En novembre 2021, l’éditeur Agone et le collectif Smolny ont réédité l’Introduction à l’économie politique de Rosa Luxemburg (1871-1919). Il s’agit du premier tome, initialement paru en 2009, des Œuvres complètes de la dirigeante révolutionnaire, dont cet éditeur a aujourd’hui publié cinq volumes.
Introduction à l’économie politique est l’édition, par Rosa Luxemburg elle-même, des cours qu’elle avait donnés à l’école centrale du Parti social-démocrate allemand entre 1907 et 1909. Ce travail, accompli alors qu’elle était emprisonnée durant la Première Guerre mondiale, fut en partie retrouvé et publié pour la première fois en 1925. Ce livre constitue toujours aujourd’hui, et sans doute pour de longues années encore, un trésor pour les militants ouvriers révolutionnaires[1].
Rosa Luxemburg commence par démontrer que l’économie politique (en allemand : l’économie nationale) n’existe pas, ni comme science, ni comme fait. En décrivant, à la manière de Marx et Engels dans le Manifeste du parti communiste de 1848, l’histoire de l’expansion du capitalisme, elle démontre que ce système est mondial. L’image qu’elle en donne est frappante : « Certes, si nous examinons une entreprise privée isolée, une usine moderne ou un puissant complexe d’usines, comme chez Krupp, une entreprise agricole d’Amérique du Nord, nous y trouvons l’organisation la plus rigoureuse, la division du travail la plus poussée, la planification la plus raffinée, basée sur les connaissances scientifiques. Tout y marche à merveille, sous la direction d’une volonté, d’une conscience. Mais, à peine avons-nous franchi les portes de l’usine ou de la farm [ferme industrielle américaine], que nous nous retrouvons plongés dans le chaos. Tandis que les innombrables pièces détachées – et une entreprise privée actuelle, même la plus gigantesque, n’est qu’une infime parcelle de ces grands ensembles économiques qui s’étendent à toute la terre –, tandis donc que les pièces détachées sont organisées rigoureusement, l’ensemble de ce qu’on appelle “l’économie politique”, c’est-à-dire l’économie capitaliste mondiale, est complètement inorganisé. Dans l’ensemble qui couvre les océans et les continents, ni plan, ni conscience, ni réglementation ne s’affirme ; des forces aveugles, inconnues, indomptées, jouent avec le destin économique des hommes. Certes, aujourd’hui aussi, un maître tout-puissant gouverne l’humanité qui travaille : c’est le capital. Mais sa forme de gouvernement n’est pas le despotisme, c’est l’anarchie. » Quoi de plus actuel ?
Cette compréhension de l’unité contradictoire de l’économie mondiale permettait à Rosa Luxemburg de s’orienter dans les questions quotidiennes, politiques et historiques posées au mouvement ouvrier de son temps. Pour déterminer les tâches de l’heure, elle raisonnait à partir de l’existence d’un prolétariat mondial, de ses possibilités concrètes, de la nécessité de lui donner conscience de sa force. On en trouve des illustrations dans le tome 3 des Œuvres, consacré aux problèmes du mouvement ouvrier en France et, évidemment, dans le tome 4, qui comprend la célèbre Brochure de Junius de 1915, manifeste internationaliste, brûlot communiste qui espère, prévoit et prépare la vague révolutionnaire de 1917.
Cette même compréhension, aiguisée par la lecture de Rosa Luxemburg, doit fonder l’optimisme révolutionnaire des nouvelles générations et lui servir de boussole. Elle est une des bases marxistes qui permettent de résister à toutes les modes, du tiers-mondisme des années 1960 à la décroissance aujourd’hui, et à toutes les variantes du nationalisme, du presque rose au carrément brun. Que valent en effet les piteux programmes de relocalisation, la défense du « produisons-français, européen, local, bas-breton, ouest-tarnais, etc. », devant la réalité de l’économie mondiale et les possibilités ouvertes par l’existence du prolétariat international ? Que valent les discours criminels des gouvernements contre les migrants et les piteuses contorsions de bien des « démocrates » devant l’affirmation que non seulement la classe ouvrière n’a besoin d’aucune frontière et les abolira toutes, mais que l’histoire conduit à ce résultat ? Et, au-delà des étroites questions de l’heure, que valent les obstacles dressés par les possédants et la pesante routine, devant la force de la nécessité historique, de la volonté militante et de la passion révolutionnaire ?
Poursuivant l’œuvre commencée dans le Manifeste du parti communiste et Le capital de Marx, Rosa Luxemburg a explicité les transformations de la société bourgeoise et de l’économie capitaliste, la concentration toujours plus poussée, la conquête du globe terrestre, la destruction de toutes les formes sociales non capitalistes, l’impérialisme et ses corollaires, le militarisme et la montée vers la guerre. Le tome 5 de ses Œuvres complètes, L’accumulation du capital, paru en 1913, est consacré à cette question. Malgré la difficulté du texte, le lecteur d’aujourd’hui ne peut, là encore, qu’être frappé par son actualité. La thèse de Luxemburg, très discutée à l’époque et dans les décennies suivantes, est que l’expansion du capital trouve sa limite lorsque toutes les formes de sociétés précapitalistes ont été détruites et leurs populations assassinées ou absorbées par le marché capitaliste. Elle en voyait l’illustration dans le déclenchement de la guerre de 1914, durant laquelle les impérialismes rivaux, faute de pouvoir découvrir de nouveaux marchés et colonies, se disputaient les pays déjà conquis. Il y a un siècle, Rosa Luxemburg et ses contradicteurs, dont de très honorables révolutionnaires, tentaient de démontrer – ou de contredire – cette thèse par de savantes et souvent pédantes considérations. Cent ans, deux guerres mondiales, la domination absolue de l’impérialisme américain, puis des décennies de crise permanente sont passés. Et il reste que l’impasse dans laquelle se trouve aujourd’hui le système capitaliste ressemble par de nombreux traits à celle que prévoyait Rosa Luxemburg.
Il faut souhaiter qu’Agone et Smolny trouvent les moyens de poursuivre leur travail et éditent les classiques de Rosa Luxemburg, Réforme sociale ou révolution, Grève de masse, parti et syndicat, les textes sur la révolution russe de 1917, sur la fondation du Parti communiste d’Allemagne et bien d’autres. Le travail d’édition d’Agone-Smolny comprend comme il se doit des notes explicatives, des préfaces et postfaces, des biographies et des index. Outre une information utile et soignée, l’éditeur y développe bien entendu ses propres idées politiques, qui le conduisent à tenter d’utiliser les écrits de Rosa Luxemburg contre Lénine et le bolchevisme. Le lecteur attentif des Œuvres pourra se faire lui-même son idée. Souhaitons également que redeviennent disponibles les articles que Luxemburg donnait à la presse sociale-démocrate allemande. Elle écrivait alors pour des centaines de milliers, voire des millions de lecteurs, ouvriers, mères de famille, jeunes des quartiers populaires. Ses écrits naturellement leur permettaient de comprendre les dessous de la politique mondiale, les problèmes et les combats du mouvement ouvrier dans divers pays (cf. tome 3, Le socialisme en France). Mais Rosa Luxemburg faisait plus encore : à partir des faits divers qui frappaient l’imagination ou la sensibilité populaires : elle démontrait la responsabilité de la société de classes, le poids de l’oppression, le mensonge systématique des possédants et la nécessité de toujours leur opposer le programme et l’idéal prolétariens (cf. « Dans l’asile de nuit » et « L’éruption de la montagne Pelée », par exemple, sur le site marxists.org).
Dans sa Brochure de Junius déjà citée, Luxemburg parlait du trésor confié à la classe ouvrière, que celle-ci devait conserver précieusement dans les horreurs de la guerre, les destructions et les massacres. Il s’agissait des traditions révolutionnaires, de l’œuvre de Marx et Engels, de la mémoire et du programme communistes. Elle avait elle-même à de multiples reprises insisté sur la nécessité d’étudier « l’héritage de nos maîtres » (cf. À l’école du socialisme, tome 2). La vie, l’action et les écrits de Rosa Luxemburg font depuis longtemps partie de ce trésor, et les révolutionnaires d’aujourd’hui se doivent, pour pouvoir le transmettre aux suivants, de les étudier avec toute la passion nécessaire.
14 janvier 2022
[1] Pour une esquisse biographique de Rosa Luxemburg et un aperçu de ses différences d’appréciation avec Lénine, se reporter à l’article « Rosa Luxemburg : socialiste, révolutionnaire, internationaliste », Lutte de classe, no 197, février 2019. Pour une biographie complète, voir Paul Frölich, La vie et l’œuvre de Rosa Luxemburg, éditions L’Harmattan, 1999.