Inde – La montée de l'intégrisme hindou

Εκτύπωση
février 1993

Décembre 1992 aura vu l'une des plus grandes vagues de violence qu'ait connues l'Inde depuis son indépendance en 1947. En moins de quinze jours, les affrontements auront fait officiellement 1 500 morts et plus de 60 000 blessés, détruisant des quartiers entiers dans certaines grandes villes du pays. Du nord au sud, de l'est à l'ouest, pas une ville importante de ce pays gigantesque, aussi grand que l'Europe occidentale, n'aura été épargnée. Et, si le caractère meurtrier de cette vague n'est sans doute pas nouveau en Inde, ce qui est nouveau c'est le rôle d'instigateur, voire d'organisateur, qu'y ont joué les organisations intégristes hindoues à l'échelle du pays. Un fait d'autant plus important qu'il intervient à un moment où, pour la première fois dans l'histoire du pays, l'intégrisme hindou paraît menacer sérieusement le quasi-monopole du pouvoir qu'a exercé le Parti du Congrès depuis l'indépendance.

L'étincelle qui a mis le feu aux poudres, ou plutôt qui a servi de prétexte à l'explosion, a été purement symbolique : la destruction pierre à pierre de la mosquée d'Ayodhya, une petite ville du nord de l'Inde. Selon la légende, transformée en vérité historique par les intégristes hindous, cette mosquée, désaffectée aujourd'hui, aurait été construite par l'envahisseur musulman sur l'emplacement d'un temple hindou. Au nom de cette légende, les intégristes hindous ont fait de la mosquée d'Ayodhya leur bête noire favorite. Depuis des années, ils multiplient les manifestations à Ayodhya pour exiger la destruction de la mosquée et la reconstruction du temple. Ils en ont même fait l'enjeu d'une des batailles juridiques les plus longues et les plus coûteuses qu'ait connues le système judiciaire indien.

Mais le 6 décembre 1992, jour d'un grand rassemblement annuel prévu de longue date à Ayodhya, il semble que les organisations intégristes hindoues, ou tout au moins une partie d'entre elles, se soient senties assez fortes pour passer à l'action directe et lancer leurs troupes dans la rue. Ce jour-là, la mosquée désaffectée d'Ayodhya a été détruite pierre à pierre par quelques milliers de jeunes manifestants bien organisés et, dès le lendemain, un véritable pogrom a été déclenché à l'échelle nationale.

Car, à un petit nombre d'exceptions près, il ne s'est nullement agi de réactions de colère de la part des 12 % de la population qui constituent la minorité musulmane du pays. Ce sont les groupes intégristes hindous qui ont pris l'initiative des exactions ainsi que les forces de répression qui à cette occasion se sont révélées profondément travaillées, sinon pénétrées, par ces groupes. Quant aux cibles choisies par les nervis, musulmanes ou pas, toutes appartiennent aux couches les plus pauvres de la population.

A Bombay, la plus grande agglomération industrielle du pays, les affrontements se sont poursuivis pratiquement sans répit pendant les six semaines qui ont suivi le 6 décembre. Le bilan officiel pour le seul mois de décembre y est de plus de 400 morts. Et les récits qui en ont été rapportés sont significatifs. Près d'un dépôt de bus de banlieue, ce sont des groupes de policiers armés qui se sont attaqués, sans raison apparente, aux habitants musulmans d'un bidonville des rues - de ces "habitants des trottoirs", comme on les appelle là-bas, qui paient à des gangs locaux, en général protégés par la police, le droit de construire une cahute sur un coin de trottoir. Là, les policiers ont passé à tabac tous ceux qui leur tombaient sous la main, assassinant au passage plus d'une douzaine d'entre eux, pour finalement mettre le feu aux cahutes. Ailleurs, dans un immense bidonville du nord de la ville, à cheval entre un marais et une décharge municipale, ce sont des gangs d'une organisation intégriste hindoue locale, le Shiv Sena, qui se sont attaqués aux habitants, à coups de couteaux, de cocktails Molotov et d'ampoules d'acide. Là aussi, le bidonville a été complètement incendié et les affrontements ont laissé des dizaines de cadavres. Les habitants, eux, étaient pour la plupart des chômeurs migrants venus des États centraux les plus pauvres de l'Inde, et pour beaucoup hindous.

On pourrait multiplier les exemples de ce type, à Bombay et ailleurs. De toute évidence, les intégristes hindous ont voulu se livrer à une démonstration de force. Ils ont cherché à rallier les mécontents en leur fournissant l'exutoire de la haine anti-musulmane. Mais, en même temps, ils ont aussi choisi d'autres cibles, non pas parmi la minorité musulmane mais parmi les couches pauvres de la majorité hindoue.

L'héritage du colonialisme

C'est dans la situation créée en Inde par trois siècles de colonisation anglaise que se trouvent les racines de l'intégrisme hindou d'aujourd'hui. Car, pour asseoir sa domination, l'appareil colonial joua de tous les antagonismes qui pouvaient exister en germe dans la société indienne. Au besoin même, il les créa.

Il en fut ainsi du vieux système des castes. Ces castes étaient le reflet déformé par le temps de ce qui avait été la division sociale du travail dans la société indienne bien des siècles auparavant. L'évolution économique et les brassages de population en avaient atténué les frontières, particulièrement dans les régions très peuplées comme le Bengale. Et les bouleversements économiques liés à la colonisation, en particulier le développement de l'urbanisation, tendaient à accélérer ce processus de dissolution des castes. Or non seulement le colonialisme britannique ne fit rien pour peser dans ce sens en combattant les injustices liées au système des castes, mais il le renforça en donnant un caractère légal à certains privilèges. Il s'en servit comme d'un instrument de contrôle social, creusant entre les castes un fossé de haine si profond que, encore aujourd'hui, il ne se passe guère de semaine sans que la presse indienne rapporte dans la rubrique des "faits divers" un cas d'exaction, le plus souvent sanglant, contre des membres des castes dites "inférieures".

Les oppositions ethniques furent un autre des instruments favoris du colonialisme pour diviser les populations. Il alla, dans certaines régions de l'Inde, jusqu'à procéder à des déplacements massifs de population, parfois pour mater un groupe ethnique plus rétif que les autres, ou simplement pour disposer d'une main-d'œuvre docile, mais toujours avec pour résultat de creuser des antagonismes entre les peuples qu'il manipulait ainsi. Sans cette politique, le Sri Lanka ne serait pas aujourd'hui le théâtre d'une guerre sanglante entre tamouls et ceylanais, pour ne citer que cet exemple.

Enfin, la coexistence en Inde, pacifique jusqu'à la colonisation, de deux grandes traditions religieuses différentes, musulmane et hindoue, fournit à la bourgeoisie britannique le plus meurtrier de ses instruments de domination. Pendant près d'un siècle, elle joua les deux communautés l'une contre l'autre, faisant mine de favoriser la minorité musulmane pour s'en faire une alliée tout en préservant la domination sociale des hautes castes hindoues. Et, au fur et à mesure que les mouvements de révolte contre la domination coloniale se multipliaient et prenaient de l'ampleur, l'appareil colonial eut de plus en plus souvent recours à l'organisation de pogroms religieux pour dévoyer ces mouvements.

C'est d'ailleurs dans ce contexte, bien avant l'indépendance, qu'apparurent en Inde les premiers partis religieux, les ancêtres des mouvements intégristes d'aujourd'hui.

Il y eut d'abord la Ligue Musulmane, qui est encore aujourd'hui la principale organisation politique musulmane. Elle fut créée en 1906 sous l'impulsion des autorités coloniales qui cherchaient à faire contrepoids à l'orientation de plus en plus indépendantiste du seul parti national d'alors, le Parti du Congrès, lié essentiellement aux castes supérieures hindoues et à l'intelligentsia qui en était issue.

Puis, dans les années qui suivirent la première guerre mondiale, alors que les mouvements sociaux et anti-coloniaux se multipliaient sur une échelle jamais atteinte auparavant, apparut la première organisation nationale hindoue, et celle qui reste aujourd'hui la plus importante, le RSS (Rashtryia Swayamsevak Sangh - Ligue nationale des volontaires).

A défaut de pouvoir définir de façon intelligible pour tous une religion hindoue unique, les fondateurs du RSS prirent le problème sous un autre angle. Selon les mots de l'un des premiers dirigeants du RSS, V.D. Savarkar, était hindou quiconque "aime la terre qui s'étend du fleuve Indus à la mer de l'Est et qui la considère à la fois comme sa mère patrie et comme sa terre sainte". Autrement dit, était hindou quiconque, ou presque, n'était pas musulman. Le RSS se voulait donc avant tout une organisation anti-musulmane. Et c'est essentiellement le rôle qu'il joua jusqu'à l'indépendance, en même temps que celui de troupes de choc anti-communistes et anti-ouvrières à l'occasion. Les dirigeants du RSS s'inspirèrent d'ailleurs des Chemises Noires de Mussolini pour structurer leur organisation en unités paramilitaires strictement hiérarchisées, dont la principale activité consistait, et consiste encore aujourd'hui, en défilés et entraînements militaires.

Intégriste, le RSS l'était donc, au sens où il se fixait pour but de façonner l'ensemble de la société indienne suivant les préceptes d'une religion hindoue réinventée par ses soins pour les besoins de la cause. Mais comme pour tous les partis intégristes, mais de façon plus visible encore, la religion n'était qu'un prétexte démagogique destiné à faire de la minorité musulmane un bouc émissaire et à rallier les couches les plus arriérées ou les plus désespérées de la population hindoue derrière une politique des plus réactionnaires.

L'indépendance : mise en place d'une poudrière

Pour exercer leur domination sur l'Inde, les dirigeants de la bourgeoisie britannique avaient donc créé une véritable poudrière sociale, ethnique et religieuse. Et parce que ce furent ces mêmes dirigeants qui présidèrent au processus de décolonisation, mettant au premier rang les intérêts de l'impérialisme, l'indépendance ne désamorça pas la poudrière mais au contraire renforça son pouvoir explosif.

La fin de la Seconde Guerre mondiale amena une explosion anti-coloniale et sociale. Des mouvements de grève éclatèrent de toute part, de la marine de guerre aux usines du textile, mélangeant revendications sociales et politiques. C'est dans ces conditions que s'amorcèrent les discussions en vue de l'indépendance, initialement prévue pour 1948 au plus tôt. Chaque parti, chaque courant nationaliste, s'affaira à se positionner en vue du règlement final, et les démagogues hindous comme musulmans se remirent à attiser les haines religieuses. Dès 1946, une première vague d'émeutes religieuses fit 18 000 morts. Si bien que le gouvernement anglais, plutôt que d'avoir à réprimer lui-même une situation de plus en plus explosive, se résolut à avancer la date du règlement politique à 1947.

Si les organisations religieuses firent tout pour tirer leur épingle du jeu, ce furent les dirigeants britanniques qui décidèrent vraiment de l'avenir de l'Inde. Le règlement Mountbatten de 1947 coupa l'Inde coloniale en deux.

Il en émergea d'un côté l'Inde d'aujourd'hui, constituée sous la forme d'une union fédérative d'États aux frontières arbitraires, dont le tracé fut d'ailleurs l'objet de maintes révisions par la suite, et disposant d'une large autonomie. Elle comptait près de 260 millions d'hindous et 40 millions de musulmans, dont une grande partie était concentrée dans les États actuels du Cachemire, d'Uttar Pradesh et de Bihar dans le nord, dans l'État du Bengale et d'Assam à l'est, dans le Maharashtra, le Karnataka et l'Andhra Pradesh au centre. Et l'ironie de cette partition, dont la religion fut le prétexte, fut d'aboutir à faire aujourd'hui de l'Inde l'un des plus grands pays musulmans du monde, avec plus de 100 millions de musulmans.

De l'autre côté, le Pakistan était constitué de deux parties distantes de plus de 1 500 km l'une de l'autre, le Bangladesh et le Pakistan d'aujourd'hui. Il comptait 80 millions de musulmans et 9 millions d'hindous essentiellement concentrés dans la région occidentale du Sind.

Les frontières entre ces deux pays étaient totalement artificielles, coupant notamment en deux des régions linguistiques relativement homogènes comme le Bengale et le Pendjab. Des émeutes religieuses éclatèrent dans ces deux régions, gagnant une partie du nord de l'Inde. Les affrontements firent entre 180 000 et 500 000 morts suivant les estimations et forcèrent 10 millions de personnes à abandonner leurs foyers pour changer de pays.

Bien plus que les organisations intégristes, ce furent donc les dirigeants de l'impérialisme britannique qui, du fond des bureaux londoniens du Colonial Office, choisirent de jeter l'une contre l'autre les deux communautés. Pour garantir l'ordre impérialiste dans le sud-est asiatique, pour s'assurer que l'antagonisme entre l'Inde et le Pakistan serait toujours là pour leur permettre de jouer l'un contre l'autre en cas de besoin, ils déclenchèrent froidement ce bain de sang.

Pour plusieurs générations au moins, le souvenir des massacres de 1947 allait s'élever entre les populations des deux pays, et maintenir dans l'isolement les millions de musulmans d'Inde et d'hindous du Pakistan. Quant à l'arbitraire des frontières, tranchant à vif au coeur des populations, il devait amener une série de guerres frontalières entre l'Inde et le Pakistan. Le Cachemire fit ainsi l'enjeu d'une première guerre entre l'Inde et le Pakistan qui aboutit, en 1949, à la partition du Cachemire entre les deux pays. Depuis, le Cachemire indien n'a cessé d'être occupé par l'armée indienne qui s'y bat encore aujourd'hui contre des guérillas islamiques liées au Pakistan, à l'Iran, voire à l'Arabie Saoudite.

Mais bien d'autres problèmes restaient également en suspens au lendemain de l'indépendance, qui se sont depuis traduits par des explosions violentes sans pour autant jamais trouver de solution : la majorité sikh de la partie désormais indienne du Pendjab, les minorités nationales des zones frontalières de la Chine, l'ethnie tamoule divisée entre l'Inde et le Sri Lanka, les innombrables minorités ethniques, baptisées pudiquement du terme collectif de "tribus", disséminées aux quatre coins du pays où elles étaient le plus souvent reléguées dans des ghettos géographiques. Sans parler des innombrables conflits linguistiques causés par le tracé artificiel des États de l'Union indienne défini au lendemain de l'indépendance et qui forcèrent Nehru à modifier une bonne partie de ce tracé en 1956, sans d'ailleurs parvenir pour autant à désamorcer totalement l'effervescence en faveur de l'autonomie linguistique.

Les dividendes de la démagogie

Chaque fois qu'éclate un de ces foyers d'explosion laissés en suspens lors de l'indépendance, les organisations intégristes hindoues sont là pour exploiter à leur profit la peur de la majorité hindoue face à la révolte de ces minorités ethniques, religieuses ou linguistiques. Et elles ont d'autant plus beau jeu à le faire que, chaque fois, c'est aussi sur la peur de la majorité hindoue que spécule le pouvoir pour faire passer une politique toujours plus répressive et meurtrière à l'égard de ceux qui le contestent.

Et, de même, c'est bien souvent de l'utilisation démagogique des préjugés religieux à des fins politiciennes par le Parti du Congrès que s'est nourrie la démagogie des intégristes hindous, comme le montre l'exemple du mouvement séparatiste sikh dans l'État du Pendjab.

Les sikhs constituent une minorité religieuse historiquement proche de l'hindouisme. Ils sont environ 15 millions, essentiellement concentrés au Pendjab, mais aussi dans certaines grandes villes comme la capitale de l'Inde, Delhi. Après l'indépendance, les sikhs devinrent majoritaires dans le Pendjab permettant ainsi au parti régionaliste sikh, Akali Dal, de contrôler les organes de l'État. Mais, avec l'immigration d'ouvriers hindous pauvres dans cette région agricole riche, le poids électoral de la population sikh se mit à diminuer. Pour supplanter l'Akali Dal, le Parti du Congrès lança une féroce campagne accusant l'Akali Dal de vouloir fermer les lieux de culte hindous dans l'État. Dans le même temps, et en sous-main, ses nervis organisèrent des attaques anonymes contre des lieux de culte sikhs tout en fournissant des armes à l'aile radicale de l'Akali Dal. Celle-ci se sépara bientôt du parti régionaliste pour constituer des groupes terroristes séparatistes.

Si l'Akali Dal perdit des voix au profit du Parti du Congrès dans l'opération, il n'en perdit pas assez pour perdre le contrôle de l'État. En revanche, le gouvernement central perdit le contrôle de l'ordre public, et dut faire face à une montée inquiétante d'attentats sanglants contre la population hindoue. Montée à laquelle il réagit en 1984 par l'opération Bluestar, où l'armée fédérale investit le Temple d'Or d'Amritsar, occupé par les guérilleros séparatistes, faisant plus de 1 000 morts dont 400 pèlerins. Quelque temps plus tard, en novembre de la même année, Indira Gandhi, le premier ministre, était assassinée par l'un de ses gardes du corps sikhs. Une vague de pogroms anti-sikhs suivit dans les grandes villes du nord, faisant 4 000 morts.

A la tête de ces derniers pogroms se trouvaient des militants du Parti du Congrès, mais aussi des intégristes hindous qui, au fil des événements, avaient ostensiblement soutenu le Parti du Congrès dans sa campagne pro-hindoue et dans toutes ses mesures répressives envers les terroristes sikhs. Une fois la poussière retombée, les intégristes furent les principaux bénéficiaires, établissant un bastion durable dans la population hindoue du Pendjab (où ils devancèrent le Parti du Congrès) et obtinrent des gains appréciables dans les régions voisines. Quant au Pendjab lui-même, il est occupé par l'armée depuis 1984 et les groupes terroristes sikhs y sont toujours aussi actifs et meurtriers.

Comme dans le cas de la minorité sikh, c'est le jeu mené par le Parti du Congrès vis-à-vis de la minorité musulmane qui a alimenté la démagogie des intégristes hindous au cours des dernières décennies. Ce jeu a consisté à attiser un jour les préjugés anti-musulmans, comme par exemple lorsqu'il s'est agi de trouver l'appui de la population dans les guerres menées par l'Inde contre le Pakistan (1948 et 1965) ou au Bangladesh (1971), pour se livrer le lendemain à la plus basse démagogie vis-à-vis des aspects les plus réactionnaires de la religion musulmane.

Plus récemment, le fils et successeur d'Indira Gandhi au poste de premier ministre, Rajiv Gandhi, a donné une démonstration magistrale du jeu politicien du Parti du Congrès vis-à-vis de la minorité musulmane. Lors de la campagne électorale de 1985, dans le but de se gagner des voix dans l'électorat musulman, Rajiv Gandhi organisait une cérémonie à Ayodhya où il rouvrait symboliquement les portes de la fameuse mosquée désaffectée. Puis, en janvier 1986, le même Rajiv Gandhi exigeait du gouvernement de l'État d'Uttar Pradesh, où se trouve Ayodhya, qu'il rouvre l'emplacement de la même mosquée... au culte hindou. En même temps, il faisait une concession à la religion musulmane en faisant passer une loi décrétant qu'une femme divorcée suivant la loi musulmane ne pourrait réclamer de pension alimentaire de son ex-mari pendant plus de trois mois - une concession à la religion particulièrement inique qui fit un beau scandale. Et tout cela pour en arriver où, finalement ? Au coup d'éclat d'Ayodhya du 6 décembre 1992 et aux pogroms qui s'en sont suivis, pour le plus grand profit des intégristes hindous.

Le contenu social de la montée intégriste

Au cours des dix dernières années, la base sociale de l'intégrisme hindou semble s'être élargie et avoir débordé largement le cadre de la petite bourgeoisie réactionnaire et passéiste.

C'est de toute évidence vrai sur le terrain électoral si l'on en juge par les scores obtenus par le BJP (Bharatiya Janata Party - parti populaire indien), l'aile politicienne de l'intégrisme hindou. Aux élections au Parlement de l'Union, le BJP est en effet passé de 7 % des voix et deux sièges en 1984 à 20 % des voix et 119 sièges à celles de 1991 (ce qui donne au BJP la plus importante fraction parlementaire après celle du Parti du Congrès). En même temps, il se trouve au pouvoir pour la première fois dans quatre États du pays, dont la population totale représente près d'un tiers de l'ensemble de la population indienne et qui, tous les quatre, et ce n'est pas par hasard, comptent parmi les plus pauvres.

Mais il semble que cela soit également vrai sur le plan des troupes que l'intégrisme hindou est capable de mobiliser aujourd'hui. On l'a vu par exemple prendre la tête, à l'automne 1990, d'un mouvement d'étudiants des castes supérieures, contre l'augmentation du nombre des emplois réservés aux castes inférieures dans les services publics. Bien que reflétant les rancœurs d'étudiants de plus en plus menacés par le chômage, les revendications du mouvement étaient purement démagogiques dans la mesure où les emplois réservés en question auraient été de toute façon des emplois manuels ou des emplois de bureau parmi les plus mal payés, et dont ces mêmes étudiants n'auraient jamais voulu. Mais les organisations étudiantes liées au RSS, qui ont animé en partie le mouvement, en ont fait un mouvement pour le respect des castes et des valeurs traditionnelles, suffisamment passionné pour déclencher une vague de suicides par le feu parmi les protestataires.

L'intégrisme hindou a aussi manifesté des capacités de mobilisation dans les couches plus pauvres de la population. C'est ce que montre l'exemple d'une organisation de la région de Bombay, Shiv Sena (armée de Shivadji - du nom d'un seigneur de guerre hindou du 17ème siècle qui lutta contre la domination mongole). Shiv Sena fut fondée en 1966 sur des bases proches de celles du RSS, mais en cherchant de plus à capitaliser les sentiments régionalistes assez forts dans l'État du Maharashtra où se trouve Bombay, en particulier en revendiquant la promotion de la langue régionale en langue officielle. Pendant longtemps, le Shiv Sena ne fut guère plus qu'une organisation de nervis et d'ouvriers-artisans ruinés, pratiquant le coup de poing, et à l'occasion l'assassinat, contre les militants ouvriers, et jouant les briseurs de grève, sans réussir à percer durablement. Puis, au lendemain de l'échec de la grande grève du textile de 1982-1983 et des dizaines de milliers de licenciements qui s'ensuivirent, le Shiv Sena connut un brusque essor, en s'affirmant comme le défenseur des ouvriers du Maharashtra contre la main-d'œuvre migrante dont il réclama l'éviction hors de Bombay, allant parfois jusqu'à joindre le geste à la parole à titre symbolique. En 1985, Shiv Sena a remporté les élections municipales à Bombay, en s'alliant avec le BJP. Aujourd'hui, la ceinture de banlieues de Thane-Belapur-Pune, où vivent plus des trois quarts des salariés des entreprises industrielles d'État, est devenue le fief du Shiv Sena qui revendique 200 000 adhérents et 20 000 militants.

Il semblerait donc que l'intégrisme hindou ait réussi à percer dans des milieux qui sont traditionnellement des bastions du Parti du Congrès, tant dans les couches supérieures de la classe ouvrière que dans les couches aisées de la population, où il est devenu une force politique respectable tout en gardant pour l'instant son image populiste et radicale.

La dégradation de la situation sociale et ses conséquences

Il y a sans aucun doute un lien direct entre la montée de l'intégrisme hindou, l'élargissement de sa base sociale, et la dégradation rapide de la situation sociale au cours de la dernière décennie.

Depuis le milieu des années 80, sous l'impulsion de Rajiv Gandhi puis de tous ses successeurs, un mouvement de libéralisation de l'économie s'est développé. Il s'agit tout simplement d'ouvrir plus largement l'économie indienne au marché mondial, c'est-à-dire de pratiquer en Inde le même type d'opération qui a été imposé avec plus ou moins de violence par les instances financières internationales à la plupart des pays du tiers monde.

A cette différence près que l'Inde n'est pas un pays du tiers monde tout à fait comme les autres. Avec une population de près de 900 millions d'habitants, il a longtemps offert à une bourgeoisie très riche, mais numériquement très peu nombreuse, un marché appréciable, d'autant plus qu'elle disposait de surcroît des subsides d'un État qui compensait l'extrême pauvreté de ses contribuables par leur nombre. Pendant longtemps, l'État a été la vache à lait de cette grande bourgeoisie, lui procurant les investissements et les industries de base dont elle avait besoin, secourant par le biais de la nationalisation les entreprises qui tombaient en ruine faute d'investissements, assurant une protection totale du marché, tant sur le plan commercial que financier.

Mais au fil des décennies, le marché intérieur indien est devenu de moins en moins attractif pour la grande bourgeoisie indienne qui souhaiterait étendre dans certains domaines ses possibilités de commercer avec le reste du monde et surtout bénéficier librement, elle aussi, comme ses homologues des pays riches, de la manne du marché financier mondial et des profits qui peuvent y être réalisés.

Alors, l'État indien dénationalise ce qui est profitable et donc vendable, ferme ce qui ne l'est pas, multiplie les prêts et subsides directs au secteur privé. Ce faisant, il s'endette de plus en plus, au point que de pays le moins endetté du tiers monde au début des années 80, l'Inde a aujourd'hui une dette qui se situe juste derrière celle du Brésil et du Mexique. En même temps, il lève de plus en plus largement les contrôles sur les importations et exportations et supprime les rares protections du niveau de vie des ouvriers.

Des millions de chômeurs viennent s'ajouter à ceux qui peuplaient déjà les grandes villes. La levée des contrôles à l'exportation fait monter les prix intérieurs des produits de base. La hausse du prix du coton a, par exemple, frappé de plein fouet les centaines de milliers d'artisans-tisserands à domicile de l'Andhra Pradesh qui achètent eux-mêmes leur matière première, au point de faire réapparaître la famine dans leurs rangs. La production pour l'exportation entraîne l'augmentation de la production de blé, trop cher pour la grande majorité de la population tandis que la production de lentilles, l'aliment de base de la majorité des pauvres, baisse. Alors que le riz est devenu inaccessible pour une grande partie de la population, un expert de la Tata Exports, entreprise appartenant à la seconde famille bourgeoise du pays, se vante dans la presse de "pouvoir augmenter nos ventes de riz sur le marché mondial de 50 %".

Pendant ce temps, le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale, qui président de leurs conseils à ces transformations économiques, se félicitent de ce que l'Inde peut offrir au capitalisme mondial un marché de 290 millions de consommateurs. Mais par "consommateurs" ils entendent des foyers ayant la possibilité de dépenser 3 000 F par an en plus des produits de première nécessité, autant dire rien à côté d'un consommateur occidental moyen, même salarié. A l'autre extrême, ils estiment que 420 millions d'Indiens doivent survivre avec moins de 2 000 F par an.

Une telle dégradation économique signifie que des couches sociales entières sont ou vont être précipitées dans la misère, y compris des couches sociales qui y ont échappé depuis des générations. Cela représente une masse de manœuvre potentielle de plus en plus importante aux mains des intégristes hindous et autres marchands d'illusions et de radicalisme démagogique. Et c'est probablement déjà de cette dégradation que se nourrit la montée des voix du BJP, ou celle des effectifs du RSS, qui revendique aujourd'hui un million de membres actifs et plus de cinq millions d'adhérents. C'est une situation lourde de menaces pour l'ensemble de la population pauvre indienne.

Les organisations ouvrières engluées dans le réformisme

Face à cette dégradation économique et sociale et à la montée de l'intégrisme qui en résulte, quelles sont les perspectives offertes aujourd'hui aux plus de 40 millions de travailleurs qui constituent la classe ouvrière industrielle en Inde ?

D'un côté, il y a les organisations présentes au sein même de cette classe ouvrière, à commencer par le mouvement syndical. Sans doute, là aussi, l'intégrisme hindou est présent, avec sa centrale BMS (Bharathya Mazdoor Sangh - Ligue des prolétaires indiens) qui compte plus d'un million de membres. Mais il reste surtout limité aux cols blancs. La plus importante des centrales syndicales reste celle liée au Parti du Congrès qui, malgré ses plus de quarante ans de pouvoir, semble garder ainsi un reste de prestige de l'époque où il luttait contre le colonialisme. A côté, les centrales liées au mouvement socialiste et aux partis communistes regroupent près de la moitié des ouvriers syndiqués et continuent à se placer, au moins en parole, sur le terrain de la lutte pour la défense des intérêts des travailleurs.

Mais ce mouvement syndical est profondément bureaucratisé, aussi corrompu que le monde politicien auquel il est lié, et étroitement intégré dans les rouages de l'appareil d'État. Les autorités coloniales avant l'indépendance, puis le Parti du Congrès, ont développé un cadre juridique contraignant et répressif dans lequel, en échange de quelques avantages, les appareils syndicaux ont pour fonction de faire régner l'ordre dans les usines.

Pour l'essentiel, toutes les centrales syndicales se plient au jeu légaliste. Depuis dix ans, face aux attaques contre la classe ouvrière, les dirigeants syndicaux n'ont rien d'autre à offrir que le recours aux tribunaux du travail. Et il est significatif que la plus importante des grèves qui se soit déroulée durant cette période, celle de 220 000 ouvriers des textiles de Bombay qui dura plus d'un an en 1982-1983, ait été dirigée de bout en bout par un politicien en mal d'aventures tandis que les centrales syndicales traînaient les pieds derrière le mouvement, quand elles ne s'y opposaient pas ouvertement.

En tout état de cause, face à une situation qui exigerait une contre-offensive radicale de la classe ouvrière, ces bureaucrates syndicaux n'opposent guère plus que des jérémiades et leur anxiété de conserver la protection de l'État pour les quelques maigres privilèges dont jouissent leurs appareils.

D'un autre côté, il y a également des partis politiques qui se réclament de la classe ouvrière, de la lutte de classe et même du communisme. Le mouvement communiste a d'ailleurs su faire preuve de radicalisme dans le passé. De 1946 à 1952, il a par exemple dirigé la lutte de plus de trois millions de paysans pauvres du Telengana, dans le centre du pays, contre la dictature féodale des grands propriétaires. Le parti communiste d'alors se montra non seulement capable de s'appuyer sur la mobilisation des masses pauvres, mais aussi de recourir à la lutte armée contre la répression de l'État.

Par la suite, ce fut grâce au prestige acquis dans ces luttes radicales que le parti communiste se retrouva au pouvoir dans plusieurs États de l'Union, en particulier au Kerala à partir de 1957 puis, dix ans plus tard, au Bengale, le troisième État indien, centré autour du grand port industriel de Calcutta. Entre temps, une série de scissions s'étaient produites dans ses rangs, conduisant en particulier à la formation du Parti Communiste Indien, du Parti Communiste Indien (Marxiste) et du Parti Communiste Indien (Marxiste-Léniniste). Ce fut le PCI (M) qui conserva la direction du Kerala et du Bengale, avec le soutien et la participation du PCI.

Une fois arrivés au pouvoir, le PCI et le PCI (M) offrirent une image qui n'eut désormais plus rien à voir avec leur radicalisme passé. Au Bengale, on les vit aussitôt participer à la féroce répression contre l'insurrection paysanne des Naxalites et contre le PCI (ML) qui la dirigeait (celui-ci ne devait d'ailleurs jamais s'en relever). Non seulement ils réprimèrent ces mêmes paysans pauvres qui les avaient élus, mais ils abandonnèrent peu à peu le terrain des réformes dans les campagnes pour capituler complètement devant les grands propriétaires à partir de 1981.

On vit également le PCI et le PCI (M) participer aux combinaisons politiciennes les plus douteuses, parfois avec le Parti du Congrès, parfois contre lui avec des partis nationalistes ou religieux, y compris avec les intégristes hindous. Et lors de l'état d'urgence décrété en 1975-1977 par Indira Gandhi, on les vit renoncer à lutter contre la répression qui jetait en prison des milliers de leurs propres militants et des dizaines de milliers de syndicalistes, de peur de perdre leurs positions dans l'appareil d'État et les municipalités du Bengale.

Et aujourd'hui, après les pogroms de décembre dernier et face aux attaques incessantes contre les classes pauvres, les deux partis communistes en sont à proposer des marches contre la violence et un front électoral allant de l'extrême gauche au Parti du Congrès, c'est-à-dire à ceux-là mêmes qui organisent cyniquement l'appauvrissement de la population tout en prétendant endiguer ses conséquences - la montée de l'intégrisme - par le recours à la répression !

La réalité c'est que, pour autant qu'on le sache en tous cas, personne ne propose aujourd'hui de politique à la classe ouvrière indienne, ni plus généralement aux couches urbaines pauvres, qui leur permettrait au moins de se défendre face à la dégradation sociale qui les touche. Alors il ne faut pas s'étonner que des démagogues intégristes arborant un radicalisme de façade, aussi réactionnaire soit-il, obtiennent un certain soutien dans ces couches sociales. Il ne faut pas s'en étonner et surtout il ne faudrait pas les en blâmer, sous prétexte qu'elles n'utiliseraient pas leur puissance numérique et leur poids social pour s'opposer à la montée de la réaction. Car aucun parti, aucune force politique, ne leur propose une politique allant dans ce sens.

Ce qui manque à ces couches sociales, c'est un parti. Un parti qui ait déjà donné des preuves de sa détermination et de sa capacité à défendre les intérêts des travailleurs et des pauvres et qui se présenterait aujourd'hui devant eux avec une politique suffisamment radicale pour être crédible face à la gravité et aux enjeux de la situation, c'est-à-dire une politique qui permette de s'attaquer aux racines du mal, à l'exploitation sociale.

L'Inde est une poudrière, sociale, religieuse, ethnique, une poudrière qui, comme elle l'a montré dans le passé, peut exploser à tout moment. Mais tant que les forces sociales qui travaillent cette poudrière n'interviennent pas en tant que telles, tant que les opprimés n'ont pas cet instrument indispensable de prise de conscience sociale qu'est le parti révolutionnaire, il restera la menace que cette explosion se produise sur un autre terrain que le terrain social, celui de la religion en particulier. Et c'est peut-être aux signes avant-coureurs d'une telle explosion que nous sommes en train d'assister.