Italie - Les volte-face du Parti de la Refondation Communiste

Novembre 1997

Le 16 octobre, le Parti de la Refondation Communiste italien (PRC) a voté de nouveau la confiance à Romano Prodi. Le premier ministre en place depuis la victoire, aux élections d'avril 1996, de la coalition de gauche dite de "l'Olivier", est donc reconduit comme si rien ne s'était passé. Les voix de "Rifondazione Comunista" ne lui ont fait défaut que quelques jours. Les leaders du parti, après avoir provoqué une crise gouvernementale en proclamant qu'ils ne voteraient pas la loi de Finances, se sont rapidement ravisés et Prodi a pu alors obtenir leur soutien au seul prix de quelques vagues promesses.

Le PRC est ainsi passé en quelques jours d'un soutien à Prodi et à sa politique d'austérité à une opposition résolue en paroles, avant que, effrayés par leur propre audace, ses leaders se rallient de nouveau. Etrange zigzag qui ressemble à tout sauf à une politique claire et qui ne peut que désorienter encore un peu plus ses propres militants et, au-delà, la classe ouvrière italienne elle-même.

Rifondazione comunista, caution de gauche du gouvernement Prodi

Rappelons que Rifondazione Comunista est issue de la scission du Parti Communiste Italien en février 1991, lorsque sous la direction d'Achille Occhetto la majorité de celui-ci a décidé d'abandonner l'étiquette communiste pour s'appeler simplement Parti Démocratique de la Gauche (Partito Democratico della Sinistra - PDS). Les dirigeants de l'ancien PC voulaient ainsi proclamer l'achèvement de la social-démocratisation de celui-ci, commencée en fait bien avant.

Cependant, une fraction de la base du parti se montrait décidée à continuer de se revendiquer du communisme, et une partie de l'appareil, s'appuyant sur ce sentiment, refusa d'adhérer au PDS et organisa la scission et la création du Parti de la Refondation Communiste (Partito della Rifondazione Comunista ).

Cette scission de l'ancien PC italien s'est donc faite sur sa gauche, ou en tout cas sur le refus d'aller encore plus à droite. Dans une certaine mesure, Rifondazione Comunista a ainsi hérité des conditions de sa naissance une image de gauche, l'image d'un parti revendiquant sans réticence les idées communistes et de lutte de classe. Le fait qu'il attira par ailleurs en son sein bon nombre de militants de l'extrême gauche, venus entre autres de Democrazia Proletaria et de la section italienne du Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale, contribua aussi à cette image. Mais les dirigeants du parti ont vite dissipé les ambiguïtés.

Rifondazione Comunista fut en effet rapidement confrontée à la question de ses alliances et de son attitude à l'égard d'un éventuel gouvernement de gauche, d'autant plus que la modification du système électoral proportionnel et l'introduction de modalités de vote majoritaire exerçait une pression pour de telles alliances, à la manière du système électoral majoritaire à deux tours existant en France. Recueillant entre 5 et 10 % des voix selon les scrutins, placé face à un PDS en recueillant généralement plus de 20 % et exerçant un chantage dont l'enjeu était l'élection de bon nombre de ses députés et de ses élus à tous les niveaux, Rifondazione Comunista se prononça rapidement pour des accords avec le PDS et pour le soutien à un gouvernement de gauche si l'occasion s'en présentait.

C'est bien ce qui se produit depuis les élections d'avril 1996 qui ont porté au gouvernement Romano Prodi. Celui-ci, démocrate-chrétien et ancien dirigeant de l'IRI, institution coiffant le secteur à participations d'Etat, n'était que la figure de proue de la coalition de l'Olivier. Cette coalition, qui comprenait les Verts, les démocrates-chrétiens devenus Parti Populaire et les débris du Parti Socialiste, avait pour force principale le PDS. Rifondazione Comunista, tout en n'adhérant pas à l'Olivier et en se présentant sous son propre programme, conclut avec celui-ci un pacte de désistement grâce auquel la gauche se retrouva majoritaire au parlement, sans pour autant qu'il y ait eu de réelle poussée à gauche dans l'électorat. Mais l'Olivier ne disposant pas à lui seul de la majorité à la Chambre, le soutien de Rifondazione Comunista est indispensable à la survie du gouvernement Prodi.

Voilà donc un an et demi qu'on assiste à cette politique de soutien sans participation au gouvernement, un soutien qui n'est évidemment pas sans poser des problèmes à Rifondazione Comunista vis-à-vis de la base ouvrière et populaire qui constitue son électorat. La politique de Prodi est en effet une politique d'austérité tout à fait analogue à celle des autres gouvernements européens, qu'ils soient de gauche ou de droite. Au nom de l'entrée de l'Italie dans la monnaie unique, Prodi a imposé des impôts supplémentaires, des restrictions budgétaires, des mesures de déréglementation à l'avantage du patronat. La caution des partis de gauche, la bonne volonté des dirigeants syndicaux à son égard, ont en outre assuré au gouvernement Prodi une paix sociale sans précédent. Le tout vaut aujourd'hui à l'Italie des certificats de bonne gestion de la part de ses confrères européens, quand ce ne sont pas des louanges pour la stature d'"homme d'Etat" de son président du Conseil.

Les marchandages de Bertinotti

Mais aux classes populaires qui subissent les conséquences de cette politique, il est évidemment plus difficile de parler de la "bonne gestion" de Prodi. R fondaz one Comun sta, pour justifier son soutien à celui-ci, invoque donc la nécessité de sauvegarder l'unité de la gauche, de ne pas faciliter la tâche à la droite, de participer à la majorité gouvernementale pour faire pression dans le bon sens, et ainsi de suite. Mais ses dirigeants ont aussi recours régulièrement à des mises en scène visant à démontrer qu'il n'accordent pas leur soutien sans condition.

Cela avait déjà été le cas par exemple à l'été 1996 lors de la discussion de la politique économique du gouvernement, et à différentes autres reprises. Au printemps 1997, on a même vu Rifondazione refuser de voter la décision d'envoyer l'armée italienne en Albanie, non sans avoir eu l'assurance cependant que la décision serait votée grâce à l'appoint des voix de droite et que le gouvernement ne serait donc pas mis en difficulté.

Au fond, Rifondazione Comunista justifie ainsi sa participation à la majorité gouvernementale par le fait qu'elle lui permettrait de marchander ses voix le plus cher possible et d'être ainsi pour les couches populaires l'efficace défenseur parlementaire de leurs intérêts. Ancien syndicaliste et grand habitué des séances de négociation avec le patronat, le secrétaire général de Rifondazione, Fausto Bertinotti, a pour ce type d'exercice un talent certain, qu'il met à profit pour donner du crédit à son personnage, celui d'un avocat des classes populaires dans les marchandages avec le gouvernement.

Une partie de la classe ouvrière accepte sans doute de tels arguments, du moins pour l'instant, en pensant que Bertinotti fait ce qu'il peut et qu'il n'y a pas d'autre choix que de s'en remettre à lui pour défendre les travailleurs et atténuer un peu les mesures dirigées contre eux. Mais le résultat est de toute façon de les démobiliser car à aucun moment les dirigeants de Rifondazione ne proposent de relayer leur politique de marchandages au sommet par le moyen de la lutte de classe à la base, dans les entreprises et dans la rue. "Appuyez-nous, nous ferons le reste", telle pourrait être la devise des dirigeants de Rifondazione.

Mais il y a pire : Bertinotti en fait n'empêche rien. La politique d'austérité du gouvernement Prodi passe, frappant durement les classes populaires. Et une autre fraction de celles-ci, à mesure qu'elle constate que ce gouvernement dit de gauche ne lui amène qu'une dégradation de sa situation, ne peut que se détourner des partis de gauche, du PDS bien sûr mais aussi de Rifondazione. Car les acrobaties de Bertinotti, le grand écart qu'il pratique en permanence entre le soutien au gouvernement et un simulacre d'opposition, apparaissent à beaucoup comme un jeu obscur, dont les enjeux ne sont pas visibles et qui en tout cas ne change rien au résultat. Et les démagogues ne manquent pas pour exploiter ce mécontentement populaire dans un sens réactionnaire. La Ligue du Nord d'Umberto Bossi, qui prône la sécession du Nord riche pour qu'il cesse de traîner le boulet du Sud et de "Rome la voleuse", comme dit Bossi, tout comme Alliance Nationale, l'ancien parti néofasciste aujourd'hui pleinement intégré dans le jeu parlementaire, semblent bien persuadés qu'à terme, la politique de ce gouvernement appuyé par les partis de gauche ne peut que rejeter vers la droite toute une partie de leur électorat.

Rifondazione prise au piège de sa diplomatie secrète

Mais le jeu de Rifondazione a peut-être touché ses limites au cours de la crise de ce début octobre. Celle-ci a commencé lorsque le gouvernement a fait connaître le projet de loi de Finances pour 1998, sans en avoir en quoi que ce soit discuté les termes avec le parti de Bertinotti. Celui-ci a alors fait savoir qu'il ne voterait pas cette loi de Finances, s'opposant en particulier au projet de réaliser une économie de 5 000 milliards de lires aux dépens des retraites et de la santé publique. Mais Prodi a alors eu beau jeu de répondre que sur le fond, ce budget de 1998 n'était que le prolongement de mesures auxquelles Rifondazione avait déjà donné son accord dans les mois précédents. Et avant même de négocier les votes de Rifondazione, Prodi se tourna vers les confédérations syndicales pour discuter avec elles le contenu de la loi de Finances.

L'aval donné à Prodi par les confédérations, y compris la CGIL la CGT italienne contrôlée majoritairement par le PDS, n'a pas été une surprise, mais il renforçait évidemment Prodi. Malgré cela, Bertinotti continua de proclamer que cette loi de Finances devait être refaite et qu'il ne la voterait pas. Même au terme de plusieurs heures de discussion à huis clos avec le gouvernement, le 6 octobre, il déclarait que les propositions de celui-ci restaient "inadéquates". Le 9 octobre, Rifondazione ayant répété qu'elle ne voterait pas le budget, Prodi annonçait la démission de son gouvernement.

Les dirigeants de Rifondazione avaient-ils vraiment voulu cette crise et avaient-ils mesuré exactement les conséquences de leur attitude ? On peut en douter au vu de la suite, leur revirement n'ayant même pas attendu quarante-huit heures. En fait la véritable partie se jouait, plus sans doute qu'avec Prodi, avec le PDS. Celui-ci proclamait qu'en cas de crise, aucun nouvel accord ne serait possible, qu'il faudrait aller vers des élections anticipées et que si celles-ci conduisaient au retour de la droite, Rifondazione en serait responsable pour avoir brisé l'unité de la gauche. Toute la presse, de son côté, faisait campagne contre Bertinotti, l'"irresponsable", qui par son attitude risquait de précipiter de nouveau l'Italie dans la spirale de la crise politique, voire de rendre impossible sa rentrée dans la monnaie unique au moment même ou, grâce aux efforts de Prodi, la chose paraissait acquise.

Au sein de la direction de Rifondazione, une voix s'était d'ailleurs fait entendre pour s'opposer à ce déclenchement de la crise gouvernementale : celle de la sénatrice Ersilia Salvato. A l'opposé, une minorité poussait dans le sens d'une rupture plus claire (1).

Mais surtout, une partie de la base de Rifondazione elle-même semblait prise de court par cette crise à laquelle jusqu'au bout personne n'avait cru. Dans certaines entreprises, des militants de Rifondazione acceptaient même de signer avec d'autres du PDS des pétitions demandant "l'entente à gauche". Dirigées évidemment bien plus contre Bertinotti que contre le leader du PDS, D'Alema, elles demandaient à la direction de Rifondazione de ne pas faire capoter le premier gouvernement de gauche que l'Italie ait connu depuis la dernière guerre mondiale.

Bien sûr, il ne s'agit sans doute que de quelques cas, mis en exergue par la presse. Mais les dirigeants de Rifondazione de toute façon n'avaient rien fait pour préparer leur propre parti à assumer une rupture avec le gouvernement. Ils n'avaient rien fait non plus, dans les entreprises et dans la classe ouvrière en général, pour expliquer leurs raisons et les objectifs qu'ils défendaient. Ce n'est sans doute pas par hasard : Bertinotti, tout en proclamant haut et fort qu'il ne voterait pas la loi de Finances et en particulier qu'il ne laisserait pas "toucher aux retraites", se gardait bien de se lier les mains pour le futur. Il voulait laisser ouvertes toutes les possibilités pour un accord.

Au gouvernement Prodi et au PDS, il s'agissait bien plus de démontrer qu'il fallait compter avec Rifondazione que d'imposer un recul réel face aux revendications ouvrières. Les vrais enjeux de l'épreuve de force entre Rifondazione et le gouvernement étaient sans doute d'un autre ordre : une reconnaissance de la place de Rifondazione dans la majorité, peut-être des postes de ministres dans l'avenir, sans doute aussi des assurances que la prochaine loi électorale en cours de discussion ne lui serait pas trop défavorable. Les dirigeants de Rifondazione menaient une politique de diplomatie secrète dans leurs rapports avec le gouvernement, mais ceci avait une rançon : aux masses, à la classe ouvrière et aux militants du parti eux-mêmes, tout cela apparaissait comme une négociation au sommet, dont les enjeux ne les concernaient pas.

En démissionnant, Prodi savait donc sans doute qu'il mettait Bertinotti et la direction de Rifondazione face à une situation qu'ils n'étaient pas prêts à assumer. Et de fait, dès le 11 octobre, le président du parti, Cossutta, faisait savoir qu'il était prêt à un accord. Celui-ci allait être trouvé en moins de trois jours : pour l'essentiel Rifondazione s'engageait à soutenir le gouvernement au moins jusqu'à fin 1998, voire au-delà. Dans l'immédiat, elle acceptait la loi de Finances que quelques jours plus tôt ses dirigeants déclaraient inacceptable, en échange de l'engagement de Prodi à introduire une loi sur les 35 heures... d'ici 2001. C'était sans doute là le "signe de changement" que Liberazione, le journal de Rifondazione, réclamait quelques jours plus tôt du gouvernement Prodi... mais un signe bien insuffisant pour justifier que ce qui était "inadéquat" quelques jours plus tôt soit devenu d'un seul coup acceptable.

Pour expliquer le subit revirement des dirigeants de Rifondazione, une grande partie de la presse a invoqué de possibles divergences entre Bertinotti, secrétaire du parti, et le président de celui-ci Armando Cossutta, homme d'appareil issu de l'ancien PC et qui passe pour le vrai maître du parti. Mais on peut laisser de côté ce type de supputations. Ce qui s'est révélé au cours de cette crise, c'est que Rifondazione est l'otage du gouvernement et du PDS, bien plus qu'elle ne conditionne ceux-ci ; lorsqu'ils tentent de faire monter les enchères, les dirigeants de Rifondazione bluffent car en fait ils estiment eux-mêmes avoir plus à perdre à sortir de la majorité gouvernementale qu'à y rester. Mais en réalité, c'est de leur propre politique qu'ils sont prisonniers.

Car pour rompre avec le gouvernement et assumer ce choix devant les travailleurs, encore faudrait-il ouvrir à ceux-ci une autre voie, une autre politique. Mais Rifondazione en fait n'en a pas d'autre que cette politique électoraliste qui ne propose aux travailleurs d'autre issue que l'attente illusoire d'un gouvernement qui mènerait une "vraie" politique de gauche, alors que le gouvernement Prodi ne le ferait pas. Mais ce que serait une vraie politique de gauche selon Bertinotti, on peut en avoir une idée lorsqu'on le voit invoquer l'exemple... du gouvernement Jospin en France ! A la question d'une éventuelle entrée de ministres communistes au gouvernement italien à l'instar de ce qui s'est produit en France, on voit même Bertinotti répondre qu'il serait d'accord... si Prodi menait la même politique que Jospin. Mais où est donc la différence politique entre Prodi et Jospin ?

Un illusionnisme qui touche ses limites

La direction de Rifondazione a beau faire mine périodiquement de s'opposer au gouvernement et à ses mesures anti-ouvrières depuis le parlement ou par le biais des interviews télévisées de Bertinotti, c'est toute sa politique qui démobilise la classe ouvrière, à commencer par ses propres militants. Comment s'étonner alors qu'une partie de sa propre base ne comprenne plus, ni les volte-face de Bertinotti, ni la politique menée, ni même ce qu'on attend d'elle ?

Au cours de cette crise-éclair du début octobre, Bertinotti et Rifondazione ont peut-être touché les limites de cette politique consistant à soutenir le gouvernement tout en maintenant une image d'opposants, ou en tout cas d'alliés incommodes. En se ralliant à Prodi, ils ont reconnu leur bluff. Dans l'avenir, leurs accès d'opposition risquent d'être pris de moins en moins au sérieux, aussi bien à la base du parti que dans la classe ouvrière. Leur tentative de garder une image de parti d'opposition, et ainsi de ne pas trop subir les conséquences de l'impopularité gouvernementale, risque de s'avérer de plus en plus difficile. L'illusionniste Bertinotti pourrait faire de plus en plus difficilement illusion.

Quant aux militants qui, au sein de la classe ouvrière, gardent confiance dans la lutte de classe, ils ont à en défendre la perspective, à montrer qu'elle n'a rien à voir avec les mises en scène de l'équipe Bertinotti-Cossutta. Il s'agit d'indiquer clairement aux travailleurs l'ennemi à combattre, patronat et gouvernement, de définir clairement les objectifs et revendications ouvrières, de dire clairement que les travailleurs ne peuvent faire confiance pour les imposer qu'à leurs propres forces : la force qu'ils ont lorsqu'ils se mobilisent en tant que classe, dans les entreprises et dans la rue, sans faire confiance à des illusionnistes parlementaires.

Et s'il y a une "refondation" à faire, c'est celle d'un parti de classe, sachant rassembler les meilleures forces des opprimés et les organiser pour la lutte : celle d'un véritable parti communiste prolétarien, sachant retrouver les meilleures traditions du mouvement ouvrier, au lieu de les piétiner les unes après les autres pour des pratiques de politiciens médiocres.

(1) Parmi les sept membres de la direction du parti élus l'an dernier sur la base d'une motion s'opposant au soutien au gouvernement, deux Giovanni Bacciardi et Leonardo Mazzei ont annoncé leur intention de quitter le parti : ils représentent un noyau d'opposition essentiellement implanté en Toscane. Cinq autres ( Livio Maitan, Marco Ferrando et trois autres, connus comme trotskystes) ont voté contre l'accord conclu finalement avec Prodi.