement face à cette situation que le mouvement révolutionnaire a constitué son programme, qui souligne ce que tous les travailleurs ont en commun, la valeur de leur unité de classe en vue du rôle qu'ils sont susceptibles de jouer pour l'avenir de l'humanité; et c'est la raison même de la fondation de l'Association internationale des travailleurs en 1864.

C'est ainsi qu'est né un mouvement politique ouvrier se réclamant du marxisme, se donnant pour tâche de représenter l'avenir de l'ensemble du monde ouvrier, et, partant, œuvrant à l'intégration de toutes les composantes immigrées du monde du travail au sein d'une même classe ouvrière.

Cette intégration dont nous sommes partisans n'est pas ce qu'on appelle ainsi dans les milieux officiels. Il ne s'agit pas d'intégrer les travailleurs émigrés dans une "nation française", de toute manière historiquement dépassée. Il ne s'agit pas de les faire renoncer à tous les éléments de leur culture d'origine, de demander par exemple aux ouvriers venus d'Afrique de renoncer au sens de la solidarité qui les a bien souvent amenés à émigrer, pour adopter l'individualisme si largement répandu dans la société française. Il s'agit de l'intégration dans la classe des travailleurs. Dans la seule classe capable d'ouvrir à l'humanité la perspective d'une culture socialiste, bien supérieure à toutes les cultures nationales, mais ayant su s'enrichir du meilleur de chacune d'elles.

Dans sa lutte pour développer une conscience de classe, le mouvement socialiste a eu à combattre, y compris en son sein, bien des préjugés: les préjugés anti-féministes, les préjugés racistes, fruits du colonialisme et de l'impérialisme, et qui servaient de justification à la domination des grandes puissances européennes. Il n'est pas besoin d'aller chercher au-delà du Rhin des exemples de mépris pour les "sous-hommes" des pays coloniaux. Il suffit d'ouvrir les livres avec lesquels on enseignait il y a à peine plus d'un demi-siècle l'histoire et la géographie aux enfants de l'école "laïque", et de voir en quels termes ils parlaient des peuples d'Afrique, d'Asie ou d'Océanie. Il suffit de se souvenir de cette "exposition coloniale" où, en 1931, furent exhibés comme des bêtes curieuses, parqués dans des enclos, une centaine de Canaques, amenés sans ménagement de Nouvelle-Calédonie. Les plus arriérés des pauvres des métropoles impérialistes pouvaient ainsi se consoler de leur misère en se flattant d'appartenir à une "race supérieure".

À cette responsabilité des classes dominantes s'ajouta malheureusement celle des grands partis ouvriers qui se mirent à leur service. Le "Front populaire" ne mit pas un instant en cause la légitimité de "l'empire colonial français". Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Parti socialiste et le Parti communiste français participaient aux gouvernements responsables des massacres de 1945 à Sétif et Guelma, en Algérie, de la répression qui ensanglanta Madagascar en mars 1947, du début de la guerre d'Indochine. Pire encore, le Parti socialiste, en la personne de Guy Mollet, porte la responsabilité de la guerre d'Algérie, des pleins pouvoirs donnés à l'armée, de l'emploi généralisé de la torture. Et cette répression commença avec la complicité de fait du PCF, qui avait voté les "pouvoirs spéciaux" à Guy Mollet.

Tout ce passé pèse lourd, et n'est évidemment pas fait pour faciliter la tâche de ceux qui militent pour convaincre les travailleurs que, quelles que soient leurs origines, français ou immigrés, ils appartiennent à une même classe sociale, ayant les mêmes intérêts.

Mais en outre, cette lutte se heurte à des difficultés propres à notre époque. Non seulement à cause d'une situation économique marquée par le fait que les jeunes travailleurs, qu'ils viennent des pays ex-coloniaux, ou plus généralement des pays économiquement sous-développés, ou qu'ils descendent de travailleurs plus anciennement installés en France, se retrouvent pour beaucoup dans la situation de prolétaires sans emploi ou dans des emplois précaires sous-payés. Mais aussi à cause du recul du mouvement ouvrier. Le ralliement du PS, puis du PCF, à l'ordre capitaliste n'avait pas empêché la présence, dans les entreprises et dans les quartiers, de milliers de militants actifs, capables de défendre devant leurs frères de classe la perspective de l'émancipation sociale. Mais depuis trente ans, démoralisés par la crise, la politique de la gauche au pouvoir et la disparition de l'URSS, ces militants se sont faits de plus en plus rares.

Dès 1981 en effet, les gouvernements "de gauche" se sont montrés tout entiers voués au service des intérêts patronaux, donc incapables d'enrayer le chômage et l'extension de la pauvreté. Une situation face à laquelle, si l'ensemble de la droite a pratiquement enfourché le cheval de bataille de Le Pen avec sa puanteur raciste, les partis de gauche, PCF compris, ont détruit l'idée même qu'une autre politique, en faveur des travailleurs, était possible. Sur le sujet de l'immigration, non seulement ils n'ont eu aucune politique indépendante, mais les gouvernements socialistes se sont même livrés à une surenchère sur les mesures répressives, au point de s'être vantés d'avoir fait plus de reconduites à la frontière et de charters d'expulsion que la droite... Julien Dray plaide aujourd'hui encore pour une politique d'immigration ouvertement discriminatoire de quotas par pays...

Malgré quelques mises en scène à grand spectacle ou le parrainage de l'association "SOS Racisme", rien de concret n'est venu changer la vie dans les cités et les quartiers où une grande proportion des familles issues de l'immigration vit à l'heure du chômage et du dénuement.

Mais lorsque le sentiment d'appartenir à une même classe sociale s'est affaibli -du fait de l'affaiblissement des organisations syndicales et politiques militant pour l'entretenir et le consolider pas à pas, y compris en dehors des luttes-, cela laisse le champ libre à toutes sortes de repliements de type communautariste, y compris à la démagogie des propagandistes les plus ouvertement réactionnaires, faisant le plus souvent des religions, et de leurs interprétations les plus intégristes, leur arme de combat. Les militants de l'islam intégriste ont alors peu à peu rempli le vide laissé par la disparition des structures collectives de type politique ou syndical, qui pouvaient exister auparavant dans les villes et les banlieues. Et le désarroi, la déception, les ressentiments, la rage ont progressivement trouvé à s'exprimer dans des structures communautaristes.

Cette montée du communautarisme s'inscrit dans une période qui voit une montée, dans tous les milieux, des idées religieuses, des idées de droite.

En France aujourd'hui, cela s'affiche dans la rue, sur le plan vestimentaire, par le port de la kippa, du voile ou de la barbe islamiques. Car cela touche aussi bien la jeunesse d'origine juive que la jeunesse d'origine maghrébine ou africaine.

Les thèmes de nature "communautariste" fournissent un fonds de commerce en quelque sorte tout trouvé à des démagogues tels que le prédicateur musulman Tariq Ramadan, qui est en fait un homme dont l'objectif est politique. Pour quelqu'un comme lui, la jeunesse qu'il milite à embrigader sous la bannière de l'islam n'est qu'une base, un tremplin.

En cherchant à différencier ces jeunes de façon visible de l'ensemble de la société avec des campagnes aussi ostentatoires, par exemple, que celle du port du voile islamique par les jeunes filles et les femmes, il vise à un contrôle étroit de la vie de toutes, y compris les "insoumises", et de tous, car il fait des garçons des gardiens de prison.

Il faut bien constater que des aliments pour entretenir leurs feux, ces gens-là peuvent facilement en trouver. Ainsi, par exemple, à travers l'héritage dans la société française actuelle du passé esclavagiste et colonialiste de la bourgeoisie.

L'"Appel des Indigènes de la République", lancé à l'initiative d'organisations musulmanes (notamment, des groupements proches de Tariq Ramadan) et de personnes de la mouvance altermondialiste, peut ainsi faire un constat incontestable lorsqu'il dénonce, au nom de jeunes issus des ex-colonies françaises et des DOM-TOM, les discriminations dont ils sont victimes: "Discriminées à l'embauche, au logement, à la santé, à l'école et aux loisirs, les personnes issues des colonies, anciennes ou actuelles, et de l'immigration post-coloniale sont les premières victimes de l'exclusion sociale et de la précarisation". Encore qu'il faudrait faire le même constat de discrimination à propos des jeunes Turcs, ou des jeunes venus de l'Europe de l'Est, bien que leur pays d'origine n'ait jamais été une colonie française ! Car ce n'est pas tant feu le colonialisme français que le bien vivant capitalisme français qui est responsable de leur situation.

Mais il est vrai que "l'idéologie coloniale perdure". On a pu le constater encore récemment avec le vote de la loi du 23 février 2005 qui demande que les programmes de recherche universitaire ainsi que les programmes scolaires "reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord (...)".

On peut relever en passant que les manœuvres de réhabilitation des empires coloniaux sont dans l'air du temps aussi en Grande-Bretagne, véhiculées par exemple par Gordon Brown, ministre des Finances, plus ou moins considéré comme l'héritier de Tony Blair, pour lequel "l'époque est révolue où la Grande-Bretagne devait présenter des excuses pour son histoire coloniale" (Daily Mail, 5 janvier 2005).

Mais en dépit de la justesse d'une partie de son constat, l'"Appel des indigènes de la République" ne se place pas, bien au contraire, sur le terrain de la libération des opprimés.

On peut d'ailleurs se demander pourquoi il incrimine avec tant d'insistance "la République" -comme si les monarchies et les empires qui se sont succédé au XIXe siècle n'avaient pas joué un rôle de premier plan dans l'expansion coloniale de la France. À moins que ce ne soit pour éviter d'avoir à utiliser les mots bourgeoisie, capitalisme et impérialisme ! Car ce texte met tous "les Français" dans un même sac, en occultant les oppositions de classes. Il est pourtant facile de voir que Noirs et Arabes ne sont pas seuls à être victimes du chômage.

Ne pas dire que c'est l'exploitation capitaliste qui est, à la source, responsable de cette situation, et des oppressions de type racial qui s'y intègrent, s'attacher à donner une coloration ethnico-communautariste à la question, qui est sociale, revient à affaiblir la conscience de ceux qui sont tous des victimes de l'exploitation capitaliste, en les divisant; à entraver la prise de conscience par les exploités et les opprimés de la nécessité d'une lutte de classe solidaire et fraternelle.

Le texte fait plus que montrer le bout du nez de la nature de ses inspirateurs: "Discriminatoire, sexiste, raciste, la loi anti-foulard est une loi d'exception aux relents coloniaux"... "Sous le vocable jamais défini d'"intégrisme", les populations d'origine africaine, maghrébine ou musulmane sont désormais identifiées comme la Cinquième colonne d'une nouvelle barbarie qui menacerait l'Occident et ses "valeurs". Frauduleusement camouflée sous les drapeaux de la laïcité, de la citoyenneté et du féminisme, cette offensive réactionnaire s'empare des cerveaux et reconfigure la scène politique".

Ces affirmations manifestent évidemment un culot assez incroyable: "sexiste", la loi anti-foulard ? Cette loi est ce qu'elle est et vaut ce qu'elle vaut -et la cause des femmes eût été mieux défendue si elle avait été prise au nom de l'égalité des sexes plutôt que sous d'ambigus prétextes de "laïcité"- mais "sexiste", "raciste" ? On vise avant tout ici à piéger un public précis, celui qui a peur de se faire traiter de "raciste" par ces escrocs politiques. De même lorsqu'on profère les accusations de nostalgies coloniales, qu'on parle d'un "racisme post-colonial" à propos de ceux qui se refusent à servir de marchepied aux militants islamistes tels que Tariq Ramadan.

Brandir l'anti-impérialisme, l'anticolonialisme, l'antiracisme, c'est évidemment une arme maniée par les islamistes à destination des milieux "de gauche" ou "progressistes" dans un but de chantage et d'intimidation. Elle y rencontre un certain écho, en particulier au sein de la mouvance altermondialiste, qu'on a vue offrir à Tariq Ramadan des tribunes lors de forums altermondialistes tels que celui de Saint-Denis ou lors du Forum social européen de Londres en octobre 2004, soutenir les manifestations en faveur du voile dans les écoles ou encore les appels des "indigènes de la République" et pour des "Assises de l'anticolonialisme post-colonial" au mois de mai.

Cette mouvance altermondialiste est tellement hétérogène, diffuse et sans principe, qu'elle peut même exhiber le film "Un racisme à peine voilé", militant haineusement contre les opposant(e)s au voile islamique, dans des "forums sociaux" dans le pays.

Dans un article très critique contre "ces altermondialistes en perte de repères" (paru dans Politis, 20 janvier 2005), Bernard Cassen souligne, s'agissant d'ATTAC dont il est pourtant président d'honneur, un point significatif: l'audience de Tariq Ramadan auprès d'une partie de la jeunesse musulmane "constitue la meilleure de ses lettres de créance auprès d'une fraction de la mouvance altermondialiste qui croit ainsi avoir trouvé la porte d'entrée vers des catégories populaires qu'elle a par ailleurs peine à attirer". Bernard Cassen connaît bien ce milieu, et ce qu'il décrit n'est ni plus ni moins qu'une attitude démagogique.

La démagogie pro-islamiste atteint une manière de sommet avec le maire de Londres, Ken Livingston, dit autrefois et tout à fait abusivement "Ken le Rouge", qui n'a pas craint, à la veille du Forum social de Londres de 2004, d'accueillir dans sa mairie un grand congrès de l'organisation "Prohidjab" destinée à "faire pression sur les parlementaires européens" en faveur du voile, ni de se faire à cette occasion photographier en train de donner l'accolade au théologien des Frères Musulmans Youssef al-Qaradhawi, aux côtés de Ramadan qui est un de ses disciples.

Mais une anecdote récente montre qu'il y a en France des gens de la même eau, quand il s'agit de clientélisme en direction de musulmans communautaristes locaux. À Mantes-la-Ville (Yvelines), le 12 mars (d'après un texte rendant compte de cette soirée qui est paru sur le site internet de "l'Observatoire du communautarisme à Mantes-la-Jolie", et a été publié dans la Revue ProChoix de mars 2005), près de 400 personnes ont assisté à un prêche de Tariq Ramadan, organisé par le "Collectif des musulmans du Mantois", avec l'approbation des représentants présents de la gauche: un Vert, militant d'Une École pour toutes-tous, un conseiller municipal PCF. Le conseiller municipal de gauche Joël Mariojouls (association Décil, Démocratie et citoyenneté locale) aurait même souligné la capacité de Ramadan à remplir les salles, en commentant: "Les partis politiques et les syndicats en sont incapables aujourd'hui. Monsieur Ramadan, je vous le demande, faites du prosélytisme !"

Cependant, parmi les diverses manifestations de complaisance envers les pressions du communautarisme islamique, il nous faut tout de même faire une place à part aux courants qui se disent communistes -chose qui devrait a priori les amener à être au moins lucides sur les dangers que ce genre d'idées véhicule.

C'est ainsi que -pour ne pas même remonter aux débats sur la question du voile islamique, ou à la Journée internationale des femmes du 8 mars, où on a pu voir la JCR défiler aux côtés de militantes islamistes voilées- qu'on relève que l'appel à des "Assises de l'anticolonialisme post-colonial" porte une série de signatures de personnes qui s'identifient comme militants LCR, ou JCR, ou les deux.

Rouge (7 et 14 avril) a évoqué les débats qui ont eu lieu y compris au sein de la direction de la LCR au sujet de la participation à ces Assises, que la majorité de la direction nationale a rejetée. Ainsi, sous le titre "La LCR doit participer aux Assises" et sous les signatures de plusieurs dirigeants tels que Léonce Aguirre, Sandra Demarcq ou Catherine Samary, on a pu lire une justification des formulations de l'appel qui frise l'angélisme politique... ou plutôt la mauvaise foi.

Ainsi, quand l'appel affirme qu' "une offensive réactionnaire" -visant, si on comprend bien, à dénoncer l'intégrisme- se dissimulerait "frauduleusement" "sous les drapeaux de la laïcité, de la citoyenneté et du féminisme", eh bien, selon ces militants LCR, "ce n'est pas mettre en accusation les valeurs de gauche. C'est au contraire s'en réclamer et dénoncer leur détournement à d'autres fins"; ou, à propos de la loi contre le port du voile: "la loi frappe principalement les jeunes filles musulmanes, elle a libéré le racisme anti-musulmans. N'est-ce pas ce qui doit dominer dans notre jugement, au lieu de s'offusquer des formulations du texte qui dénonce la loi comme sexiste et raciste ?".

Des formulations qui ne relèvent pourtant pas de la "maladresse": ce serait bien naïf et bien méprisant de le croire !

On ne peut nier une certaine cohérence dans les habitudes de suivisme politique des courants d'extrême gauche en France, notamment vis-à-vis de ces autres formes de mouvements communautaristes que sont les mouvements nationalistes.

Les grands mouvements d'émancipation nationale qui ont traversé le tiers monde dans les années cinquante à soixante-dix ont suscité une vague d'engouement "tiers-mondiste" dans une partie de l'intelligentsia occidentale. La solidarité des communistes révolutionnaires vis-à-vis de ces mouvements, tout placés sous des directions nationalistes qu'ils étaient, allait de soi. Mais ce qui n'allait pas de soi, c'était le fait de présenter ces directions nationalistes comme "socialistes" -ce à quoi s'est pourtant employée une bonne partie de l'extrême gauche, contre l'évidence.

En changeant ce qu'il faut changer, ces mêmes courants d'extrême gauche, LCR comprise, ont eu une démarche analogue au sujet des "nationalismes régionaux", très à la mode dans la décennie qui suivit Mai 68. Il ne s'agissait plus là d'être fascinés par de puissants mouvements de masse au point d'en perdre tout esprit critique sur l'orientation politique de leurs directions. Il ne s'agissait pour le coup que de micro-nationalismes -corse, basque français, breton- défendus, non sans ambiguïtés, par certains milieux dans la petite bourgeoisie, et qui n'avaient évidemment pas du tout la légitimité des soulèvements de masse du tiers monde.

Pourtant, une grande partie de l'extrême gauche délira passablement au sujet de ces micro-nationalismes et s'aligna sur les thèses à la mode dans leurs milieux. Les problèmes de ces régions avaient beau ressortir, sur le fond, des problèmes généraux de la société française avec ses inégalités en tout genre, les régionalistes, et derrière eux bien des gauchistes, au lieu d'y chercher les facteurs unificateurs avec l'ensemble des travailleurs du pays, s'attachèrent au contraire à grossir les particularismes locaux, les "spécificités" des uns et des autres, à les rechercher systématiquement. Ce qui est précisément une démarche "communautariste".

À l'extrême gauche, certains justifient leur complaisance vis-à-vis des représentants de l'islamisme en invoquant les impératifs de l'anti-impérialisme, l'anticolonialisme, l'antiracisme. À ce titre, il faudrait remiser toute analyse critique de l'intégrisme musulman, car cela reviendrait à "stigmatiser" la jeunesse maghrébine... Le piège est grossier mais apparemment il fonctionne -quitte à sacrifier les principes du combat communiste et en même temps la cause des femmes.

Une autre préoccupation apparaît dans la tribune de Rouge à propos de "l'Appel des indigènes de la République" que nous avons déjà citée. À en croire ses signataires, qui proposaient de s'y rallier, "le plus grave c'est la méfiance que nous risquons de susciter auprès de militantes et de militants (...) nos amis, des alliés de toujours dans le combat pour l'égalité et contre le racisme", sans d'ailleurs préciser desquels il s'agit au juste. On retrouve la même crainte dans un texte du "Secrétariat anti-raciste de la LCR" (dont on peut par ailleurs se demander à quoi son existence correspond !) concernant cette manifestation des indigènes de la République, d'être "considérés comme partiellement responsables d'un possible échec". Cela témoigne d'un même souci: se faire accepter, qui sait, gagner la confiance. Mais cette complaisance, c'est avant tout aux Tariq Ramadan et autres réactionnaires et à leurs militant(e)s qu'elle profite en premier lieu, car elle les cautionne.

On voit déjà à quoi cela aboutit, y compris au sein de la gauche et de l'extrême gauche, lorsque toute critique d'un symbole criant d'oppression comme le voile des femmes en vient à être assimilée... à du racisme; que toute critique de la politique de l'État d'Israël ou de l'idéologie nationaliste du sionisme se retrouve assimilée... à de l'antisémitisme ! Ou encore quand on voit les islamistes et leurs amis instruire un procès en trahison contre les dirigeantes du mouvement "Ni putes ni soumises" parce que, en dénonçant les "tournantes", elles "stigmatiseraient" les garçons musulmans des banlieues -c'est-à-dire parce qu'elles brisent le consensus communautariste que visent les islamistes.

Faire la cour à un Tariq Ramadan, faire d'un des pires ennemis de la classe ouvrière un allié à courtiser, est un naufrage politique. Le premier devoir des militants communistes, quelles que soient les difficultés de la période, c'est de rester fidèles à leur programme, et certainement pas de le jeter aux orties pour s'accrocher aux basques de démagogues réactionnaires. Car seul le programme communiste est porteur d'un avenir digne de ce nom pour l'humanité.

15 juin 2005