Paradis fiscaux : de l’évasion fiscale des plus fortunés à la finance débridée

mai-juin 2013

L'aveu de l'ex-ministre du Budget, Jérôme Cahuzac, sur sa cagnotte dissimulée en Suisse a ébranlé le gouvernement PS déjà très mal en point. L'affaire a révélé de façon éclatante aux yeux du plus grand nombre tout le cynisme de cet ancien ministre qui, d'un côté vantait la rigueur à la population au nom de l'équilibre des finances de l'État, et de l'autre trichait avec le fisc. Mais pour choquante qu'elle soit, cette histoire n'en est pas moins banale. En France, comme dans tous les pays capitalistes, esquiver l'impôt est un sport que pratique chaque bourgeois, petit ou grand. Très rares sont ceux qui ne trouvent pas un moyen ou un autre pour réduire voire supprimer l'impôt sur leur capital. Il est révélateur que, dans un pays comme la France, la moitié des recettes de l'État proviennent de la TVA ou de la taxe sur les produits pétroliers, c'est-à-dire d'un impôt sur la consommation, frappant les plus pauvres, proportionnellement au revenu, incomparablement plus fort que les plus riches.

Il existe d'infinies manières pour les plus fortunés d'échapper à l'impôt. Ils n'ont pas besoin d'échafauder des stratagèmes compliqués ou risqués pour cela, car des armées d'avocats et de banquiers spécialistes de la gestion de patrimoine se battent pour leur proposer toutes sortes de combines fiscales : des investissements avantageux exonérés d'impôts, aux placements dits offshore (littéralement « loin des côtes ») dans des sociétés fictives domiciliées dans des îles au milieu de l'océan Atlantique ou du Pacifique, où ces bourgeois n'auront d'ailleurs jamais à mettre les pieds, tout cela ne se faisant qu'à travers des jeux d'écritures comptables.

Mais les paradis fiscaux ont un poids dans l'économie mondiale qui va bien au-delà de celui de servir de coffre-fort pour grandes fortunes. Tout le système capitaliste les utilise. Il n'y a pas que les millions de dollars ou d'euros, que les bourgeois mettent de côté comme argent de poche, qui transitent par la Suisse, le Luxembourg, les îles Caïmans, Singapour, Hong Kong, les îles Vierges, les îles anglo-normandes Jersey et Guernesey ou autres. Toutes les multinationales et toutes les banques se servent de ces zones de l'économie où aucun État digne de ce nom n'intervient. Elles les utilisent non seulement pour échapper aux taxes, mais aussi et surtout pour échapper aux réglementations des transactions financières qui peuvent exister dans les métropoles capitalistes, aussi faibles soient-elles. Une des rares études du FMI sur le sujet, publiée au milieu des années 1990, avouait que la moitié des flux financiers internationaux transitaient par les paradis fiscaux. Et les estimations actuelles sont au moins du même ordre.

Ce n'est évidemment pas la puissance étatique d'un confetti comme les îles Caïmans qui lui permet de s'imposer comme une plaque tournante d'une part considérable de l'ensemble des capitaux de la planète. C'est la complaisance de tous les grands États capitalistes. Leur prétendue lutte contre les paradis fiscaux est une hypocrisie. Car, s'ils aimeraient évidemment récupérer une partie des impôts qui leur échappent et pouvoir ne serait-ce que connaître les flux financiers qui transitent par les innombrables entreprises fictives domiciliées dans ces centres offshore, ces mêmes États sont fondamentalement au service de leurs financiers qui, eux, usent et abusent toujours plus de ces zones sans réglementation ni réel contrôle. Et cela, même si tous savent que les paradis fiscaux sont un élément essentiel de l'instabilité financière mondiale.

Quand la bourgeoisie, petite et grande, échappe à l'impôt

Avant même de parler de l'évasion fiscale des riches capitalistes français, il faut d'abord souligner que la France elle-même pourrait être considérée à bien des égards comme un paradis fiscal. Derrière les taux d'imposition officiels sur les hauts revenus, sur les bénéfices et sur le patrimoine, une nuée de niches fiscales permettent aux plus riches d'alléger considérablement leurs impôts. La Cour des comptes elle-même estime qu'à cause de ces niches le manque à gagner total pour l'État était de près de 150 milliards d'euros par an.

Des exonérations à 90 % sur les plus-values réalisées lors de vente de filiales (la « niche Copé »), aux déductions liées à des investissements réalisés dans les départements et territoires d'outre-mer (la « niche Girardin Industriel », dont un journal patronal comme La Tribune pouvait dire qu'« elle permet à certaines grandes fortunes et à des patrons du CAC 40 de ne pas payer d'impôts ou quasiment pas »), ces « niches » sont innombrables. Et plus on est riche, plus les possibilités s'ouvrent d'accéder à de nouvelles ristournes fiscales.

Tout cela se fait en toute légalité, ou pas. Car l'imbrication des dispositifs de défiscalisation est telle qu'elle rend la recherche de ce qui est légal ou illégal parfois presque impossible. D'autant plus que le nombre de contrôleurs fiscaux diminue. À propos du contrôle des investissements en Outre-mer une inspectrice des impôts, spécialisée dans les dossiers « à fort enjeu », confiait au rédacteur d'un article du journal Le Monde Diplomatique de février 2013 : « Moi, ces investissements-là, je ne les regarde même plus [...]. Pour les contrôler, il faudrait y aller, et on n'en a absolument pas les moyens. Les collègues sur place sont complètement débordés, donc ils renoncent ; il y en a trop, et ils ne sont pas assez nombreux. »

Alors il n'est pas étonnant que dans le palmarès des pays hébergeant le plus de millionnaires, palmarès établi par le Crédit Suisse, une des banques spécialisées dans la gestion de fortunes, la France soit très bien placée : en troisième position, derrière les États-Unis et le Japon, mais devant l'Allemagne ou le Royaume-Uni. Tous ces cadeaux fiscaux ne dissuadent pas pour autant les capitalistes de chercher à réduire encore plus leur impôt en envoyant une partie de leur trésor dans les paradis fiscaux. L'un n'empêche pas l'autre, au contraire !

Placer une partie de sa fortune à l'étranger pour la mettre à l'abri du fisc, n'est pas une nouveauté. L'anonymat des comptes en Suisse date de la fin du 19e siècle. C'est avec l'essor de l'imposition dans les pays européens et l'instabilité économique de l'entre-deux-guerres que la spécificité des banques suisses fit recette. Mais c'est à cette époque que la Suisse, attirant massivement les capitaux français, allemands, italiens et autrichiens, devint une place financière importante. Le secret bancaire fut même renforcé par une loi de 1934 qui transforma en crime le fait, pour un employé d'une banque suisse, de livrer des informations sur l'identité de clients quelle que soit leur nationalité. Cette loi, la première du genre, fut copiée par la suite par de nombreux paradis fiscaux. Un peu moins de cent ans plus tard, dans le domaine dit de la gestion des fortunes privées, le savoir-faire des banques suisses est toujours apparemment très reconnu. La Suisse est le premier centre mondial en la matière avec une part de marché de près de 30 % ! Vient ensuite Singapour qui, en plus de s'occuper des très riches Japonais, attire de plus en plus d'Européens.

On se souvient des quelques révélations sur la fortune de Liliane Bettencourt, héritière de la multinationale L'Oréal, qui avaient transpiré à l'occasion de ses affrontements avec sa fille. Des discussions entre Liliane Bettencourt et Patrice de Maistre, son gestionnaire de fortune, enregistrées clandestinement par le majordome, avaient été publiées dans la presse et elles illustrent très bien les chemins d'une partie du patrimoine des plus fortunés. Patrice de Maistre expliquait à sa patronne ce qu'elle devait faire de son argent : « Je voulais vous dire que je pars en Suisse tout à l'heure pour essayer d'arranger les choses. [...] Et il faut arranger les choses avec vos comptes en Suisse. Il ne faut pas que l'on se fasse prendre avant Noël. [...] Je suis en train de m'en occuper et de mettre un compte à Singapour. Parce qu'à Singapour, ils [les agents du fisc français] ne peuvent rien demander. » Quelques jours après, le même Patrice de Maistre reprenait : « Je suis allé voir ce compte à Vevey [en Suisse] où vous avez quand même 65 millions. [...] Il faut que l'on enlève ce compte de Suisse. [...] Je suis en train d'organiser le fait de l'envoyer dans un autre pays qui sera soit Hong Kong, Singapour ou en Uruguay. »

Il n'est alors pas étonnant que parmi les 300 plus grosses fortunes en Suisse, on retrouve toute une partie de la haute bourgeoisie européenne et plusieurs membres de la haute bourgeoisie française : comme la famille Wertheimer (détentrice du groupe Chanel), Benjamin de Rothschild, la famille Peugeot, la famille Bich (propriétaire du groupe Bic) ou encore les héritiers Louis-Dreyfus. Tous sont milliardaires en euros simplement par leurs comptes en Suisse officiellement déclarés.

L'évasion fiscale n'est pas réservée aux seuls sommets de la bourgeoisie. Ce sont des centaines voire des milliers de bourgeois moyens et petits qui en croquent et qui forment la large clientèle des banques spécialisées. Pour démarcher leurs clients potentiels, ces banques possèdent des divisions dédiées aux mondanités. Elles réservent des salles de spectacles où elles invitent toute la bonne société d'une région, organisent des trophées de golf comme l'UBS Golf Trophy, ou encore réservent des loges lors d'évènements sportifs comme le tournoi de tennis de Roland-Garros où elles reçoivent leurs futurs clients. La banque Suisse UBS, qui a créé une filiale en France en 1999 avec l'objectif de recruter des candidats à l'évasion fiscale, possède un département Sports and Entertainment Group (littéralement « groupe sports et divertissement ») dont le budget annuel est de plusieurs millions d'euros.

L'organisation de l'évasion fiscale n'est, bien sûr, pas réservée aux banques suisses. Si UBS a sa filiale en France, le Crédit agricole, par exemple, a la sienne en Suisse qui possède elle-même des filiales à Hong Kong et à Singapour, comme l'a révélé l'enquête récente du consortium de journalistes d'investigation international, surnommée OffshoreLeaks (littéralement « fuites sur les paradis fiscaux »). Cette enquête a aussi révélé les montages sophistiqués de la BNP et de ses filiales à Jersey, Singapour, Hong Kong et Taïwan pour leurs clients fortunés.

Malgré toutes les rodomontades des chefs d'État contre l'évasion fiscale, ceux-ci ne s'y attaquent pas vraiment. Si des bras de fer opposent régulièrement certains États aux banques qui orchestrent l'évasion fiscale, cela n'est jamais allé au-delà d'amendes qui ne sont, au bout du compte, que le paiement d'une partie des impôts esquivés. Les États ne s'attaquent évidemment jamais aux plus gros fraudeurs. Au contraire, ils les couvrent. Lorsqu'en avril 2009 le G20, regroupant les représentants des plus grands États capitalistes, a établi sa liste des paradis fiscaux, il ne restait que quatre pays sur la liste dite « noire » : le Costa-Rica, la Malaisie, les Philippines et l'Uruguay. Quant à la liste grise, des pressions en avaient fait retirer Hong Kong mais aussi les îles anglo-normandes, Jersey et Guernesey. Car la place des paradis fiscaux dans l'économie mondiale est bien trop importante pour que les États s'y opposent autrement que symboliquement.

Les multinationales et l'optimisation fiscale

Tous les grands groupes industriels et financiers pratiquent ce qui s'appelle « l'optimisation fiscale ». Il s'agit de créer des filiales dans les paradis fiscaux où l'impôt sur les bénéfices est dérisoire et d'y faire apparaître l'essentiel des profits. Toutes les grandes entreprises françaises ont des dizaines voire des centaines de filiales dans les paradis fiscaux : les banques, évidemment, mais aussi les groupes industriels comme PSA qui a, par exemple, plusieurs filiales de PSA Finance domiciliées à Malte. Un économiste américain, spécialiste des paradis fiscaux, a estimé qu'entre 21 000 et 32 000 milliards de dollars seraient dissimulés dans les paradis fiscaux. Les îles Caïmans, par exemple, sont le sixième centre financier mondial. En moyenne, plus de 1 000 milliards de dollars transitent chaque mois par ce petit archipel des Caraïbes dont la population totale est d'à peine 44 000 habitants.

Les spécialistes de l'optimisation fiscale sont devenus eux aussi des géants financiers. Quatre sociétés, surnommées les Big Four, dominent ce secteur : Deloitte Touch Tohmatsu, PricewaterhouseCoopers, KPMG et Ernst & Young. Ensemble, elles emploient environ 700 000 spécialistes dans 150 pays et, en 2011, elles totalisaient près de 100 milliards de dollars de chiffre d'affaires. Une de ces sociétés se vantait, pour attirer des clients, de supprimer tout impôt moyennant 30 % de l'argent ainsi économisé.

Leurs clients sont de grands trusts mondiaux comme Google, Starbucks, Apple, Amazon, eBay, Pfizer, Vodafone, Microsoft, Coca-Cola, Pepsi... Officiellement, les Big Four ne donnent pas dans la fraude fiscale et elles ont partout pignon sur rue. On peut ainsi voir de la publicité pour l'une d'entre elles s'afficher en haut d'une tour du quartier financier de la Défense près de Paris. Évidemment, elles savent jouer avec les paradis fiscaux. Grâce au cabinet Ernst & Young, Google a, par exemple, réussi à abaisser son taux d'imposition hors États-Unis à moins de 3 % via deux filiales en Irlande et une aux Pays-Bas qui elle-même possède son siège social aux Bermudes où il n'y a pas d'impôt sur les sociétés. Elles s'appliquent également ces bonnes recettes à elles-mêmes. Ainsi la société KPMG est organisée en réseaux de sociétés indépendantes dont l'équivalent de la société mère est une coopérative de droit suisse dont le siège social se situe dans le canton de Zoug, là où la fiscalité est une des plus basses de Suisse.

Ainsi, en toute impunité, les grands groupes s'exonèrent presque totalement de l'impôt sur les sociétés. En France, le taux d'imposition officiel sur les bénéfices, après avoir été constamment abaissé, est officiellement de 33 %. Mais en moyenne les entreprises du CAC 40 n'ont un taux d'imposition effectif que de 8 %. Et encore, cette moyenne masque le fait que l'essentiel, 40 %, est payé par les entreprises où l'État est actionnaire (EDF, France Telecom, GDF et Renault). En 2011, le trust français le plus puissant actuellement, le groupe pétrolier Total, n'a, lui, pas payé un centime d'impôt sur les bénéfices. Et seize autres entreprises du CAC 40 étaient dans le même cas. Pour se justifier, le groupe Total a l'habitude d'affirmer qu'il fait l'essentiel de ses bénéfices à l'étranger. Or, dans bien des cas, les investissements « à l'étranger » sont tout simplement des transactions avec des filiales dans des paradis fiscaux ! Et avec ces filiales offshore les va-et-vient du capital sont rendus totalement opaques. Une bonne partie des transactions qui sont comptabilisées comme des investissements à l'étranger ou depuis l'étranger ne sont, en réalité, que des flux à l'intérieur d'un même groupe par paradis fiscal interposé. Une étude de la Banque de France de 2009 a révélé qu'en prenant en compte le va-et-vient de l'argent avec les paradis fiscaux, les premiers investisseurs étrangers en France étaient les multinationales françaises, par le biais de leurs filiales situées dans les paradis fiscaux.

Les paradis fiscaux au cœur de la financiarisation de l'économie avec la complicité de tous les États

Si historiquement les îles Caïmans ont été dispensées de tout impôt en 1794 par le roi d'Angleterre en remerciement d'une aide apportée par les pêcheurs locaux à des navires britanniques échoués, ce n'est que bien plus récemment qu'elles ont commencé à devenir une place financière.

Le poids croissant des paradis fiscaux dans l'économie mondiale depuis quelques décennies a des raisons d'être et des conséquences qui vont bien au-delà de l'évasion fiscale. S'il existe depuis la fin du 19e siècle ou le début du 20e siècle des sortes de paradis fiscaux domestiques à côté de chaque grand État capitaliste, où les entreprises et grosses fortunes peuvent échapper à l'impôt, comme la Suisse et le Luxembourg en Europe ou l'État du Delaware aux États-Unis, depuis la fin des années cinquante les paradis fiscaux ont pris une ampleur sans précédent. Le développement de la finance offshore a été parallèle au développement de ce qu'on appelle la financiarisation.

Une des toutes premières manifestations de la financiarisation de l'économie capitaliste mondiale fut le marché des eurodollars. Dans le système monétaire international mis en place en 1944 à Bretton Woods, seule la monnaie américaine, le dollar, était déclarée convertible avec l'or. Toutes les autres monnaies devaient se référencer par rapport au dollar. Le dollar devint la monnaie des échanges internationaux. Au fur et à mesure du redéveloppement de ces échanges, la quantité de dollars présents dans l'économie grossit considérablement. Et une quantité de plus en plus importante de dollars fut détenue par des entreprises ou des États hors des États-Unis. Alors, en 1957, la City de Londres, qui avait perdu sa situation de première place financière mondiale avec la domination incontestée des États-Unis, décida de recycler son savoir-faire financier en créant le marché des eurodollars. La Banque d'Angleterre, c'est-à-dire l'État britannique, permit que des transactions financières soient réalisées à Londres, entre deux non-résidents, dans une monnaie autre que la livre sterling, et sans aucun contrôle réglementaire d'aucune autorité publique.

C'est dans le cadre de ce marché que toutes les grandes banques internationales développèrent les premières spéculations sur les monnaies : achetant sans aucune difficulté ni contrainte tous les dollars nécessaires pour cela. C'est alors que le monde de la finance internationale commença à utiliser les nombreuses îles de l'ex-empire britannique qui, à l'image des îles Caïmans, étaient exonérées d'impôt, pour héberger les filiales de grands groupes. Ce fut l'apparition de nouvelles places financières plus ou moins éloignées de Londres mais toutes reliées au marché des eurodollars de la City, comme Jersey, Guernesey ou l'île de Man.

À partir du milieu des années 1960, de grosses banques américaines comme Citibank, Chase Manhattan et Bank of America s'intéressèrent de plus près au marché des eurodollars. Elles se rendirent compte qu'elles n'avaient pas besoin de s'établir à Londres pour ce faire, et qu'elles pouvaient bénéficier des mêmes avantages du marché de la City en s'installant dans des îles de l'ex-empire britannique situées dans les Caraïbes, comme les Bahamas, les Bermudes ou les îles Caïmans, sans aucun décalage horaire avec la côte Est des États-Unis. Des bénéfices spéculatifs considérables se firent dans le cadre du marché des eurodollars. Et tous les États, y compris le plus puissant, les États-Unis, se soumirent aux intérêts du capital financier, même si ce marché créait une bombe monétaire à retardement. Loin de tout contrôle étatique, la spéculation monétaire débridée commençait déjà à entraîner des faillites qui pouvaient avoir des répercussions sur toute l'économie. Et, alors que l'État américain usait déjà largement de la planche à billets en créant toujours plus de dollars pour financer ses expéditions militaires et ses guerres à commencer par celle du Vietnam, le marché des eurodollars, sans aucun contrôle de la Banque centrale américaine, contribuait lui aussi à gonfler la quantité de dollars en circulation.

La suite est connue. La spéculation sur les monnaies se retourna contre le dollar, ce qui obligea l'État américain à suspendre la convertibilité de sa monnaie avec l'or en 1971. Et, en 1973, le système de Bretton Woods éclatait, laissant toutes les monnaies flotter les unes par rapport aux autres, laissant ainsi le champ libre à la fois à une spéculation sans limite sur les taux de changes et à une inflation monétaire généralisée. L'économie capitaliste entrait dans une phase profonde de récession, avec le développement du chômage de masse.

Au fil des années, la financiarisation et la place des paradis fiscaux se sont continuellement et parallèlement accrues. Les États se sont adaptés et ont accompagné cette évolution du capitalisme. Ils ont tour à tour fait sauter chacune des règles et contrôles de la finance qu'eux-mêmes avaient mis en place lors des décennies précédentes pour encadrer l'économie capitaliste et lui permettre de se redresser après la grande crise de 1929 et surtout après la Seconde Guerre mondiale. Non seulement les États ne s'opposèrent pas à l'essor des paradis fiscaux, mais ils cherchèrent à s'en inspirer ! Ils baissèrent les taux d'imposition sur les bénéfices, développèrent toutes sortes d'exonérations fiscales, et supprimèrent les règles qui bridaient la spéculation. Sous prétexte de laisser libre cours à la circulation des capitaux, ils laissèrent toujours plus le champ libre à la spéculation, et aux catastrophes dont elle menace.

Depuis environ cinquante ans, les paradis fiscaux ont été une sorte de position avancée de la finance. Ils ont été un levier grâce auquel les grandes banques mondiales et tous leurs clients, c'est-à-dire l'ensemble de la bourgeoisie, ont pu faire pression sur les États pour leur forcer la main. Et ceux-ci se sont laissé faire tout en faisant semblant de combattre la « finance de l'ombre ». En utilisant toujours plus les paradis fiscaux pour faire transiter leur capital et pour réaliser toujours plus de transactions financières hors de toute régulation, les capitalistes ont aggravé l'instabilité de leur propre économie.

Et il est significatif que lors de la crise financière de 2008, c'est par des filiales hébergées dans des paradis fiscaux que la panique a gagné la finance mondiale. Des banques comme Northern Rock, Bear Stearns ou Lehman Brothers ont été amenées vers la faillite par leur filiale à Jersey, aux îles Caïmans ou aux îles Vierges britanniques. Lors des conférences internationales qui ont suivi, tous les chefs d'État ont entonné le chant de la dénonciation des paradis fiscaux. Mais ce n'est resté que phrases creuses en direction de l'opinion publique.

À la base de l'économie capitaliste, il y a la recherche du profit maximum. Et, dans le cadre de cette économie, aucune réglementation au nom de l'intérêt général, même de l'ordre capitaliste, ne se mettra en travers de cet appétit du gain. La dernière loi bancaire du gouvernement de François Hollande est, à ce titre, risible par son insignifiance. Elle se résume à demander aux banques de mettre leurs activités spéculatives « non utiles à l'économie » dans une filiale séparée et à publier des informations sur leurs activités à l'étranger, paradis fiscaux inclus. La loi elle-même reconnaît donc des activités spéculatives « utiles à l'économie » dont, au passage, l'État admet à l'avance qu'il acceptera de couvrir les risques. Et c'est le gros morceau des activités spéculatives, car comme l'a dit le PDG de la Société générale, cette loi ne l'obligera à séparer que 1,5 % du total de ses activités. Quant à la liste des activités à l'étranger, ce sera au mieux une photo des façades des filiales de ces banques, car justement, un des intérêts des paradis fiscaux est de garantir le secret bancaire et de rendre totalement opaque ce qui se fait à l'intérieur de ces filiales. Cette loi, annoncée avec fracas par Hollande lors de sa campagne présidentielle, est, comme tout ce qu'il a promis aux couches populaires pour se faire élire : une duperie.

Plus fondamentalement, la lutte contre les paradis fiscaux est à mettre sur le même plan que la lutte pour un capitalisme « régulé ». C'est une utopie ! Les paradis fiscaux sont au cœur de la financiarisation de l'économie capitaliste, et cette financiarisation en est le mode de fonctionnement, constamment aggravé, depuis plus de quarante ans. Elle s'est développée à partir de la faiblesse des investissements productifs, au tournant des années soixante-dix. Cherchant d'autres débouchés à leurs capitaux, les trusts ont alimenté toujours plus la spéculation financière. Et cela a, en retour, étouffé toujours plus la production en aggravant le parasitisme de l'ensemble de la classe capitaliste. Ce n'est pas d'un simple problème de législation financière internationale dont souffre le capitalisme, c'est de sénilité.

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Pour les travailleurs, le problème n'est pas de se battre contre les paradis fiscaux. Si, par miracle, les États capitalistes étaient capables de les faire disparaître, cela n'avancerait en rien la cause des exploités. Ces frictions entre les bourgeois et leurs appareils d'État, où les uns masquent aux autres une partie de leur capital, ne concernent pas la classe ouvrière. La bourgeoisie n'a pas besoin du moindre paradis fiscal pour masquer à la population toutes les voies de son enrichissement : l'opacité des grandes banques et le secret des affaires sont bien plus essentiels.

Alors, lorsque la classe ouvrière, par sa mobilisation collective et sa conscience, sera en mesure de peser sur l'évolution de la société, ce ne sont pas les boîtes à lettres des filiales des banques, sous les tropiques ou ailleurs, qu'il faudra contrôler, mais bien les maisons mères. Derrière l'aspect tentaculaire du système financier mondial, il y a en réalité à peine quelques dizaines de très grandes banques. Et les centres de décision de ces banques se trouvent dans les métropoles des grands États impérialistes. Ils sont à portée de main des exploités, à portée de main des centaines de milliers d'employés qui y travaillent, comme des millions de travailleurs exploités par le capital contrôlé par ces banques. Ce n'est qu'en mettant la main sur les grandes banques, que la classe ouvrière pourra rendre transparente et contrôler toute l'économie. Alors les paradis fiscaux disparaîtront, mais ce sera quelque chose de tout à fait secondaire.

6 mai 2013