Frantz Fanon, de la révolte au nationalisme

juillet-août 2025

Ce texte est un article de nos camarades de Combat ouvrier (UCI), qui militent en Guadeloupe et en Martinique.

Le film Fanon, sorti en avril dernier, a remis d’actualité l’œuvre et la vie de Frantz Fanon (1925-1961). Écrivain, psychiatre, figure du FLN (Front de libération nationale) algérien – sans en être un dirigeant – lors de la guerre d’indépendance contre le colonialisme français, il fut l’un des maîtres à penser et des modèles militants de plusieurs générations de nationalistes africains, antillais, afro-américains et du monde, et reste une référence du courant « décolonial » actuel.

Frantz Fanon et la guerre d’indépendance algérienne

C’est la tranche de vie algérienne de Fanon que décrit bien le film, à partir du moment où, en 1953, il fut nommé chef de service à l’hôpital de Blida. Le film met en évidence le profond mépris des colons pour les Algériens et montre comment la politique des autorités françaises et de l’armée ne pouvait que pousser la jeunesse algérienne à la révolte et à l’engagement pour l’indépendance.

Fanon s’oppose d’emblée à la vieille psychiatrie doublée du racisme des médecins colonialistes français. Les Arabes auraient un cerveau inférieur à celui des Français, donc plus sujets par exemple aux maladies psychiques, etc. Il prône de nouvelles méthodes thérapeutiques. Il fait sortir de leurs cellules sombres les malades à l’isolement et organise des jeux de groupe, des parties de football, par exemple. Les progrès des patients sont immédiats. Par la suite, il soigne des militants torturés par l’armée française et même des tortionnaires. Le FLN lui demande de soigner et cacher des combattants blessés, ce qu’il accepte. Il participe à des séances de propagande populaire dispensées par Abane Ramdane (1920-1957), un cadre du FLN qui deviendra son ami. Le courage de ces militants était immense.

Fanon est surveillé. Après quelques années, Ramdane lui demande de venir à Tunis rejoindre le GPRA (Gouvernement provisoire de la république algérienne). Il lui sera confié plusieurs missions comme celle, entre autres, d’ambassadeur du GPRA au Ghana. Le film évoque aussi l’assassinat d’Abane Ramdane. Le dirigeant indépendantiste, ami de Fanon, est assassiné sur ordre des officiers de l’Armée de libération nationale basée au Maroc, qui craignaient que son aura et son autorité à l’époque leur fassent de l’ombre. On voit d’ailleurs Fanon accepter de publier une version falsifiée de la mort de son ami pour ne pas nuire au FLN. Au-delà de cet épisode, les règlements de compte pour le pouvoir entre factions du FLN, en parallèle de la liquidation physique du courant concurrent de Messali Hadj, le MNA (Mouvement national algérien), et du PCA (Parti communiste algérien), furent d’ailleurs récurrents au cours de la guerre, jusqu’à l’indépendance, et après. Le FLN instaura pendant la guerre une véritable dictature dans ses rangs et au sein de la population. Elle aboutit après l’indépendance à une dictature d’État qui réprima durement les opposants, ce qu’elle poursuit aujourd’hui.

La vie de Frantz Fanon

Frantz Fanon est originaire de la Martinique, île des Caraïbes colonisée par la France. En 1943, comme de nombreux jeunes à l’époque, il quitte sa famille et rejoint les Forces françaises libres dans l’île anglophone de la Dominique. Il entrait « en dissidence », comme on disait à l’époque aux Antilles. Engagé dans les combats en France, il y fut blessé. Fanon retourna en Martinique après la guerre, y passa son bac puis se rendit à Lyon afin d’y effectuer ses études de médecine et de psychiatrie. Conférencier, écrivain, Frantz Fanon écrivit plusieurs essais et pièces de théâtre. Ses deux livres les plus connus sont Peau noire, masques blancs (1952) et Les Damnés de la Terre (1961). Il est aussi l’auteur de L’An 5 de la révolution algérienne (1959). Le film évoque cette période rapidement par quelques propos de Fanon.

Frantz Fanon mourut à 36 ans d’une leucémie, en 1961. Il avait choisi la nationalité algérienne et fut enterré avant l’indépendance, en Algérie, près de la frontière tunisienne, avec les honneurs militaires des combattants algériens.

Peau noire, masques blancs

Dans cet essai, Fanon fait une analyse psychologique et psychiatrique des Antillais abîmés par des siècles d’esclavage et de colonisation. Il explique que les Noirs des Antilles aspirent à devenir blancs malgré leur peau noire.

Les choses ont cependant en partie évolué depuis cette période, sous l’effet des luttes ouvrières et anticolonialistes et de l’activisme des organisations aux Antilles, les effets du mouvement noir américain, du Black Power (Pouvoir noir) notamment, ou du mouvement culturel Black is beautiful (Le Noir est beau). Le « masque blanc », s’il n’a pas totalement disparu, s’est fissuré. Ce que des siècles d’esclavage et de colonialisme ont fait de pire en Guadeloupe et en Martinique, c’est certainement de communiquer aux Noirs la honte de leur peau et de leur être !

Aimé Césaire (1913-2008), poète, écrivain célèbre, originaire de la Martinique, maire de Fort-de-France et député de la Martinique pendant près d’un demi-siècle, est le père du concept nationaliste de « négritude ». Ses œuvres sont mondialement connues, tel son remarquable Discours sur le colonialisme. Césaire parle de « millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. » Ce complexe n’a pas disparu même s’il est érodé.

Ce fut la pire aliénation de ces peuples. Le « nègre marron », le révolté, dont on est fier aujourd’hui, était une insulte au début du siècle dernier. Quant à la peau noire, elle est aujourd’hui fièrement revendiquée. Bien des Mulâtres qui se voulaient plus blancs que blancs et méprisaient les Noirs revendiquent aujourd’hui leur afro descendance.

Ce qui a fait la grande notoriété de ce livre dans les couches cultivées de la population antillaise et africaine noire est que les Noirs des Antilles se reconnaissaient, avec leurs défauts et leurs manières d’être. Mais ce que le livre de Fanon passait sous silence est le fait que derrière la question de la couleur de peau, du racisme ou des séquelles du colonialisme, les différences de classe existent. Les Noirs pauvres, les travailleurs et paysans pauvres étaient conscients d’être profondément méprisés, et c’est dans les luttes qu’ils s’affirmaient car ils ont toujours lutté.

L’exploitation capitaliste aux colonies ou ex-colonies se double du mépris et du racisme des patrons blancs. Dès la fin du 19e siècle, au sortir de l’esclavage, sous la direction d’Hégésippe Légitimus (1868-1944) en Guadeloupe et Joseph Lagrosillère (1872-1950) en Martinique, le Parti socialiste était tout naturellement « le parti des Noirs ». Comme le désignait Légitimus, député socialiste au début du 20e siècle, c’était « le terrible troisième » car il arrivait après le parti des Blancs et celui des Mulâtres. Il était né chez les ouvriers de la canne à sucre, ceux des usines et ceux des champs. C’était la naissance du prolétariat antillais. Les luttes furent grandioses et féroces contre le patronat exclusivement blanc. Comment les travailleurs, eux, n’auraient-ils pas pris conscience au cours de ces luttes que leur exploitation n’était que plus criminelle en raison de la couleur de leur peau ? Les tueries ont jalonné l’histoire des luttes ouvrières pendant les trois quarts du vingtième siècle. Oui, Le Sang des Nègres, titre d’un livre sur le massacre de mai 1967 en Guadeloupe, ne valait pas cher1. On pouvait les tuer, jusqu’en février 1974 à Chalvet, en Martinique, au cours de la grève des ouvriers agricoles.

L’impasse du nationalisme

Ce n’est pas tellement dans Peaux noires, masques blancs qu’apparaît l’idéologie nationaliste de Fanon. Elle s’exprime surtout dans Les Damnés de la Terre et dans l’action de Fanon comme militant du FLN algérien. L’An 5 de la révolution algérienne est un livre précieux pour connaître avec une multitude d’exemples le comportement des différentes composantes de la population algérienne à l’époque : les tactiques coloniales de l’armée française, les femmes arabes, les Européens d’Algérie, les questions de santé publique, les études psychiatriques de malades en pays de guerre coloniale. Ceux qui n’ont pas connu l’Algérie de cette époque-là apprennent beaucoup.

C’est surtout dans Les Damnés de la Terre que Fanon se fait théoricien nationaliste. Il analyse bien les faiblesses et les tares de la bourgeoisie nationale des pays sous-développés. Mais il n’apporte aucune solution. Pour lui, la transformation devrait venir de la bourgeoisie elle-même. Il écrit : « Dans un pays sous-développé, une bourgeoisie nationale authentique doit se faire un devoir impérieux de trahir la vocation à laquelle elle était destinée, de se mettre à l’école du peuple, c’est-à-dire de mettre à la disposition du peuple le capital intellectuel et technique qu’elle a arraché lors de son passage dans les universités coloniales. » Il déplore : « Nous verrons malheureusement assez souvent que la bourgeoisie nationale se détourne de cette voie héroïque et positive féconde et juste pour s’enfoncer, l’âme en paix, dans la voie horrible parce qu’antinationale d’une bourgeoisie classique, d’une bourgeoisie bourgeoise, platement, bêtement, cyniquement bourgeoise. »

Fanon voulait-il une bourgeoisie non bourgeoise ? Voulait-il qu’elle-même se suicide en tant que classe et se fonde dans « le peuple » ? C’est demander du lait à un bouc. On n’a jamais vu une classe bourgeoise renoncer aux profits qu’elle réalise sur l’exploitation des travailleurs. Cette classe ne peut disparaître que renversée par la force de la classe des travailleurs.

La révolution ouvrière russe de 1917, précisément, a détruit la bourgeoisie, sa composante nationale comme sa composante compradore. Cette même révolution russe a démontré que seule la classe ouvrière, même dans un pays très majoritairement paysan, peut fournir une perspective à la paysannerie pauvre, dont les révoltes récurrentes restaient sans perspectives depuis des siècles, en Russie comme ailleurs en Europe ou en Chine. Il s’agit d’une réponse par les faits aux Damnés de la Terre de Fanon qui théorise : « Dans les pays coloniaux, seule la paysannerie est révolutionnaire. Elle n’a rien à perdre et tout à gagner. Le paysan, le déclassé, l’affamé est l’exploité qui découvre le plus vite que la violence, seule, paie. Pour lui, il n’y a pas de compromis, pas de possibilité d’arrangement. » Fanon ajoute : « La grande erreur […] dans les régions sous-développées a été […] de s’adresser en priorité aux éléments les plus conscients : le prolétariat des villes, les artisans et les fonctionnaires, c’est-à-dire une infime partie de la population qui ne représente guère plus de un pour cent. »

La révolution russe avait apporté par avance un démenti cinglant à ces théories et prouvé que la classe ouvrière, même minoritaire, dans un pays arriéré économiquement et socialement et semi-colonisé, peut jouer un rôle dirigeant ; que la question n’est pas quelle classe « découvre le plus vite que la violence, seule, paie », mais quelle classe joue un rôle-clé dans l’organisation capitaliste et peut donner une perspective à cette violence.

Dans le chapitre « Mésaventures de la conscience nationale » du même livre, Fanon relève longuement les tares et défauts de la bourgeoisie « nationale », mais ne propose absolument rien pour la combattre. Évidemment, Fanon n’est pas marxiste et ignore politiquement le prolétariat, la classe ouvrière. Il est nationaliste, il admire la guerre d’indépendance algérienne et en souligne les défauts. Mais il admet la soutenir au nom des intérêts supérieurs de la révolution nationale algérienne.

Fanon, tout comme Césaire avant lui, était un intellectuel brillant mais qui avait fait un choix, celui du nationalisme et non du communisme révolutionnaire. Le communisme qu’ils ont connu ou côtoyé dans les années d’après la Deuxième Guerre mondiale n’était déjà plus, depuis longtemps, du communisme mais du stalinisme, c’est-à-dire une trahison des intérêts des travailleurs au profit de la bureaucratie russe et de la bourgeoisie mondiale. C’est une des raisons pour lesquelles la véritable propagande communiste révolutionnaire, incarnée par le courant trotskyste, ne leur est pas parvenue. Mais Fanon, comme Césaire, n’a pas cherché la voie pour l’émancipation des masses pauvres, l’idée selon laquelle « l’émancipation des travailleurs ne peut être que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » leur étant restée étrangère. Cette voie était celle que Marx, Engels, Lénine et Trotsky avaient ouverte.

Une autre politique, communiste révolutionnaire, était possible

D’autant que dans cette période du siècle dernier traversée par les deux hommes existait un courant communiste révolutionnaire authentique représenté par Léon Trotsky et une poignée de militants restés fidèles au marxisme et au léninisme. Ces derniers fondèrent la Quatrième Internationale en 1938, assurant la continuité avec les perspectives de la révolution ouvrière russe de 1917, dont Trotsky était, avec Lénine, le principal dirigeant. Mais Césaire comme Fanon, une génération plus tard, n’ont pas voulu chercher dans cette direction. Ils n’ont pas voulu chercher au-delà du rideau de fer théorique, au-delà des calomnies, des mensonges, des falsifications que les staliniens avaient érigés en dogme contre les authentiques communistes révolutionnaires. Ils ont orienté, consciemment ou pas, des générations de jeunes des pays colonisés et des pays colonialistes vers l’impasse du nationalisme.

Et pourtant, les luttes ouvrières étaient puissantes dans de nombreux pays. Tout au long du 20e siècle aux Antilles elles ont marqué considérablement la vie sociale. On ne retrouve pas dans l’œuvre de Fanon de référence à ces luttes ouvrières. Il a ignoré superbement la classe ouvrière et combattu l’idée qu’elle pouvait représenter une perspective pour les peuples coloniaux.

Pourtant, cela aurait pu être le début d’un chemin pour trouver non seulement la classe ouvrière, mais une politique authentiquement révolutionnaire et communiste qu’elle pouvait incarner. Cela représentait la seule perspective possible non seulement pour le prolétariat mais pour toutes les classes qui subissaient l’oppression nationale.

Cette politique consiste à privilégier les intérêts de la classe ouvrière et des classes pauvres à tout moment de la lutte anticolonialiste, à œuvrer pour constituer une direction politique de la classe ouvrière et des pauvres.

En novembre 1965, il y aura bientôt soixante ans, un petit groupe d’étudiants et de travailleurs antillais de Martinique et de Guadeloupe a fondé la Ligue antillaise des travailleurs communistes, devenue Combat ouvrier, du nom de son journal, en 1971. De 1965 à 1971, ce groupe fit paraître, à Paris puis à Lyon, un petit journal ronéoté du nom de Lutte ouvrière. Il publia aussi, bien après 1971, une feuille intitulée Gro Ka à destination des travailleurs de l’émigration antillaise principalement dans les hôpitaux et aux PTT (Postes, télégraphes, téléphones). C’était la première voie de ce groupe vers une action politique spécifique en direction de la classe ouvrière. Aux Antilles françaises, Gro Ka n’existe plus aujourd’hui mais des bulletins Combat ouvrier paraissent régulièrement dans un certain nombre d’entreprises.

Lutte ouvrière de 1965 à 1971 et Combat ouvrier à partir de 1971 luttent pour la fondation d’un parti ouvrier révolutionnaire aux Antilles, pour l’émancipation des peuples de Martinique et Guadeloupe, pour la reconstruction de la Quatrième Internationale comme parti mondial de la révolution socialiste.

La très grande majorité des ex-colonies, françaises ou pas, ont accouché, souvent après des luttes terribles pour arracher l’indépendance, d’États où les classes pauvres sont restées pauvres et dominées par le système capitaliste et l’impérialisme.

La Chine est sortie de l’état de semi-colonie par sa révolution nationaliste de 1949. Elle est devenue depuis, dans certains domaines, la deuxième puissance mondiale, tout en restant très loin derrière les États-Unis. Mais elle n’a pas libéré les classes pauvres ouvrières et paysannes. Au contraire, ces dernières demeurent sauvagement exploitées pour permettre à « l’atelier du monde » d’inonder la planète de produits à bas prix pour le plus grand profit des capitalistes chinois et occidentaux.

Alors, si les générations d’aujourd’hui trouvent chez Fanon une révolte qui peut les inspirer, il faut manifestement une autre voie pour les « damnés de la Terre », qu’ils soient originaires des pays dominés par l’impérialisme ou originaires des puissances impérialistes. La seule voie émancipatrice est celle qui conduira au renversement du capitalisme mondial et à l’établissement du socialisme sur toute la planète.

Une telle voie suppose au préalable la construction de partis ouvriers révolutionnaires. C’est à cette tâche que doivent se consacrer tous ceux qui sont soucieux de mettre fin à la barbarie qu’instaure le système capitaliste. L’avenir même de l’humanité en dépend. Communisme ou barbarie !

15 juin 2025

1 Xavier-Marie Bonnot, François-Xavier Guillerm, Le Sang des Nègres, Galaade Éditions, 2015.