Derrière la « laïcité apaisée », les défenseurs des écoles confessionnelles à l’offensive

février 2009

L'expression « laïcité apaisée » rallie les suffrages de la plupart des hommes politiques (et pas seulement de ceux qui se disent ouvertement de droite), comme ceux des représentants de toutes les religions. Mais derrière ces paroles lénifiantes, les défenseurs des écoles dites « libres », c'est-à-dire dans leur immense majorité confessionnelles, s'emploient à obtenir pour ces dernières de nouveaux avantages.

L'un des derniers exemples en la matière a été l'affaire du « forfait communal », qui voulait obliger les maires de localités dont des enfants étaient scolarisés dans des écoles privées situées dans une autre commune à verser à celle-ci une indemnité de plusieurs centaines d'euros par élève. À l'origine de cette mesure, il y avait l'adoption par le Sénat d'un amendement présenté par le « socialiste » Michel Charasse, qui se targue pourtant de ne jamais entrer dans une église. Après la publication du premier décret de Darcos imposant ce forfait, en décembre 2005, et maintes péripéties juridico-administratives, le gouvernement a finalement reculé, fin 2008, devant les protestations, notamment celles de nombreux maires de petites communes - qui n'étaient pas nécessairement de gauche - inquiets devant cette ponction qui serait faite dans le budget municipal.

Mais il n'en reste pas moins que les communes restent obligées de financer les écoles privées sous contrat situées sur leur territoire, généralement confessionnelles, c'est-à-dire que les citoyens athées ou libre-penseurs sont obligés de payer pour l'entretien de celles-ci !

La « laïcité apaisée » est une expression née récemment. Mais il y a en fait des décennies que les défenseurs de l'enseignement privé sont passés à l'offensive.

Au début du XXe siècle, la France vivait encore sous le régime du Concordat de 1801. Celui-ci faisait des prêtres, des pasteurs et des rabbins, des salariés de l'État. En revanche, sous Napoléon, l'enseignement secondaire et l'enseignement supérieur, qui ne concernaient que les fils de la bourgeoisie et de l'aristocratie, étaient réservés à des établissements publics, chargés de former les futures « élites » de la société dans l'esprit napoléonien. Quant à l'enseignement primaire, ce n'était pas la préoccupation du régime, et la plupart des écoles qui existaient étaient administrées par l'Église catholique.

Ironie de l'histoire, c'est sous la présidence du neveu de Napoléon 1er, le futur Napoléon III, que fut brisé ce monopole de l'État sur l'enseignement secondaire et supérieur, avec l'adoption de la loi Falloux, en mars 1850, qui instaurait la « liberté » de l'enseignement dans le secondaire et le supérieur.

La loi Ferry de 1882, qui rendit obligatoire la scolarisation des enfants de six à treize ans (ou jusqu'à l'obtention du certificat d'études, s'ils l'avaient obtenu avant), ne remit pas en cause l'existence des écoles confessionnelles, mais l'État ne finançait que l'école publique.

Ce n'est pas la loi de séparation de l'Église et de l'État de 1905 qui porta un coup à l'école confessionnelle. C'est un peu plus tôt, à partir de 1902, que le gouvernement du radical Émile Combes prit, avec le soutien de Jaurès, des mesures, qui, en visant les congrégations religieuses (associations de religieux), allaient largement évincer celles-ci de l'enseignement.

Ces congrégations, qui n'avaient aucune sympathie pour la forme républicaine de gouvernement, et qui jouèrent un rôle considérable dans le camp antisémite pendant l'affaire Dreyfus, représentaient une puissance considérable.

En 1901, on comptait 1 665 congrégations en France soit 154 d'hommes et 1 511 de femmes. Les biens possédés par ces congrégations représentaient 48 757 hectares soit la superficie du Val-de-Marne et de la Seine-Saint-Denis ; 1 072 millions de francs-or.

La loi de 1905, qui abrogea le Concordat de 1801, ne rajouta rien à la législation sur les congrégations.

Mais la Première Guerre mondiale allait complètement transformer les rapports entre l'État et l'Église, le premier ayant besoin de la seconde pour envoyer les paysans et les ouvriers se faire massacrer au nom de « l'union sacrée » avec la bénédiction de la prêtraille. Le plus bel exemple de cette nouvelle coopération fut donné lors de la réinstallation de l'État français en Alsace-Lorraine, avec le maintien dans les trois départements concernés du Concordat de 1801 et l'obligation faite aux enseignants des écoles publiques de donner des cours de religion.

Dans le reste du territoire français, à partir de 1919, la plupart des congrégations supprimées se reformèrent, mais il n'était tout de même pas encore question que l'État subventionne les écoles privées.

C'est le régime de Vichy qui décida pour la première fois d'accorder des subventions d'État à l'école confessionnelle, manière de renvoyer l'ascenseur à des autorités ecclésiastiques qui avaient déclaré, par la bouche du cardinal Gerlier, « primat des Gaules » - c'est-à-dire évêque de Lyon -, que « Pétain, c'est la France et la France, c'est Pétain ».

Bien évidemment, ces mesures n'eurent pas de suite dans la période 1944-1947. Mais dès l'éviction du PCF du gouvernement, la « question scolaire », comme on disait, devint l'un des grands problèmes de la Quatrième république. En effet, le PCF une fois écarté de toute majorité parlementaire possible, une majorité parlementaire impliquait forcément la participation conjointe du Mouvement républicain populaire (MRP), d'inspiration « démocrate chrétienne » et comme tel, partisan de l'aide à « l'école libre », et du Parti socialiste, qui se présentait en défenseur de la laïcité. C'est d'ailleurs sous un gouvernement dirigé par le MRP Robert Schuman, auquel participaient des ministres socialistes - avec notamment le responsable de la répression contre la grève des mineurs de 1948, Jules Moch - qu'un premier coup fut porté à la laïcité. En mai 1948, la ministre de la Santé publique et de la population, Germaine Poinso-Chapuis, signa un décret qui habilitait les associations familiales à recevoir des subventions publiques et à les répartir entre les familles nécessiteuses pour faciliter l'éducation de leurs enfants, quel que soit le type d'école où ils étaient inscrits : un cadeau pour les associations catholiques. Ce décret provoqua une crise au sein du gouvernement, les ministres socialistes déplorant cette entorse à la laïcité. Édouard Depreux, ministre socialiste de l'Éducation nationale, dénonça l'illégalité d'un texte ne portant pas sa co-signature. Mais finalement le Parti socialiste resta au gouvernement.

Les élections de 1951 changèrent complètement le rapport des forces au sein de l'Assemblée nationale, les gaullistes du RPF y ayant fait une entrée en force.

Et ils se livraient à une véritable surenchère par rapport au MRP sur le thème de l'aide à l'école privée, tout en refusant - par hostilité au « système » constitutionnel - de participer à une majorité gouvernementale. Cette pression - et c'était l'un des buts recherchés - empoisonnait les rapports entre le Parti socialiste et le MRP. Car si l'un et l'autre étaient tout à fait d'accord pour s'opposer aux revendications des travailleurs, pour mener dans tout l'empire colonial une politique répressive envers toutes les aspirations nationales qui s'y développaient, ils ne pouvaient pas trouver un terrain d'accord sur la question de l'école libre. Par rapport à une base qui avait déjà bien des raisons d'être insatisfaite par la politique sociale et coloniale de son parti, les dirigeants socialistes tenaient à apparaître comme des défenseurs intransigeants de la laïcité. Ils n'allaient plus appartenir d'ailleurs à un seul gouvernement durant cette législature 1951-1956.

En septembre 1951, une majorité MRP-RPF-divers droite fit donc voter la loi Barangé, qui accordait des subventions aux écoles privées, versées aux associations de parents d'élèves de ces écoles. Dans un hypocrite affichage de symétrie, la loi prévoyait aussi des subventions analogues pour les établissements publics. Mais il n'en restait pas moins que pour la première fois depuis Pétain les écoles confessionnelles allaient bénéficier de fonds publics.

Ce n'était cependant qu'un hors-d'œuvre. C'est après le retour au pouvoir de de Gaulle, en 1958, que fut servi le plat de résistance. La loi Debré, votée en décembre 1959, créait deux systèmes de contrats, le « contrat simple » (qui ne concernait que l'enseignement primaire) et le « contrat d'association » (de loin le plus répandu). Dans les deux cas, l'État assurait la rémunération des enseignants. Mais dans le premier ceux-ci restaient de droit privé, alors que dans le second ils devenaient des contractuels de droit public. En outre, dans le contrat d'association, les communes devaient obligatoirement contribuer au financement des écoles privées.

Le texte de la loi contenait deux hypocrisies remarquables. D'une part, la signature d'un contrat d'association était censée correspondre à « un besoin scolaire reconnu », mais comme la loi ne définissait pas cette notion, cette réserve était de pure forme. D'autre part, la loi imposait formellement aux établissements sous contrat le respect de la « liberté de conscience ». « Tous les enfants, sans distinction d'origine, d'opinion ou de croyance, y ont accès », affirmait-elle. Mais le texte de la loi Debré « reconnaît le caractère spécifique tant des établissements privés que de l'enseignement qui y est donné », et nul ne peut douter que les innombrables écoles « Sainte Marie », « Saint Joseph », etc., sont liées au clergé catholique, comme d'autres, bien moins nombreuses, sont liées au judaïsme, sans que l'État aille y voir de trop près quant au respect de la « liberté de conscience ».

La loi Debré ne fit pas que des heureux parmi les catholiques. Les intégristes dénoncèrent l'intervention de l'État dans la gestion de ces écoles. C'est ainsi que l'évêque de Carcassonne, Puech, écrivit en 1960 à propos de cette loi : « Une telle conception, de tendance totalitaire, ne reconnaît à l'école libre qu'un rôle momentané de suppléance. Bien plus, elle est incompatible avec la notion d'une école chrétienne où la « logique de notre foi » réclame que l'enseignement lui-même soit chrétien, et pas seulement l'éducation... Aucune école catholique ne doit souscrire un contrat d'association ».

Mais entre la nostalgie du temps où l'Église catholique exerçait un quasi-monopole sur l'enseignement, et les réalités économiques dans un pays qui se déchristianisait au fil du temps, le choix fut vite fait : aujourd'hui 97 % d :es écoles privées sous contrat sont des écoles catholiques, et la très grande majorité avec des contrats d'association.

La mise en discussion de la loi Debré entraîna la démission du ministre de l'Éducation nationale, André Boulloche, le seul membre du Parti socialiste qui appartenait au gouvernement Debré en 1959.

Dix-neuf ans plus tard, l'Église catholique se vit offrir d'autres satisfactions, avec le vote de la loi Guermeur de 1977 qui donnait de nouvelles garanties sur le respect du « caractère propre », c'est-à-dire religieux, des établissements confessionnels, en même temps qu'elle organisait la prise en charge par l'État de la formation des enseignants du privé.

Cette aide à l'enseignement privé se faisait évidemment au détriment de l'enseignement public, non seulement parce que les fonds qui allaient au premier n'allaient pas au second, mais aussi parce que l'enseignement privé ne supportait aucune des contraintes qui s'imposaient au public : il pouvait choisir ses élèves, ouvrir les classes qu'il voulait là où il le voulait... Le résultat fut qu'une Église dont le rayonnement était en perte de vitesse voyait arriver dans ses écoles des enfants de parents dont le choix n'était pas motivé par des considérations religieuses, mais par l'idée (loin d'être toujours justifiée) que leur progéniture y recevrait un enseignement de meilleure qualité.

Dans ce contexte, le candidat Mitterrand, bien que le Parti socialiste ait fait figure pendant des années de champion de l'école laïque, se garda bien, dans ses 101 propositions en vue de l'élection présidentielle de 1981, de réclamer un retour en arrière par rapport à toute la réglementation en faveur de l'école confessionnelle adoptée au fil des années. Il se contenta de proposer un « grand service public unifié de l'Éducation nationale », qui ne touchait pas au financement de l'enseignement privé, mais intégrerait les maîtres de celui-ci dans la fonction publique. Guère pressé de défendre ce projet, qui ne faisait pourtant en un sens qu'entériner le financement de l'école privée par l'État, mais qui soulevait l'opposition de l'Église hostile à tout droit de regard de celui-ci sur ses écoles, Mitterrand attendit 1983 pour charger son ministre de l'Éducation nationale, André Savary, de défendre une loi allant en ce sens. Mais l'Église n'entendait pas que l'État ait si peu que ce soit un droit de regard supplémentaire sur ses écoles. La droite fit également de ce thème son cheval de bataille. Le 24 juin 1984, plusieurs centaines de milliers de tenants de l'école confessionnelle, venus de toute la France, défilèrent à Paris, avec à leur tête des évêques, dont l'archevêque de Paris Jean-Marie Lustiger, des politiciens de droite, parmi lesquels Giscard d'Estaing, Chirac, Chaban-Delmas et Simone Veil.

Quelques jours plus tard, Mitterrand annonçait qu'il retirait le projet de loi Savary..., lequel apprit, paraît-il, l'information à la télévision. Trois jours plus tard, celui-ci et le Premier ministre Pierre Mauroy démissionnaient. Même sous cette forme édulcorée, la défense de la laïcité par le Parti socialiste était envoyée aux oubliettes.

Neuf ans plus tard, toujours sous la présidence de Mitterrand, François Bayrou, ministre de l'Éducation nationale dans le gouvernement de cohabitation Balladur, proposa de réviser la loi Falloux qui limitait l'aide que les communes pouvaient apporter aux écoles privées. Le comble, c'est que c'est au nom de la défense de la loi Falloux que la gauche parlementaire s'opposa au projet de Bayrou. Or Falloux, monarchiste légitimiste était un fieffé réactionnaire, dont la philosophie politique était : « Dieu dans l'éducation. Le pape à la tête de l'Église. L'Église à la tête de la civilisation », et dont l'œuvre législative visait à accroître le rôle de l'Église catholique dans l'enseignement. Et ce n'est pas l'opposition de la gauche parlementaire, c'est finalement celle du Conseil constitutionnel qui mit en échec le projet de Bayrou.

Comme on le voit, la tentative de Darcos d'imposer le « forfait communal » s'est inscrite dans une longue suite de manœuvres dont, il est vrai, certaines ont échoué, mais dont le résultat final est la place toujours plus grande faite à l'école confessionnelle, au nom d'une hypocrite « laïcité apaisée ».

11 février 2009