Grande-Bretagne – L'extrême gauche et le Parti travailliste ; le temps des remises en question

Imprimer
octobre 1991

Tandis que le Parti travailliste rassemble ses forces en vue des prochaines élections parlementaires, le mécontentement éclate de plus en plus ouvertement dans les rangs de la base travailliste.

Au premier rang de ces mécontents, on trouve le Militant, une tendance trotskyste qui opère dans les eaux travaillistes depuis plus de quarante ans. Mais on y trouve également beaucoup d'autres qui, jusqu'à présent, n'avaient d'autre perspective que celle de réformer la société grâce à une victoire travailliste aux élections.

Du fait de la répression exercée contre eux au sein du parti, un nombre significatif d'opposants ont dû, eux, choisir entre se soumettre et s'opposer de l'extérieur du parti à la politique de sa direction - allant, dans un cas au moins, jusqu'à créer une nouvelle organisation politique. Pour l'instant ce phénomène reste encore limité, mais rien ne permet de dire l'ampleur qu'il prendra. Et, pour limité qu'il soit, on n'avait rien vu de tel depuis bien des décennies.

De tels événements sont importants pour les révolutionnaires. D'une part, bien sûr, parce qu'il peut en résulter des changements significatifs dans leurs propres rangs. Mais aussi et surtout, parce qu'après des décennies passées à tenter d'arracher la base travailliste à l'emprise de sa direction réformiste, ils reposent en des termes nouveaux une série de questions restées sans réponse.

Les mois qui viennent peuvent fournir l'occasion de mettre à l'épreuve les politiques qu'ont menées les divers courants de l'extrême gauche révolutionnaire au cours de la période passée. Et donc également de revoir ces politiques en fonction des possibilités qui s'offrent. Dans cet article nous ne chercherons pas à fournir des réponses que seul l'avenir peut donner, mais plutôt à donner les éléments pour comprendre la situation présente et à soulever, précisément, ces questions restées sans réponse dont nous pensons qu'elles devraient être aujourd'hui au premier rang des préoccupations des militants.

La répression contre l'opposition de la base travailliste

D'où vient l'opposition qui existe aujourd'hui contre Kinnock au sein du Parti travailliste ?

Tout d'abord, elle inclut une poignée de groupes révolutionnaires, pour l'essentiel trotskystes, qui ont choisi de militer au sein de ce parti et dont le plus important est le Militant. En fait, l'extrême gauche révolutionnaire a toujours été présente au sein du Parti travailliste, bien qu'à des degrés divers. Est-elle plus forte aujourd'hui ? Peut-être en valeur relative, en partie à cause de la baisse des effectifs du parti. Est-elle plus influente ? On peut en douter, en tous cas rien n'est là pour l'indiquer. L'extrême gauche révolutionnaire n'est donc en aucun cas, en elle-même, un facteur qui soit nouveau et décisif dans la situation actuelle au sein du Parti travailliste. Ou plutôt elle pourrait constituer un facteur décisif nouveau, mais seulement si elle se montrait capable de répondre aux aspirations des mécontents à la base du parti en les gagnant à une autre politique.

Ensuite, il y a l'opposition de la base elle-même, bien que cela n'ait rien de nouveau non plus. Faute de mieux, ce qui serait dans certains pays européens l'audience du parti communiste, trouve sa place au sein du Parti travailliste. Tandis que l'appareil du parti, lui, est constitué de politiciens pour qui toute référence de classe constitue un handicap électoral. Dans le passé, cette couche de militants travaillistes plus à gauche a servi de tremplin à la carrière de générations de politiciens travaillistes soi-disant "de gauche". Ces derniers avaient une utilité pour l'appareil travailliste, en accréditant l'idée que, d'une certaine façon, les intérêts de la classe ouvrière étaient représentés au sein de ce parti. Non seulement les dirigeants travaillistes ont pu tirer bénéfice de l'existence de cette opposition "de gauche", mais ils ont pu également la domestiquer en cas de besoin grâce à leur appareil bureaucratique, opérant en douceur derrière des structures internes aux apparences démocratiques.

Au cours de ces quelques dernières années, il n'a pas manqué de sujets pour alimenter le mécontentement de la base : la caution apportée à la politique d'austérité dans les municipalités, les positions favorables à l'économie libérale, le soutien à la guerre du Golfe, l'attitude légaliste et passive adoptée face à l'introduction de la poll tax, etc.

Néanmoins, aujourd'hui, la situation de l'opposition de base à la direction est quelque peu différente de ce qu'elle a été au cours des dernières décennies. D'un côté, contrairement à ce qui s'était passé au début des années 80 avec des politiciens tels que Tony Benn et Ken Livingstone, aucun politicien travailliste de premier plan parmi ceux qui se disent de gauche ne s'est montré prêt à aller au-delà de gestes symboliques pour prendre la tête d'un mouvement de contestation interne contre la direction. D'un autre côté, la direction travailliste s'est montrée bien plus brutale envers les opposants que par le passé, en particulier à propos de la poll tax. Ce faisant, elle a non seulement suscité encore plus d'oppositions mais elle a également acculé un certain nombre d'oppositionnels à riposter.

Le cours politique adopté par la direction travailliste au cours de ces dernières années est parallèle à celui de tous les autres partis sociaux-démocrates européens. Il y a bien longtemps que le Parti travailliste a cessé d'être réformiste au sens historique du terme - c'est-à-dire de permettre à la combativité de la classe ouvrière de s'exprimer dans ses rangs. Depuis des décennies il ne tolère l'expression des intérêts de la classe ouvrière que sous la forme la plus étriquée qui soit. Mais aujourd'hui, même cela est devenu intolérable à la direction travailliste. Ne serait-ce que parce que, dans une période où la bourgeoisie ne redoute pas la classe ouvrière, elle n'a aucune raison de manifester la moindre tolérance envers les intérêts électoraux particuliers de tel ou tel parti. Et si le Parti travailliste veut revenir au pouvoir un jour, il lui faut imiter servilement les autres partis de la bourgeoisie, il lui faut gommer tout ce qui pourrait apparaître différent aux yeux de la classe ouvrière et susciter de l'espoir dans ses rangs - toute référence de classe, toute idée de riposte, etc. D'où son orientation vers le libéralisme économique, son adhésion aux lois antigrèves de Thatcher, sa politique "responsable" dans les municipalités, etc. D'où aussi la nécessité de nettoyer ses rangs de toute opposition ouverte.

C'est au milieu des années 80 qu'a été amorcée la répression actuelle contre la gauche travailliste, à un moment où un certain nombre de municipalités s'opposaient à la politique d'austérité des conservateurs. La direction travailliste choisit alors de s'en prendre à Liverpool pour l'exemple, sans doute en partie parce que c'était le seul conseil municipal où la gauche organisée (Militant en l'occurrence) avait une influence réelle. En 1985 la section travailliste du district de Liverpool fut suspendue. Par la suite, ses principaux dirigeants furent exclus pour appartenance à Militant. A partir de ce moment, la chasse aux sorcières, essentiellement contre Militant, a progressé petit à petit dans l'ombre.

Puis est venue l'introduction de la poll tax. Très tôt Militant s'est trouvé aux premiers rangs de ceux qui organisaient les comités anti-poll tax, d'abord en Écosse puis dans le reste du pays, se gagnant ainsi la sympathie de bien des travaillistes du rang. Dans la période précédant l'introduction de l'impôt en Angleterre et au Pays de Galles, c'est autour de ces comités que furent organisées de grandes manifestations. Puis, après l'introduction de l'impôt, ces comités se firent l'expression du refus d'un grand nombre de gens de payer et les aidèrent à se défendre contre l'utilisation de la loi par les municipalités. En même temps, une minorité significative de conseillers municipaux travaillistes prirent position contre l'impôt dans de nombreuses municipalités aux quatre coins du pays.

Cela constituait un défi ouvert à la direction travailliste qui, depuis le début, avait pris une position des plus nettes : si la poll tax devait être abrogée un jour, ce serait par le canal parlementaire et pas autrement. Il n'était pas question que la direction travailliste cautionne le défi ouvert que des millions de contribuables lançaient à l'autorité de l'État. Et il était encore moins question de tolérer qu'on puisse attribuer la responsabilité de ce défi à des organisations locales du parti ou à des conseillers municipaux travaillistes.

On fit alors donner toute sa mesure à l'appareil travailliste pour étendre la chasse aux sorcières et, cette fois, sans discrimination. Tout le monde fut touché, les militants révolutionnaires connus comme les simples adhérents. Dans tout le pays on suspendit des membres à titre individuel, des conseillers municipaux, des organisations de quartier et de circonscription, privant ainsi un nombre encore plus grand d'adhérents de tout droit au sein du parti. Il n'existe aucune statistique fiable quant au nombre de membres qui furent ainsi poussés hors du parti. Selon certaines estimations, à la fin 1990, une circonscription sur cinq avait été touchée par la chasse aux sorcières. Sans parler de tous ceux qui quittèrent le parti en signe de protestation ou par démoralisation.

Les militants qui comptaient sur les règles "démocratiques" normales du parti pour s'opposer à des mesures qu'ils estimaient scandaleusement anti-démocratiques, se retrouvèrent au bout du compte complètement paralysés. Non seulement ils perdirent leur position dans le parti ou les conseils municipaux, quand ils en avaient une ; mais en plus ils perdirent une part non négligeable du soutien qu'ils pouvaient avoir dans le parti - celui des adhérents qui démissionnaient ou disparaissaient du parti.

Le cas de Liverpool

Une fois de plus Liverpool devait être un foyer de résistance contre la politique de la direction et une cible privilégiée de la chasse aux sorcières.

Suite aux premières mesures de répression à Liverpool, un certain nombre de militants, parmi lesquels des membres de Militant, avaient mis en place le Liverpool Broad Left (Gauche large). Son but était de fournir un cadre aussi bien à des membres actifs du Parti travailliste qu'à ceux qui avaient été exclus ou suspendus. Il était présidé par Tony Mulhearn, un membre connu de Militant. Il comptait aussi dans ses rangs de simples militants travaillistes et syndicaux, dont quelques conseillers municipaux.

Avec l'introduction de la poll tax, le Broad Left prit position, en toute logique, contre la perception de l'impôt par le conseil municipal et pour le refus de paiement. En avril 1990,16 conseillers municipaux de Liverpool furent suspendus du parti pour avoir défendu cette position. De nouveau, en novembre, la direction travailliste suspendit 29 conseillers en leur interdisant de se représenter aux élections municipales sous l'étiquette travailliste. En même temps, l'organisation travailliste du district de Liverpool fut de nouveau suspendue, ce qui permit du même coup à l'appareil national travailliste de désigner les candidats qu'il souhaitait aux élections municipales suivantes.

En mai 1991, un nouvel affrontement se produisit lors des élections municipales, lorsque l'appareil travailliste intervint pour remplacer six candidats désignés par leurs organisations locales. Ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase. Le Broad Left prit la décision de présenter les six candidats écartés, sous l'étiquette "Real Labour" (Vrai Travailliste) contre les candidats officiels du parti. Cinq d'entre eux furent élus, donnant raison au Broad Left et ridiculisant la direction travailliste.

Cette dernière ne perdit pas de temps à faire son examen de conscience. La crédibilité de Kinnock était en jeu. Qui plus est, la municipalité travailliste de Liverpool était en train de mettre en application une série de réductions budgétaires, comportant en particulier mille suppressions d'emplois dans les services municipaux. Il y avait des mouvements de grève de protestation. La presse nationale avait les yeux sur Liverpool. C'était le moment pour la direction travailliste de montrer qu'elle ne se laisserait pas marcher sur les pieds. A peine le nouveau conseil municipal était-il réuni que le Comité Exécutif National travailliste intervint, cette fois-ci non pas pour suspendre mais pour exclure 27 conseillers municipaux partisans du Broad Left (sur un total de 67 conseillers travaillistes). En même temps les six sections travaillistes des quartiers où s'étaient présentés les candidats "Real Labour" furent suspendues.

Cet affrontement devait connaître un nouvel épisode moins de deux mois plus tard, lors de l'élection législative partielle de Liverpool-Walton. Cette circonscription était un fief de la gauche, et même peut-on dire un fief de Militant. L'appareil travailliste réussit de justesse à faire désigner Peter Kilfoyle comme candidat contre Lesley Mahmood, une ancienne conseillère municipale membre connue de Militant. Le choix même de Kilfoyle était à la fois un symbole et une provocation : c'était l'homme qui depuis le milieu des années 80 avait orchestré la chasse aux sorcières à Liverpool !

La riposte du Broad Left et de Militant fut probablement la seule logique : ils décidèrent de présenter Lesley Mahmood comme candidate "Real Labour", comme lors des municipales précédentes. Mais cette fois l'appareil travailliste était prêt pour la bagarre. La circonscription fut littéralement noyée sous un flot de militants tout dévoués à la direction. En fin de compte, Lesley Mahmood obtint 2 613 voix (6,6 %), devançant le candidat conservateur (1 155 voix) tandis que Kilfoyle l'emportait avec 54 % des suffrages.

Une fois de plus l'appareil passa à l'action rapidement. A ce jour, on compte 150 militants travaillistes suspendus pour avoir contrevenu aux règles du parti en faisant campagne contre Kilfoyle. Et d'autres sont l'objet d'une "enquête". Terry Fields et Dave Nellist, les deux députés travaillistes connus pour leurs sympathies pour Militant doivent passer en procès devant le Comité Exécutif National qui risque probablement de leur interdire de se présenter aux prochaines législatives. En bref, cela a tout l'air de la curée contre Militant et, derrière Militant, contre tous les militants qui pourraient avoir l'idée de s'élever ouvertement contre la ligne officielle.

Suite à cette série d'échecs, peu après l'élection partielle de Walton, un groupe de militants du Broad Left prit la décision de constituer une nouvelle organisation, le Parti travailliste indépendant de Liverpool (LILP).

A ce jour, la nouvelle organisation revendique 500 membres dont 13 conseillers municipaux. Dans un document, elle déclare que les événements récents à Liverpool "ont remis en cause notre position initiale consistant à vivre à l'ombre du Parti travailliste, comme une organisation d'exilés, avec pour objectif d'y retourner en masse au moment opportun. Il nous faut comprendre les conséquences à long terme qu'imposent notre survie, celle d'exister en tant que parti indépendant des socialistes par opposition au Parti travailliste". Ce que semble impliquer cette dernière phrase, c'est l'idée d'une alliance plus large de forces, à la gauche du Parti travailliste, qui lui lancerait un "véritable défi", défi qui est envisagé d'abord et avant tout en termes électoraux.

Il est encore trop tôt pour pouvoir vraiment juger la politique du LILP. Sans prendre grand risque, on peut supposer que ce qui lie les fondateurs de la nouvelle organisation c'est l'impossibilité de faire entendre leur voix au sein du Parti travailliste et le refus des méthodes bureaucratiques de son appareil. Mais au-delà ?

Le LILP est-il unanime sur ce qui semble être une orientation électoraliste ? Auquel cas, dans les conditions d'aujourd'hui, il a peu de chances de réussir car il n'y a guère de place pour une organisation électoraliste de plus, s'appuyant sur la même base électorale que les travaillistes, mais en étant beaucoup moins crédible. Ou bien se trouve-t-il, dans les rangs de la nouvelle organisation, des militants qui viseraient plutôt à construire une organisation militante, à l'échelle nationale et pas seulement à Liverpool, qui, contrairement au Parti travailliste, interviendrait dans les luttes de la classe ouvrière et chercherait à se développer au travers de ces luttes, indépendamment des processus électoraux ? L'avenir le dira.

Militant contraint à s'écarter de ses propres choix politiques

Et Militant dans tout cela ? Jusqu'à ce jour, ces camarades ont mené un combat politique largement déterminé par leur choix initial de s'immerger dans le Parti travailliste. Au cours de ce combat ils ont été conduits à prendre des décisions, telles que celle de présenter des candidats aux élections contre ceux du Parti travailliste, qui impliquaient un changement d'orientation par rapport à leur choix initial. Et aujourd'hui, ils en arrivent au point où ils discutent ouvertement la possibilité de s'organiser d'une façon ou d'une autre en dehors du Parti travailliste.

Bien que, pour notre part, nous ayons fait un choix différent de celui qu'a fait Militant, et en dépit du fait que nous ne voyons ces événements que de loin, se pose aujourd'hui la question de savoir ce que les révolutionnaires peuvent apprendre de l'expérience menée par Militant au cours de la dernière période.

La première chose à dire c'est que pour autant que nous puissions voir, Militant n'a pas eu moins de succès que d'autres dans la construction de leur organisation, mais qu'il n'en a pas eu plus non plus.

Ces camarades n'ont pas non plus résolu mieux que d'autres le problème de la construction du parti révolutionnaire - c'est-à-dire d'une part comment recruter et former des cadres révolutionnaires, et d'autre part comment faire en sorte que ces cadres et leurs idées gagnent du crédit et de l'influence dans la classe ouvrière. De ce point de vue, il semble que tout le monde en soit plus ou moins au même point. Puisque, après des décennies passées à dire que la seule voie pour construire le parti révolutionnaire est de militer au sein du Parti travailliste, ces camarades en sont aujourd'hui à envisager eux-mêmes la possibilité de quitter le Parti travailliste. Et le fait qu'ils posent la question revient à reconnaître que le fait d'être dans le Parti travailliste constitue un obstacle et un frein trop importants à leur activité. En d'autres termes, dans la pratique, ils semblent se rapprocher de la position qu'ils reprochaient à d'autres groupes dans le passé.

Ce que montre la bataille menée par Militant à Liverpool c'est que, tout en étant à l'intérieur du Parti travailliste, ils se sont heurtés tout comme les organisations qui étaient hors de ce parti, au problème de comment s'adresser et influencer ceux qui sont dans le Parti travailliste comme les travailleurs qui n'y sont pas.

Bien sûr la réponse qu'ils ont apportée à ce problème a varié dans le temps en fonction des circonstances. En 1985, après la suspension de la section travailliste du district de Liverpool, ces camarades ont discuté de l'opportunité de créer une organisation indépendante sur ce district qui aurait pu présenter ses propres candidats aux élections. Ils se prononcèrent contre. L'argumentation qui l'emporta consistait à dire : "Dans un premier temps, une organisation indépendante sur le district aurait sans aucun doute connu un succès [...] à court terme, mais elle aurait compromis le combat à long terme pour un Parti travailliste plus à gauche. [...] Pour chaque travailleur soutenant l'organisation indépendante, cinq, dix, peut-être cent autres auraient rejoint le parti officiel dans une étape ultérieure." (Tony Mulhearn et Peter Taaffe : Liverpool : une ville qui osa se battre). Ainsi donc, en 1985, les camarades de Militant s'en tinrent strictement au maintien de l'intégralité de leur activité à l'intérieur du Parti travailliste.

Puis, quelque temps plus tard, ils lancèrent le Broad Left "afin de maintenir ensemble et d'organiser ceux qui avaient été exclus ou suspendus, et de préserver une tradition socialiste vivante", selon les propres mots de Tony Mulhearn (Militant, 30 août 1991). Déjà il s'agissait d'un écart par rapport à leur choix initial, écart qui leur était dicté par la nécessité d'organiser des gens qui, sinon, se seraient peut-être éloignés peu à peu de la politique, et par celle d'exprimer des idées politiques qu'il était sans doute difficile d'exprimer dans les rangs mêmes du parti.

En 1991, Militant apporta encore une autre réponse lors de l'élection partielle de Walton. Comment l'expliquent-ils ? Dans un article intitulé Après Walton - le marxisme et le Parti travailliste, le numéro de Militant International Review (MIR) de l'été 1991 dresse le bilan des événements de Liverpool. Selon MIR, "tant au sein du conseil municipal qu'au sein du Parti travailliste de Liverpool, les choses ont pris un tour qualitativement différent" par rapport à 1985. Alors qu'en 1985 "les responsables de l'organisation du district de Liverpool pouvaient encore organiser un meeting de protestation réunissant 700 membres du parti [...] Dans la période précédant les élections municipales de 1991, la droite du parti prit fermement le contrôle de la commission des candidatures et écarta tous les candidats de gauche. Se posa alors une dure question : quand verrait-on de nouveau un conseiller municipal de gauche élu à Liverpool sous l'étiquette du parti officiel ? A court terme, il n'y avait aucun moyen de regagner les positions qu'avait occupées la gauche en 1990, sans parler de celles occupées en 1983-87. En fait, d'ici à 1994, tous les conseillers municipaux de gauche auraient été éliminés." C'est ainsi, poursuit MIR, que la gauche fut contrainte à la défensive, mais "le fait qu'une armée batte en retraite exclut-il la possibilité de lancer des offensives limitées ? [...] Ne pouvait-on pas profiter de moments favorables pour marquer le coup afin de mener au mieux le combat d'arrière-garde et d'éviter la déroute ? [...] Finalement on pensa que laisser le champ libre à Kilfoyle, sans arrêter pour autant l'offensive de la droite, aurait désarmé et démoralisé la minorité avancée de travailleurs qui se retrouvait autour du Broad Left." Par ailleurs, ajoute MIR, les facteurs locaux n'étaient pas les seuls à prendre en considération, il y avait également des considérations d'ordre national : "Il fallait avertir la classe ouvrière du rôle que jouerait un futur gouvernement travailliste, même si cela devait se payer d'une nouvelle fournée d'expulsions. Mais la décision de soutenir l'idée d'une candidature du Broad Left ne constituait pas une 'rupture avec le travaillisme' comme l'imaginent nos critiques. Nous n'avons pas changé d'attitude envers les organisations traditionnelles de la classe ouvrière. Nous n'avons pas cessé de faire campagne pour un gouvernement travailliste."

Peut-être, aux yeux de Militant, le fait de présenter un candidat contre le Parti travailliste à Walton ne constituait-il pas une "rupture avec le travaillisme", au sens que cela ne changeait rien à leur orientation fondamentale en direction de ce parti. Peut-être Militant peut-il également prétendre que cette ligne lui fut imposée par son incapacité à stopper l'assaut montant de la droite, en d'autres termes qu'elle lui fut imposée par les attaques de l'appareil à un moment où il se trouvait en position de faiblesse. Seulement nos ennemis seraient de vrais imbéciles s'ils ne nous attaquaient que lorsque nous sommes en position de force ! Le fait est qu'une fois de plus, la politique de Militant à Walton allait clairement à l'encontre de ses choix initiaux, et qu'elle lui fut dictée par l'impossibilité de se faire entendre au sein du parti lui-même et par la nécessité d'"avertir la classe ouvrière du rôle que jouerait un futur gouvernement travailliste", ce qu'il ne pouvait faire de l'intérieur du parti.

En d'autres termes, chaque fois que les camarades de Militant ont utilisé les positions qu'ils détenaient dans le Parti travailliste pour défendre une politique exprimant les intérêts de la classe ouvrière, ils se sont trouvés en butte aux attaques de l'appareil travailliste qui les en a empêchés. De sorte que, chaque fois, ils ont été contraints de s'éloigner un peu plus de leur choix initial à l'égard du Parti travailliste. En soi, ceci n'apporte aucune réponse au problème fondamental auquel tous les révolutionnaires se trouvent confrontés. Seule l'histoire apportera cette réponse. Mais ce que cela montre, c'est que le fait de s'immerger dans le Parti travailliste n'était décidément pas la réponse, en tout cas pas dans la période actuelle.

Vers une nouvelle organisation, mais sur la base de quelle politique ?

Alors, aujourd'hui, les camarades de Militant en sont à discuter s'ils doivent ou non créer une organisation à l'extérieur du Parti travailliste.

Mais bien sûr, le vrai problème ce n'est pas tant celui de savoir s'il faut quitter ou non le Parti travailliste, mais plutôt celui de savoir quelle sorte d'organisation il faudrait créer, avec quelle orientation, quels objectifs, quelle politique. Après tout, il ne manque pas d'organisations qui, se trouvant hors du Parti travailliste, on stagné longtemps, que ce soit du point de vue de leurs effectifs, de leur influence, ou des deux. Le fait d'être à l'extérieur du Parti travailliste ne constitue pas plus un remède miracle que le fait de se trouver à l'intérieur, en tout cas c'est ainsi que nous voyons les choses. Alors, de ce point de vue, que disent les camarades de Militant dans leur discussion ?

Dans un article paru dans Militant (30 août 1991), Tony Mulhearn décrit la création du LILP comme une "erreur" et il poursuit : "Créer un nouveau parti, tourner le dos au Parti travailliste et en encourager d'autres à le quitter [...] ne peut être qu'une recette de division pour la gauche. [...] Le Broad Left se bat pour le rétablissement d'une politique et d'une direction socialistes au sein du Parti travailliste. Nous appelons les camarades du LILP à nous rejoindre au sein d'un Broad Left unifié. Nous pourrons alors atteindre notre objectif de battre les conservateurs et d'amener au pouvoir un gouvernement travailliste majoritaire sur la base d'une politique socialiste."

Peter Taaffe, un autre dirigeant de Militant, apporte d'autres arguments dans une lettre au quotidien Guardian (17 septembre 1991). Ayant marqué ses distances vis-à-vis du SWP (Parti Socialiste des Travailleurs), un autre groupe d'extrême gauche britannique qui renonça à l'entrisme au sein du Parti travailliste dans les années 60, Taaffe réaffirme que, contrairement au SWP, ses camarades "militent pour transformer le Parti travailliste. [...] Aujourd'hui, les supporters de Militant proposent un moyen de lever le véritable étendard socialiste d'une façon qui puisse encourager les gens à transformer le Parti travailliste. [...] Si pour cela il faut mener la lutte hors du cadre des réunions et des structures du parti, ce n'est pas cela qui fera reculer Militant. [...] Les supporters de Militant pensent que la lutte pour une transformation socialiste doit être menée non seulement en travaillant à l'intérieur des organisations traditionnelles de la classe ouvrière mais aussi au travers d'initiatives adressées à des couches nouvelles de la population laborieuse qui entreraient en lutte."

Dans quelle mesure le langage utilisé dans ces deux déclarations est-il obscurci par des considérations tactiques à la fois à l'égard des membres du Parti travailliste et de ceux de Militant ? C'est difficile à dire. Mais toutes deux pointent dans la même direction.

Mulhearn parle d'un "Broad Left unifié" comme d'une organisation temporaire, bien que probablement vouée à durer, destinée à accueillir d'anciens travaillistes et opérant en quelque sorte comme une fraction externe du Parti travailliste. De son côté, Taaffe parle de s'adresser "à des couches nouvelles de la population laborieuse" en opérant en-dehors des "organisations traditionnelles de la classe ouvrière", ce qui dans le contexte ne peut que signifier en-dehors du Parti travailliste. Voilà qui soulève de nouvelles questions tout en ouvrant de nouveaux horizons. De toute évidence, Taaffe fait référence à l'expérience de Militant dans la campagne contre le poll tax qui, à divers moments, a entraîné un milieu n'appartenant pas au milieu travailliste traditionnel. Mais comme son objectif est que Militant use de l'influence qu'il aura ainsi gagnée pour "encourager les gens à transformer le Parti travailliste", il en revient à la même perspective que celle défendue par Mulhearn.

Bien sûr ces camarades participent à une discussion. Ils ne formulent pas là une politique clé en main. On peut donc supposer que d'autres idées seront formulées dans le cours de la discussion et que la politique qui sera adoptée en fin de compte puisse se révéler très différente de ce que nous venons de citer. Néanmoins, l'intérêt de ces deux exemples est précisément de montrer que le seul fait de décider de quitter le Parti travailliste ne résout rien, et en particulier ne résout pas le problème de la construction du parti révolutionnaire. Si ces deux exemples montrent quelque chose, c'est qu'aucun des deux ne pose le problème de comment faire en sorte que les idées révolutionnaires gagnent de l'influence dans la classe ouvrière. Pis, on tourne le dos à ce problème en lui substituant un autre - au lieu de se fixer l'objectif de changer le rapport de forces politique au sein de la classe ouvrière, on se fixe celui de transformer le Parti travailliste ! Et pourtant viser à créer ou à recréer un Parti travailliste sans se poser les problèmes fondamentaux ne peut rien changer, ni résoudre aucun problème, pas même celui qui a amené ces camarades à avoir la discussion qu'ils ont aujourd'hui.

Pourtant la lettre de Taaffe soulève le point important (bien qu'il s'empresse aussitôt de l'oublier), à savoir la nécessité de s'adresser et d'entraîner des couches de la population laborieuse au-delà de celles qui sont autour des organisations traditionnelles. Et c'est bien là justement ce que l'extrême gauche britannique n'a pas fait au cours de la dernière décennie. Le résultat c'est qu'aujourd'hui il y a un vide politique dans la classe ouvrière. En particulier dans ses bastions industriels où les idées révolutionnaires sont tout juste représentées, voire pas du tout, mais où elles restent pratiquement inconnues, voire méprisées, de la grande masse des travailleurs qui, depuis des années, n'ont pas eu l'occasion d'en voir l'utilité.

Alors que, oui, il serait possible pour des communistes révolutionnaires de combler ce vide politique, en s'organisant et en militant de façon à ce que l'ensemble des travailleurs, des simples travailleurs du rang aux militants réformistes, puissent juger leurs idées sur le terrain où elles peuvent être mises à l'épreuve des faits, celui de la lutte de classe. Cela conduirait sûrement à des affrontements avec les bureaucraties réformistes. Mais si la politique de ces révolutionnaires visait à entraîner les travailleurs du rang dans la lutte, ces affrontements seraient autant d'occasions pour un grand nombre de travailleurs de juger leur politique et de choisir leur camp. Et quelle meilleure preuve de la validité de nos idées pouvons-nous offrir à ceux qui restent influencés par le travaillisme que notre capacité à susciter un soutien et une participation active de notre classe ?

Quelle que soit l'issue de la discussion en cours parmi les camarades de Militant, celle-ci ne peut que nous confirmer dans l'idée que ces questions sont bien les questions fondamentales qu'il faut se poser. Quel est le meilleur moment, ou quelles sont les conditions les plus propices, pour que ces camarades quittent le Parti travailliste ? Nous ne le savons pas et ils sont mieux placés que nous pour en juger. Mais ce que nous savons, c'est qu'à un moment où un autre cette option doit être envisagée afin de pouvoir commencer à s'attaquer au problème fondamental de l'implantation des idées révolutionnaires dans l'ensemble de la classe ouvrière et de l'édification d'une nouvelle tradition révolutionnaire dans ses rangs. Et la façon dont les camarades de Militant discutent aujourd'hui montre bien que, comme le reste de l'extrême gauche, ils en sont encore à devoir résoudre ces problèmes.