Irlande du Nord - Le second acte du "processus de paix"

Novembre 1997

A en croire la presse et le gouvernement britannique, le "processus de paix" en Irlande du Nord serait reparti pour de bon.

Rappelons que ce processus, engagé à la fin 1994, vise à mettre un terme à la guerre civile larvée qui a régné de façon quasi permanente en Irlande du Nord depuis qu'en 1921, après plusieurs siècles de domination anglaise et cinq années d'une guerre civile sanglante, l'Irlande fut scindée en deux : au sud la République d'Irlande accéda à l'indépendance tandis qu'au nord la province d'Ulster était intégrée au Royaume-Uni.

Le problème de l'Irlande du Nord

Si ce conflit dure depuis si longtemps, c'est d'abord dû, bien sûr, aux traces profondes laissées par l'oppression nationale que l'Etat anglais a fait subir à la population irlandaise pendant des siècles. Cette oppression nationale et l'opposition qu'elle provoquait, ont revêtu dans le passé d'autant plus facilement une forme confessionnelle que l'Angleterre était protestante et l'Irlande catholique. Ce passé a laissé en héritage les divisions confessionnelles entre catholiques et protestants qui, encore aujourd'hui, dominent largement la vie politique et sociale en Irlande du Nord.

Mais si elles se perpétuent encore aujourd'hui, ce n'est pas seulement, ni principalement parce que les dignitaires du protestantisme tiennent, à l'occasion de défilés provocants, à rappeler leurs liens passés avec la couronne britannique et le passé d'oppression sur l'Irlande. C'est avant tout parce qu'elles sont alimentées par la misère chronique dans laquelle vit une grande partie des classes pauvres de la région. C'est cette misère qui, en l'absence d'une perspective visant à les unir, dresse les pauvres les uns contre les autres. C'est elle qui accrédite l'idée que les classes laborieuses protestantes, parce que majoritaires, auraient quelque chose à craindre de leurs homologues catholiques, tandis que celles-ci devraient leur pauvreté aux premières même s'il y a de moins en moins d'écart entre la pauvreté des conditions de vie des unes et des autres.

Mais surtout ces divisions continuent à se perpétuer parce que l'opinion et la conscience politique de ces classes pauvres continuent à être façonnées, dès le plus jeune âge, par des milices, elles aussi héritées du passé que ce soit celles des nationalistes de l'IRA, l'Armée Républicaine Irlandaise, qui prétendent représenter les intérêts de la minorité catholique, ou celles des groupes paramilitaires dits "loyalistes" (dénommés ainsi parce qu'ils seraient loyaux à la couronne britannique, encore que ce ne soit plus guère le cas de nos jours) qui leur font pendant du côté protestant.

Cela n'a d'ailleurs pas toujours été le cas. Dans les années vingt et trente, le mouvement communiste a tenté d'offrir une perspective de classe à la population pauvre d'Irlande du Nord. Il l'a fait au travers de luttes sociales dures, dont l'épisode le plus connu est le mouvement des chômeurs de Belfast de 1932, qui parvint à unir dans un même combat ouvriers et chômeurs, protestants et catholiques. Mais le stalinisme a fini par avoir raison de cette tradition en dérivant lui-même sur le terrain du nationalisme.

Depuis, les milices en sont venues à exercer un véritable encadrement de la vie quotidienne dans les quartiers pauvres. Dans les quartiers ouvriers protestants de Belfast, l'encadrement par les paramilitaires protestants passe par exemple par le réseau des coopératives de crédit, qui suppléent aux carences de la protection sociale, ou encore par le rôle qu'ils jouent dans les appareils syndicaux des principales usines de la ville. Tandis que dans les quartiers catholiques, l'encadrement exercé par les républicains passe par des comités de résidents et surtout par un réseau de centres d'aide sociale et juridique.

Les facteurs qui entretiennent la division de l'Irlande du Nord sont si profonds que lorsque la misère sociale a fini par provoquer l'explosion des ghettos pauvres de la province, comme cela a été le cas en particulier entre 1969 et 1974, il n'a pas fallu longtemps avant que ces milices armées reprennent la situation en main et en profitent pour renforcer encore leur propre influence, enfonçant du même coup l'Irlande du Nord un peu plus profondément dans cet état de guerre civile larvée.

Ce conflit dure depuis des décennies. La bourgeoisie anglaise a certes cherché à le désamorcer, mais sans succès, parce que même pour elle il n'est pas si simple de régler cet héritage de sa politique passée. D'une certaine façon cette politique se retourne ainsi contre elle même si ce sont surtout les classes pauvres d'Irlande du Nord qui en ont payé, et continuent à en payer la note au prix fort, et en particulier au prix de bien des morts inutiles. Faute de pouvoir résorber le conflit, le gouvernement anglais s'est contenté de le gérer pendant longtemps, au prix d'une occupation militaire permanente et extrêmement coûteuse.

Mais aujourd'hui, alors que la bourgeoisie britannique cherche à réduire au maximum les dépenses "improductives" (c'est-à-dire celles qui ne lui profitent pas directement) qui pèsent sur les finances de l'Etat, elle voudrait bien se débarrasser du gouffre financier de l'Irlande du Nord. C'est pourquoi le gouvernement britannique a engagé ce "processus de paix" en 1994, dans le but d'arriver à un accord de partage du pouvoir entre des politiciens qui ont fait leur fond de commerce de ces divisions pseudo-religieuses héritées d'un autre âge, accord qui serait garanti par les gouvernements britannique et irlandais.

Les avatars du règlement politique

Dans ce processus, le "camp" protestant était représenté par trois partis unionistes (UUP, DUP et UKUP), partisans du maintien de l'Irlande du Nord dans le Royaume-Uni, ainsi que par deux petits groupes issus des milices paramilitaires protestantes (PUP et UDP). Le "camp" catholique était, lui, représenté par le parti traditionnel de la bourgeoisie catholique, le SDLP, et par Sinn Fein, l'aile politique de l'IRA l'organisation qui combat la présence britannique en Irlande du Nord par la "lutte armée", c'est-à-dire en fait par le terrorisme, depuis des décennies.

Néanmoins, très rapidement, les pourparlers se sont enlisés dans des arguties juridiques et politiciennes sans fin, tandis que Sinn Fein en demeurait exclu ce qui du coup faisait perdre toute signification aux négociations.

Le processus a redémarré après l'arrivée au pouvoir des travaillistes à Londres, en mai dernier. Mais à peine les pourparlers avaient-ils repris le 15 septembre (cette fois, avec la participation de Sinn Fein), que la vieille farce politicienne a recommencé. Pendant toute une semaine les cinq partis "protestants" ont boycotté les discussions, tandis que David Trimble, le leader du plus important de ces partis, l'UUP, claironnait dans la presse qu'il trouvait l'idée-même de rencontrer des républicains "repoussante". Comme si les élus UUP ne siégeaient pas depuis des années aux côtés de Sinn Fein dans bien des municipalités d'Irlande du Nord !

Au bout d'une semaine, les dirigeants de l'UUP ont fini par changer de tactique, jugeant sans doute que leur cinéma avait atteint son but et ont rejoint les négociations, entraînant à leur suite les paramilitaires protestants du PUP et de l'UDP. Désormais seuls deux groupements "protestants" maintenaient leur boycott.

Mais le cinéma des dirigeants unionistes n'était pas pour autant terminé. Plus d'une semaine s'est encore écoulée au cours de laquelle, tout en assistant aux séances, le leader unioniste Trimble n'a cessé d'exiger l'exclusion de Sinn Fein, au motif que les méthodes violentes de l'IRA iraient à l'encontre de l'esprit du processus de paix. Bien sûr, Trimble n'avait pas de telles objections à propos de ses partenaires paramilitaires du PUP et de l'UDP, ni à propos de sa... propre personne, en tant qu'ancien membre du groupe Vanguard des années soixante-dix, une formation notoirement liée aux paramilitaires protestants.

Personne ne pensait bien sûr, et Trimble moins que tout autre, que de telles arguties avaient la moindre chance d'aboutir dans le contexte actuel. Et le bras droit de Trimble, Ken Maginnis, l'a clairement dit dès le début, en déclarant : "Aujourd'hui commence le procès du "Nouveau Travaillisme", accusé d'avoir affaibli la démocratie, sacrifié aux terroristes la liberté du peuple d'Irlande du Nord, et élevé une mafia diabolique à une position qui ferait honte à n'importe quel pays d'Europe occidentale." Cela revenait à reconnaître le fait accompli.

Mais faire exclure Sinn Fein n'était, de toute façon, pas le but de l'opération. Les farces les plus absurdes ont leurs règles, et les gestes théâtraux au profit exclusif de la galerie ont été de rigueur dès le début du "processus de paix". Il y a tout lieu de penser qu'il en sera encore de même dans les mois à venir. D'ailleurs, au moment où nous écrivons, le 20 octobre, Trimble et l'UUP viennent une nouvelle fois de claquer la porte des négociations, en guise de protestation contre le refus des représentants du gouvernement irlandais de renier leurs revendications territoriales passées sur l'Irlande du Nord ! Bien sûr, tout le monde sait que cette bouderie sera de courte durée.

Cela étant dit, le contexte dans lequel se déroule ce second acte des pourparlers est différent à bien des égards de ce qu'il était lors du premier acte. Les gouvernements ont changé en Grande-Bretagne comme en Irlande, tandis qu'en Irlande du Nord même, la situation politique a aussi quelque peu évolué. Cela ne signifie pas, bien sûr, que la classe ouvrière d'Irlande du Nord ait plus à attendre des pourparlers d'aujourd'hui que de ceux d'hier du point de vue de ses intérêts de classe. Mais cela signifie sans doute que, cette fois-ci, il est possible que ces pourparlers débouchent sur une forme de règlement du conflit.

Le facteur Blair-Ahern

Bien sûr, le départ des conservateurs du pouvoir en Grande-Bretagne constitue le principal fait nouveau pour le processus de paix.

Ce n'est pas que Blair, ou le Parti Travailliste, aient jamais eu une politique qui soit fondamentalement différente de celle des conservateurs à l'égard de l'Irlande du Nord.

Il ne faut pas oublier que c'est le gouvernement travailliste d'Harold Wilson qui a envoyé l'armée en 1969, afin de contenir l'explosion qui menaçait dans les ghettos catholiques. Tout comme, par la suite, ce fut un autre gouvernement Wilson qui fit adopter la loi de "Prévention du Terrorisme", une législation qui prive en réalité la population d'Irlande du Nord de la plupart des protections contre la police dont jouissent les autres citoyens britanniques.

Bien sûr, cela fait bien longtemps qu'il existe au sein du Parti Travailliste des courants qui soutiennent les revendications nationalistes irlandaises. Mais de tels courants existaient déjà sous Wilson sans que cela affecte sa politique. Sans compter qu'il y a également des courants pro-unionistes dans les rangs travaillistes, dont la direction actuelle du parti est sans doute plus proche. Cela dit, ces divers courants auront sans doute aussi peu d'influence sur la politique de Blair par rapport à l'Irlande du Nord, qu'en ont les nombreux militants syndicaux membres du parti pour ce qui est de l'abrogation de la législation anti-syndicale. Car en dernier ressort, Blair s'efforcera de mettre en oeuvre la politique la plus favorable aux intérêts de la bourgeoisie britannique, sans le moindre égard pour les courants d'opinion de son propre parti.

D'ailleurs, au cours de ces dernières années, la direction du Parti Travailliste a affiché une solidarité sans faille avec la politique du gouvernement conservateur de John Major en Irlande du Nord, en ne tolérant aucune divergence publique de la part de ses députés. Tant qu'il était dans l'opposition, le Parti Travailliste a souscrit à chaque aspect et à chaque étape du processus de négociation engagé par Major, et Blair a déjà affirmé très nettement son intention d'achever ce que Major a commencé.

En fait, la principale nouveauté résultant de l'arrivée des travaillistes au pouvoir, c'est que Blair, à la différence de Major, n'est pas paralysé par les contraintes de l'arithmétique parlementaire. Alors que Major cherchait désespérément à s'assurer le soutien des députés unionistes pour éviter la menace d'une défaite humiliante au parlement de Londres, l'énorme majorité dont dispose Blair à la Chambre des Communes prive dorénavant les partis unionistes d'un puissant moyen de pression sur le gouvernement britannique.

En République d'Irlande même, les élections de juin ont amené un changement de gouvernement. Et cela modifie également le contexte des pourparlers, bien que dans une moindre mesure en raison du rôle plus secondaire joué dans le processus par la République d'Irlande.

Non pas que le nouveau gouvernement irlandais de Bertie Ahern soit susceptible d'avoir une politique bien différente de celle de son prédécesseur, qui est toujours resté plus ou moins à la remorque de Londres. C'est au niveau du langage et de la démagogie, plus que sur le fond politique, qu'il peut y avoir un changement. Le parti du premier ministre Bertie Ahern a en effet une base électorale rurale qui est sensible au nationalisme irlandais. De plus, ne disposant que d'une minorité au parlement, il a besoin du soutien de députés indépendants dont les sympathies pour les républicains sont notoires.

On peut donc s'attendre à un ton un peu différent de la part des représentants irlandais, et à des gestes de sympathie vis-à- vis des républicains que le gouvernement précédent n'avait jamais eus. C'est ce qu'a illustré, par exemple, une conférence de presse donnée à Dublin le 19 septembre par Ray Burke, le ministre des Affaires Etrangères irlandais, où il a déclaré que la perspective d'une Irlande unie défendue par Sinn Fein "est le meilleur moyen qui soit pour gouverner cette île et pour y réaliser ce qui peut se faire de mieux en matière de bien-être économique et de progrès social". Il est vrai que depuis Burke a troqué son ministère pour.. la prison, dans le cadre d'une affaire de corruption. Mais l'important est qu'il n'ait pas été démenti par son gouvernement.

Enfin, les nouveaux gouvernements britannique et irlandais ont de bonnes raisons de vouloir que les négociations avancent rapidement. D'une part, comme ils ont été élus récemment, ils peuvent se permettre d'être relativement audacieux, même si cela risque d'indisposer pour un temps une fraction de leur opinion publique. D'autre part, tous deux sont en train d'introduire des mesures d'austérité nouvelles dans leurs pays respectifs, mesures qui devraient être fort impopulaires, et ils souhaitent sans doute ardemment l'un et l'autre pouvoir au moins se vanter d'un "succès spectaculaire" en Irlande du Nord mais encore faut- il qu'ils y parviennent.

La surenchère des unionistes

Les partis unionistes n'ont pas seulement perdu les moyens de pression dont ils disposaient vis-à-vis du gouvernement britannique, ils ont aussi perdu une part du soutien dont ils disposaient dans la population protestante.

Ils payent ainsi la surenchère à laquelle ils se sont livrés les uns et les autres lors de la saison traditionnelle des marches protestantes de l'année dernière. Le ton hystérique qu'ils ont adopté alors pour exiger le droit pour les ordres religieux protestants de défiler où bon leur semblait, et plus particulièrement au coeur des quartiers catholiques, a sans doute resserré derrière eux les rangs des unionistes purs et durs. Mais cela leur a aussi valu une certaine hostilité dans certains quartiers protestants, du fait de l'atmosphère empoisonnée que leur surenchère a créée.

On a pu voir les effets de cette baisse de popularité des deux principaux partis unionistes l'UUP et le DUP lors des élections municipales de cette année, où tous deux ont perdu du terrain. L'abstention a augmenté à leurs dépens dans les quartiers populaires protestants. Et pour la première fois, le DUP a obtenu un score inférieur à celui des républicains de Sinn Fein tandis que, pour la première fois également, les deux partis unionistes ont perdu la majorité qu'ils exerçaient conjointement au conseil municipal de Belfast.

Comme on pouvait s'y attendre, la baisse de popularité des partis unionistes n'a fait qu'intensifier leurs rivalités. Leur incapacité manifeste à mobiliser leurs partisans de façon significative lors de la saison des marches protestantes de cette année les a simplement conduits à déplacer leurs rivalités sur le terrain du processus de paix lui-même.

L'UUP, à la fois parce qu'il est le plus grand des partis unionistes et parce que son électorat, plus important dans la petite bourgeoisie urbaine, est plutôt favorable au processus de paix, ne peut pas vraiment se permettre de rester en dehors des pourparlers. Mais il ne peut pas non plus accepter de perdre des partisans au profit de concurrents qui, eux, peuvent se permettre de jouer la carte du boycott. D'où les coquetteries auxquelles se sont livrés les dirigeants de l'UUP depuis le début septembre. Ce qui n'empêche pas d'ailleurs les mêmes dirigeants de participer dans les coulisses à toutes sortes d'initiatives en marge du processus de paix, comme ils l'ont d'ailleurs fait depuis 1994, par exemple aux groupes de travail organisés en commun avec la République d'Irlande pour examiner les structures économiques communes qui pourraient être mises en place entre le nord et le sud de l'Irlande.

Les groupes liés aux paramilitaires protestants, bien plus modestes du point de vue de leur taille, ont choisi, jusqu'à présent, de suivre l'UUP. Ils cherchent de toute évidence à éviter d'apparaître comme des éléments perturbateurs dans les négociations. Mais ils sont eux aussi la cible de la surenchère à laquelle se livre un groupe paramilitaire protestant dissident, qui a fait son apparition au début de l'année. Ce groupe, qui s'intitule Force des Volontaires Loyalistes (LVF) a été déjà associé à quelques attentats, dont deux meurtres et une série d'incendies d'églises et d'écoles catholiques. Cette LVF prône le boycott des négociations, accuse leurs rivaux de trahison et cherche de toute évidence à capitaliser le mécontentement qui pourrait exister sur ce terrain dans la mouvance paramilitaire protestante. Et le simple fait que la LVF existe, même si elle se borne surtout à peindre des graffitis sur les murs, constitue en soi une concurrence qui gêne les paramilitaires qui participent au processus de paix.

Deux groupes unionistes ont choisi de boycotter les négociations, pour l'instant. Le plus petit, qui a des liens avec le courant pro-unioniste du Parti Travailliste anglais, est trop faible pour avoir un poids quelconque dans le règlement politique. Il se garde pour l'instant en réserve, dans l'espoir sans doute de pouvoir profiter d'avatars futurs dans les pourparlers et de pouvoir jouer le rôle de médiateur entre les divers courants protestants.

Quant au DUP, l'autre groupe unioniste qui reste en dehors du processus de paix, c'est un parti traditionnellement plus populiste, dirigé par une des figures de la bigoterie protestante, le révérend Paisley. S'il a choisi le boycott c'est sans doute pour redorer son blason après les pertes qu'il a subies dans certains quartiers ouvriers protestants, en particulier dans la banlieue est de Belfast. C'est aussi dans ce but que Paisley a créé cette année un Mouvement pour les Droits Civiques en Ulster, arguant que les droits civiques des protestants seraient aujourd'hui menacés (il s'agit d'une référence directe et aussi hypocrite que provocatrice au mouvement des droits civiques des années soixante qui, lui, était anti-unioniste). Au-delà de cette rhétorique ridicule, l'objectif en était d'impulser une mobilisation de la population protestante pour imposer le droit des bigots protestants de défiler comme bon leur semble. A ce jour, cette opération n'a eu qu'un succès très limité. Ce qui n'empêche pas le DUP de poursuivre cette politique, cherchant ainsi à anticiper sur les développements à venir des négociations, en criant au loup dès maintenant, afin de pouvoir présenter ses concurrents de l'UUP comme des vendus.

Bien sûr, toutes ces factions, y compris la LVF, sont bien décidées à ne pas être les laissées- pou-compte du règlement à venir. Toutes veulent en toucher des dividendes. Et une fois que les réels marchandages seront lancés, après la phase préparatoire actuelle, il y a gros à parier qu'elles se fraieront toutes un chemin vers la table des négociations, d'une façon ou d'une autre. La surenchère actuelle n'étant qu'une façon de s'assurer une place dans les pourparlers au mieux de leurs intérêts respectifs. Le danger, bien sûr, c'est qu'à force d'attiser le sectarisme confessionnel, elles finissent par mettre le feu aux poudres, même si ce n'est pas leur objectif.

Les républicains misent sur Blair

Les républicains n'ont jamais dit que la fin de leur premier cessez-le-feu, en février 1996, signifiait un changement d'attitude de leur part par rapport au processus de paix.

Mais il était clair à l'époque que le processus de paix resterait au point mort tant que Major aurait besoin du soutien unioniste au parlement de Londres. Aussi, la direction de l'IRA semble-t-elle avoir calculé qu'en attendant les élections législatives de mai 1997, il n'était pas nécessaire de maintenir son cessez-le-feu.

Les républicains avaient par ailleurs de bonnes raisons pour y mettre fin. La tactique dilatoire utilisée par les unionistes et le gouvernement Major avait transformé les négociations en une saga de moins en moins crédible dans les ghettos catholiques. Et l'attentisme des républicains par rapport au processus commençait à susciter des mécontentements. Le fait de mettre fin à son cessez- le-feu était pour l'IRA une façon de courir le minimum de risques politiques. D'un côté, aucun règlement politique ne risquait d'être conclu en son absence. De l'autre, cela lui permettait d'enrayer l'érosion de son influence et même de se renforcer par un geste qui est apparu comme une preuve de sa détermination à ne pas céder au chantage des dirigeants unionistes.

Par la suite, cette politique s'est avérée d'autant plus payante que le gouvernement britannique a insisté pour poursuivre le processus de paix, tout en empêchant Sinn Fein d'y prendre part. Du coup, les pourparlers ont tourné à la farce aux yeux d'une grande partie de la minorité catholique (comme d'ailleurs d'une partie de la population protestante), y compris dans l'électorat traditionnel petit-bourgeois du SDLP catholique (ce qui a contraint le SDLP à se retirer des négociations).

Puis il y a eu la saison des marches protestantes de 1996 et, pour la deuxième année consécutive, les provocations délibérées des unionistes, la complicité de la police et l'indulgence manifeste des autorités britanniques. Cela a apporté de l'eau au moulin des républicains, en fournissant par la même occasion une justification a posteriori aux quelques attentats spectaculaires commis par l'IRA en Grande-Bretagne, y compris aux yeux d'une partie de l'opinion catholique qui y avait été hostile dans un premier temps. En tout cas, les incidents qui ont marqué cette saison des marches ont montré, une fois de plus, l'impuissance du SDLP et diminué son crédit.

Les élections de cette année ont clairement montré l'audience accrue des républicains. Lors des élections législatives britanniques, non seulement le leader de Sinn Fein, Gerry Adams, a regagné le siège de Belfast-Ouest qu'il avait perdu en 1992 au profit du SDLP, mais Sinn Fein a remporté pour la première fois un deuxième siège. Aux élections municipales, Sinn Fein a obtenu 16,9 % des voix contre 12,4 % la fois précédente (obtenant 74 sièges au lieu de 51), tandis que le SDLP passait de 22 % à 20,7 %. Enfin, pour la première fois depuis les années cinquante, Sinn Fein a obtenu un siège lors des élections législatives en République d'Irlande.

Le second cessez-le-feu de l'IRA, le 20 juillet, a été une conséquence directe du retour au pouvoir des travaillistes à Londres. Cela faisait longtemps que la presse républicaine chantait leurs louanges, expliquant qu'un gouvernement travailliste serait sans aucun doute un pas en avant pour l'Irlande du Nord. On pouvait donc s'attendre à ce que la direction républicaine fasse les premiers pas pour relancer le processus de paix.

Pourtant, on ne peut pas dire que le gouvernement Blair ait facilité les choses aux républicains. La décision prise cet été, par le secrétaire d'Etat à l'Irlande du Nord, d'envoyer l'armée investir en masse un quartier catholique de Portadown et emprisonner ses habitants dans leurs propres maisons, afin de permettre à une marche protestante de traverser le quartier sans encombre, aurait dû faire déchanter les républicains comme cela a été le cas d'une grande partie de la communauté catholique, indignée par cette démonstration de force. Mais la direction républicaine en a jugé autrement. Dans les deux semaines qui suivirent, elle se débrouilla pour trouver des aspect "positifs" dans l'attitude du gouvernement travailliste face aux problèmes posés par les marches protestantes. Et, sur la base de cette appréciation, l'IRA finit par annoncer son nouveau cessez-le-feu.

De toute évidence les républicains voulaient ce cessez-le-feu et la reprise de négociations à tout prix. Peu leur importait l'attitude pour le moins ambiguë du gouvernement travailliste.

Après la période probatoire demandée par Londres pour le cessez-le-feu, la dernière étape a consisté pour Sinn Fein à s'engager, comme condition préalable à sa participation aux pourparlers, à renoncer à l'usage de la violence et à collaborer au désarmement général dans la province engagement contenu dans les "principes de Mitchell", du nom du sénateur américain Mitchell, envoyé spécial de Clinton en Irlande du Nord. En soi, un tel engagement ne gênait pas les républicains puisqu'ils y avaient déjà souscrit sous Major. Ce ne fut donc qu'une simple formalité, accomplie le 9 septembre.

Pourtant, le numéro suivant de An Phoblacht, l'hebdomadaire de Sinn Fein, parut avec ce commentaire de la direction de l'IRA, qui disait : "certains aspects des principes Mitchell poseraient problème à l'IRA. Mais l'IRA ne participe pas à ces pourparlers". Comme on pouvait s'y attendre, les unionistes accusèrent Sinn Fein de "duplicité" et les médias se mirent à spéculer sur l'éventualité d'une scission dans les rangs républicains. Pourtant, comme dans d'autres circonstances similaires dans le passé, la direction républicaine ne faisait que mettre les points sur les "i" à l'intention de sa base, affirmant qu'il n'y avait pas de changement dans son orientation fondamentale et que sa participation aux pourparlers n'était pas une renonciation à revenir au terrorisme comme dernier recours.

En fait, cette déclaration prit tout son sens lorsque, quelques jours plus tard, une bombe de 200 kilos explosa devant un commissariat de police, à Markethill. Cet attentat fut revendiqué par une "Armée de la Continuité Républicaine", qui prétendit avoir pour but de "reprendre les armes là où l'IRA les a abandonnées" et invita les républicains mécontents du fait que l'IRA ait "fui la lutte" à les rejoindre. Tout comme les paramilitaires protestants, l'IRA doit elle aussi faire face à la surenchère pseudo-radicale d'une faction rivale, qui choisit pour l'instant de rester hors du règlement politique.

Quoi qu'il en soit, il fallait une certaine dose d'hypocrisie aux politiciens unionistes pour attaquer la "duplicité" républicaine, eux qui ont toujours systématiquement utilisé les services des paramilitaires protestants contre leurs adversaires politiques, et surtout ceux de la police et de l'armée britanniques, et qui pourraient bien y avoir encore recours dans l'avenir.

La vérité et les unionistes la connaissent aussi bien que les républicains c'est que Sinn Fein n'a jamais eu d'autre perspective que celle de s'asseoir un jour à la table des négociations avec le gouvernement britannique et les unionistes, afin de mettre au point une forme de compromis pour le partage du pouvoir, qui lui donne un rôle et la reconnaissance explicite de l'Etat britannique. Et c'est justement là ce que Sinn Fein attend de Blair.

Quel avenir pour l'Irlande du Nord ?

Il reste une question : que sortira-t-il de ce deuxième acte du "processus de paix" ?

Les objectifs de Blair sont clairs : ce sont les mêmes que ceux qu'ont poursuivis avant lui Thatcher et Major, au fil des différentes tentatives de règlement politique faites depuis le début des années quatre-vingt, les mêmes également qu'une autre tentative faite dans les années soixante-dix, dans le cadre de ce que l'on appela à l'époque l'accord de Sunningdale. L'emballage a peut-être changé à chaque tentative, mais les objectifs sont toujours restés les mêmes.

La bourgeoisie britannique veut se débarrasser d'une épine dans le pied qui est extrêmement coûteuse et potentiellement dangereuse. Elle compte le faire en mettant en place des institutions où le pouvoir serait partagé par les diverses forces politiques, institutions qui seront étroitement liées à la République d'Irlande, qui en partagera du coup la responsabilité avec la Grande-Bretagne. Mais la bourgeoisie anglaise veut aussi s'assurer que ces institutions seront suffisamment solides pour garantir la stabilité politique future de l'Irlande du Nord et, plus particulièrement, pour maintenir l'ordre dans ses quartiers pauvres. La dernière chose que souhaite la bourgeoisie britannique, c'est que se reproduise une explosion des ghettos, comme dans les années 1969-1974. C'est pourquoi elle veut que le règlement politique ne soit pas limité au SDLP et à l'UUP, mais qu'il inclue aussi les groupes paramilitaires des deux bords pour que ceux-ci se chargent de faire respecter l'accord dans les ghettos des deux communautés.

Dans le cadre de cet objectif à long terme, il y a toutes sortes de scénarios possibles, qui impliquent un degré d'autonomie plus ou moins grand pour l'Irlande du Nord (ou de pouvoirs "dévolus", pour reprendre l'expression fourre-tout qu'utilise volontiers Blair par les temps qui courent), avec un statut qui se situerait quelque part entre ceux qui viennent d'être accordés respectivement à l'Ecosse et au Pays de Galles, et avec en prime des institutions communes avec la Grande-Bretagne d'un côté et la République d'Irlande de l'autre. Mais afin de faire une place à toutes les factions politiciennes impliquées dans les pourparlers, un tel projet devra également institutionaliser les divisions confessionnelles sur lesquelles s'appuient ces factions. C'était justement l'objectif du "Document-cadre" publié par Major en 1995, où l'on trouvait entre autres une description de telles institutions. Et jusqu'à présent, rien n'indique que Blair compte mettre autre chose sur la table des négociations.

La classe ouvrière d'Irlande du Nord n'a certainement rien à gagner dans un règlement de ce type, qui donnerait un second souffle au vieil "establishment" protestant, tout en permettant à une partie de la petite bourgeoisie des deux communautés de s'élever dans l'échelle sociale, et du coup de serrer la vis aux travailleurs afin d'avoir de quoi se tailler une part dans le gâteau régional.

A plus court terme, il y a des signes menaçants, d'un type que l'on connaît bien en Grande-Bretagne, qui montrent que Blair compte imposer une réduction massive des dépenses publiques, et en particulier sociales, en Irlande du Nord comme par exemple les mesures d'austérité qui ont déjà commencé à être appliquées à la Santé. Etant donné la politique générale de Blair, on peut s'attendre à ce que le niveau des dépenses publiques par habitant en Irlande du Nord, relativement élevé par rapport à la Grande-Bretagne, soit sa première cible.

En tout état de cause, les travailleurs et les chômeurs d'Irlande du Nord ne doivent pas se laisser bercer par l'illusion que, après le sabordage du processus de paix par Major, Blair ne peut pas faire pire. Ils doivent juger Blair sur la base de ce qu'ils peuvent constater en Irlande du Nord même ; en particulier, la présence accrue de l'armée anglaise dans les quartiers ouvriers de Belfast depuis le cessez-le-feu de l'IRA et les hélicoptères qui désormais survolent jour et nuit ces quartiers preuve que, dans une situation où, officiellement, il n'y a plus de problème de sécurité dû au terrorisme, la classe ouvrière reste traitée comme une menace pour la sécurité. Et ils doivent aussi juger Blair sur la base de ce qu'il s'apprête à faire en Grande-Bretagne les mesures visant à mettre en oeuvre son fameux "marché du travail flexible", qui constitue une aubaine pour les actionnaires et les entreprises, mais une attaque en règle contre les conditions d'existence de la classe ouvrière.

A plus long terme, ce que l'on peut souhaiter c'est que la classe ouvrière d'Irlande du Nord s'émancipe de ces divisions aussi artificielles que moyenâgeuses qui ont permis aux classes possédantes de lui imposer des conditions de vies intolérables. Le problème n'est pas seulement le départ des troupes anglaises. Leur départ ne fera pas disparaître la misère générale. Pas plus qu'il ne fera d'ailleurs disparaître les "murs de la paix", ces murs de béton surmontés de barbelés qui "séparent" les quartiers pauvres en secteurs catholiques et protestants dans l'est et le nord de Belfast, ni sans doute le quadrillage policier permanent, les postes de surveillance au sommet des HLM ou les patrouilles armées. Les porte-flingues ne porteront peut-être plus l'uniforme anglais, ils seront peut-être aussi bien catholiques que protestants (contrairement à la police actuelle, presque exclusivement protestante), mais ils seront là pour la même raison pour imposer aux pauvres l'ordre des riches et sous le même prétexte, empêcher les pauvres des deux communautés de s'affronter.

Pour sortir de ces divisions d'un autre âge, il faudra bien autre chose qu'un règlement politique élaboré, hors de tout contrôle des classes laborieuses, par les politiciens et gouvernements qui ont toujours joué sur ces divisions. Il faudra que se produise une rupture radicale avec le passé. Il faudra à la classe ouvrière une autre politique et d'autres organisations, qui disputent aux paramilitaires protestants et catholiques le terrain qu'ils occupent dans les quartiers pauvres, sans leur faire de concession, en se battant sur un terrain de classe, le seul susceptible de souder les rangs de la classe ouvrière et de la renforcer face aux classes possédantes.