La course aux armements en Italie

juillet-août 2025

Cet article est tiré d’une brochure publiée par nos camarades du groupe L’Internazionale (UCI), qui militent en Italie.

La course mondiale aux armements dure depuis au moins une décennie. La guerre en Ukraine, à laquelle s’ajoute aujourd’hui la politique étrangère de la nouvelle administration américaine, lui a donné un nouvel élan. Le monde ressemble de plus en plus à une énorme machine de guerre.

En 2024, selon un rapport de l’International Institute for Strategic Studies (Institut d’études stratégiques) de Londres, 2 460 milliards de dollars ont été consacrés aux dépenses militaires dans le monde. C’est 7,3 % de plus qu’en 2023, où les dépenses avaient déjà augmenté de 6,5 % par rapport à l’année précédente. L’Europe y a eu une bonne place avec un total de 493 milliards de dollars de dépenses. Des chiffres encore plus récents, rapportés par le rapport annuel du Sipri (Institut international de recherche sur la paix) de Stockholm, évaluent les dépenses mondiales à 2 718 milliards de dollars.

Ce ne sont pas des statistiques à prendre à la légère. Indépendamment de l’aspect commercial, en effet, cet énorme volume de dépenses approuvées par tous les gouvernements signifie au minimum que la possibilité d’une guerre est une composante de la politique étrangère de chacun d’entre eux depuis longtemps.

Les intérêts de l’impérialisme italien

Le gouvernement italien est très impliqué dans cette course aux armements. Il est d’ailleurs rejoint par une bonne partie de l’opposition, ainsi que par les principaux journaux et leurs « faiseurs d’opinion ». L’Italie consacre 33 milliards par an aux dépenses militaires et prévoit une forte augmentation de son budget militaire. « Les dépenses de sécurité sont le prix de notre liberté », a déclaré Giorgia Meloni lors du congrès du mini-parti Azione (action) de Carlo Calenda.

Loin d’une certaine vision caricaturale, l’appareil industriel et militaire de l’Italie la place au huitième rang des puissances économiques mondiales, tandis que son armée se classe dixième selon les instituts d’analyse militaire. Être huitième ou dixième sur 208 États, c’est avoir la taille d’un requin. Et, dans la lutte entre prédateurs pour le partage des marchés mondiaux et le contrôle des matières premières, les requins capitalistes italiens ne sont certainement pas parmi les plus petits ou au bas de la chaîne alimentaire.

Depuis un siècle, le capitalisme italien fait partie de l’impérialisme mondial. Ses institutions et la politique de ses dirigeants reflètent les intérêts et les objectifs d’une bourgeoisie qui s’appuie sur des industries de pointe et un appareil financier développé. Les gaspillages, la gabegie et les négligences qui caractérisent depuis toujours son administration publique – et qui se reflètent inévitablement dans ses forces armées – ne font pas de l’Italie un pays du tiers-monde, ni une sorte de Cendrillon des puissances mondiales. Il s’agit bien d’un impérialisme, au sens que Lénine donnait à ce terme, c’est-à-dire d’un capitalisme monopolistique à caractère financier, qui joue son rôle parmi les puissances qui se partagent le monde.

« Pour défendre nos valeurs, nous devons nous armer ». Le front du réarmement répète cette litanie en permanence et à toutes les sauces. Et ce sont les dirigeants politiques de centre gauche qui se font les plus ardents défenseurs d’une armée européenne bien équipée. Le parti d’extrême droite de Meloni, Fratelli d’Italia (Frères d’Italie), est un peu plus partagé quant au caractère « national » de la gestion de la défense et des dépenses militaires. Mais, au-delà de ces nuances, tous sont d’accord pour dire que face aux menaces de guerre, les circonstances pourraient imposer de sacrifier la vie de centaines de milliers de jeunes.

Parmi les impostures qui circulent actuellement, la plus en vogue est que l’Italie, voire même l’Union européenne, chercherait uniquement à « se défendre » contre d’éventuelles agressions. La politique de réarmement ne contribuerait donc pas à nous rapprocher de la guerre, mais ouvrirait à l’Italie et à l’Europe la voie vers des relations pacifiques avec le reste du monde, en étant simplement plus… protégées. Il s’agirait d’une politique « nationale » qui, bien sûr, nécessiterait peut-être au départ quelques sacrifices économiques, qui seraient cependant vite compensés par le développement de compétences technologiques et industrielles à l’impact positif pour toute la société, dans tous les pays européens. Même si, pour donner une idée des proportions de ces « retombées positives », il convient de rappeler ce que Draghi relevait dans son rapport l’an dernier : 63 % des armements achetés ces dernières années par les pays de l’UE étaient américains et 15 % du reste provenaient de fournisseurs non européens.

Mais au-delà des mensonges, il y a surtout les conditions concrètes de développement de la production militaire. Il y a les besoins techniques et économiques de la production, qui signifient au moins deux choses : d’abord, la nécessité de s’assurer de grands volumes de production afin de rentabiliser au mieux les installations et de limiter les coûts unitaires des « produits », ensuite la nécessité de pouvoir s’approvisionner en matières premières. Ces exigences sortent du cadre limité de l’Union européenne et posent, bien qu’à une plus petite échelle, les mêmes problèmes que ceux auxquels Trump est confronté. La production à grande échelle implique l’exportation et les armes s’exportent là où la demande est la plus forte, c’est-à-dire là où des guerres sont en cours ou se préparent. En ce qui concerne les matières premières, en particulier les terres rares, indispensables aux composants électroniques, le gros de la production n’est pas en Europe et, là encore, les puissances européennes, dont l’Italie, sont confrontées aux mêmes problèmes que ceux que Trump essaie de résoudre en menaçant d’annexion ou de boycott l’Ukraine, le Canada, la Chine et d’autres…

Il n’y a pas de manière « propre » et « pacifique » de suivre la voie du réarmement. La défense peut à tout moment se transformer en agression et les pressions exercées par les grandes entreprises d’armement sur les gouvernements et les milieux dirigeants des pays clients impliquent naturellement l’exacerbation des crises en cours et leur multiplication. Les germes de nouvelles guerres sont donc déjà répandus par les « seules » activités de promotion commerciale des industries de guerre. Mais c’est surtout la politique étrangère de l’Italie, comme celle des autres puissances impérialistes, qui prépare de nouvelles occasions de conflit.

Prenons par exemple le concept de « Méditerranée élargie », adopté par les derniers gouvernements, leurs ministres de la Défense, leurs chefs d’état-major, etc. Dans les documents officiels, ce concept établit une « zone d’intérêt » italienne particulière et identifie une série d’États, y compris hors du pourtour méditerranéen, dont le positionnement sur l’échiquier des alliances internationales est considéré comme une condition préalable indispensable à la stabilité nationale italienne. On en déduit facilement que cela ouvre la possibilité d’interventions dans des régions et des pays qui ne sont même pas voisins de la Méditerranée, toujours au nom de la « défense » de « notre » stabilité, de « notre » économie ou de « nos » valeurs, etc. Le Cesmar (Centre d’études de géopolitique et de stratégie maritime italien) a publié un document consacré à la « Méditerranée élargie » dans lequel il indique : « De la définition géostratégique de la Méditerranée, on est passé à une conception plus large, qui prend en compte les interactions avec l’Europe, l’Asie et l’Afrique. La “profondeur stratégique”, comprise comme la capacité d’avoir une influence au-delà des frontières maritimes est un élément-clé de la sécurité et de la prospérité de l’Italie. » Ce raisonnement peut aller très loin, ou plutôt rapprocher les prétextes et les occasions de faire la guerre. Ce document cite également un texte écrit en 1995 par un professeur de stratégie de l’Institut supérieur de formation de la marine de Livourne : « La vision de nos intérêts nationaux doit aller au-delà des seuls besoins liés aux matières premières indispensables au maintien de l’économie et doit tenir compte de l’utilité de créer des zones d’influence à partir desquelles toute intervention en dehors de la Méditerranée peut être soutenue de manière adéquate en cas de crise. C’est pourquoi je crois souhaitable d’établir des relations très étroites, et, par étroites, j’entends des relations impliquant des investissements importants, même sans retours économiques, avec le Maroc et l’Égypte, qui possèdent “les clés des portes” de notre maison. »

Enrôler les cerveaux et les cœurs

La course aux armements s’accompagne d’une augmentation progressive des doses de propagande. On l’a vu dès le début de la guerre russo-ukrainienne, on le voit encore avec la guerre d’extermination menée par le gouvernement israélien contre la population de Gaza.

Dans le cas de l’Ukraine, selon une technique vieille de plus d’un siècle, les correspondants de guerre présentent les choses suivant le même cliché. Toutes les horreurs et les dévastations sont commises par « l’ennemi », c’est-à-dire l’armée russe, tandis que l’armée ukrainienne ne fait que se défendre sans enfreindre aucune « loi de la guerre ». Les commentateurs se basent sur ces « témoignages » pour construire leurs éditoriaux argumentés ou leurs interventions sur les plateaux de télévision.

Quant à Gaza, malgré les dizaines de milliers de morts provoquées par l’intervention militaire israélienne, malgré la destruction des écoles, des hôpitaux et de presque tous les bâtiments, malgré la famine que subit la population suite au blocus de l’aide humanitaire, les dirigeants politiques et les journalistes aux ordres du gouvernement insistent sur le caractère « défensif » de l’action du gouvernement Netanyahou, à la suite du raid mené par le Hamas le 7 octobre 2023, qui fit 1 200 morts. Tout au plus se déclarent-ils « désolés » des pertes humaines et expriment-ils une vague contrariété devant les crimes israéliens. Mais, répètent-ils à chaque occasion, ils considèrent toujours Israël comme la seule « démocratie » du Moyen-Orient. À leurs yeux, cela vaut bien un génocide !

Une autrice belge d’origine italienne, Anne Morelli, a récemment réédité son ouvrage, Principes élémentaires de propagande de guerre, dans lequel elle présente, entre autres, un décalogue des astuces qu’un gouvernement doit utiliser pour enrôler la population. Son livre est basé sur un texte écrit en 1928 par un pacifiste travailliste britannique, Arthur Ponsonby, qui avait rassemblé toutes les supercheries, mystifications et semi-vérités utilisées par la propagande des gouvernements britannique, français, allemand et italien durant la Première Guerre mondiale. Dans son essai, Ponsonby donne un exemple concret de la troisième règle du décalogue : l’ennemi ressemble au diable, personnifie le « méchant ». L’empereur d’Allemagne de l’époque, Guillaume II, était un petit-fils de la britannique reine Victoria. Avant la guerre, il était donc considéré comme un gentleman et présenté comme tel à l’opinion publique britannique. Mais, dès le début de la guerre, il devint dans la presse anglaise « Guillaume le fou, l’aliéné ».

L’énumération des points du décalogue vaut le détour :

Il est assez facile de retrouver l’application de ces règles dans les discours actuels des gouvernements en guerre ou soutenant l’un des belligérants.

Mais, en période de réarmement, le problème n’est pas seulement de construire un consensus autour de l’action d’un gouvernement soutenant un autre État en guerre. Ici, on a pu voir que les résultats sont médiocres, même si la quasi-totalité des journaux, des émissions d’information, des « intellectuels » et des politiciens répète cette propagande. Le vrai problème de l’État est de susciter une large confiance, une sympathie massive pour les forces armées nationales. À ce sujet, la propagande est plus calme, elle prend son temps pour préparer le terrain à une éventuelle mobilisation de masse.

Contre qui précisément ? Nul ne le sait. Mais préparer la population à la « nécessité de la guerre » demeure impératif. Certaines étapes sur cette voie sont parlantes. C’est le cas par exemple de l’instauration du 4 novembre en Journée de l’unité nationale et des forces armées. Jusqu’en 1976, il s’agissait d’un jour férié commémorant l’armistice du 4 novembre 1918 avec l’Autriche. Puis, avec la campagne d’austérité qui dénonçait les jours fériés comme autant de journées non travaillées ralentissant la production, il fut supprimé en même temps que d’autres, avec la complicité des syndicats. La loi de mars 2024, tout en se gardant de refaire du 4 novembre un jour férié pour les travailleurs, l’a donc érigé en une occasion de glorifier les « valeurs militaires » italiennes.

Sur le site du ministère de la Défense, on peut voir à quel point la vérité historique est manipulée pour construire un récit historique du niveau d’une bouillie facile à ingurgiter. Sur le 4 novembre, par exemple, rien n’explique que la première commémoration de cette date fut instituée en octobre 1922 par un décret royal pris en pleine ascension fasciste. Il n’est pas davantage fait mention du fait que, sous le fascisme, Mussolini mit à l’honneur cette date. Mais l’œuvre de propagande et de diffusion des « valeurs » militaires est faite de ce genre de banalisations. La Première Guerre mondiale elle-même est présentée sous le même jour, comme une sorte d’accomplissement du Risorgimento, la lutte pour l’unité italienne. Le Pacte de Londres, qui attribuait au Royaume d’Italie la Dalmatie et la Libye, ainsi que la région houillère d’Adali en Turquie, n’est même pas mentionné. Peut-être qu’aux yeux du ministère de la Défense, ces territoires aussi servaient à « accomplir le Risorgimento »… Bien sûr, on ne peut pas attendre des plumitifs au service du gouvernement qu’ils écrivent que 600 000 personnes furent envoyées à la mort par le Royaume d’Italie pour engraisser industriels et banquiers, qu’elles furent victimes d’une guerre impérialiste, tout comme leurs frères autrichiens, allemands, français ou britanniques.

Il faut farcir les cerveaux de notions élémentaires, même fausses et c’est sur les sentiments et les émotions qu’il faut agir. Crosetto, le ministre de la Défense, s’y emploie consciencieusement. Quelques mois après l’entrée en fonction du gouvernement Meloni, un décret émanant de son ministère a institué un Comité pour le développement et la valorisation de la culture de la défense. Citons le ministre lui-même pour en décrire les tâches : « Nous vivons une époque de bouleversements rapides et la Défense se doit d’avoir une longueur d’avance, y compris du point de vue culturel et intellectuel. Des approches innovantes sont nécessaires pour continuer à garantir efficacement la sécurité de la nation et je suis convaincu qu’un dialogue structurel entre armée, université, industries du secteur de l’armement et médias, est un instrument essentiel pour parvenir à cet objectif. » Le site internet du ministère de la Défense d’où sont tirées ces citations dresse une première liste des participants à ce nouveau comité. On y trouve des économistes comme Geminello Alvi, des écrivains comme Pietrangelo Buttafuoco, des journalistes comme Angelo Panebianco ou Gianni Riotta, sans oublier le directeur du quotidien Sole 24 ore, Fabio Tamburini, et, comme il se doit, le directeur des relations publiques de Leonardo, l’entreprise d’armement italienne, Filippo Maria Grasso. Voilà une « mobilisation générale » d’intellectuels et de professionnels au service des forces armées parfaitement réussie !

Le mois de novembre 2024 s’est ouvert à Rome avec l’organisation au Circo Massimo du Village de la défense par le ministère du même nom. « Venez nous rendre visite, pouvait-on lire sur le site internet du ministère, il y aura des démonstrations, des simulateurs de vol, des épreuves d’entraînement militaire, des liaisons directes avec nos militaires en mission dans le monde entier, et bien d’autres choses encore. » C’est un pas de plus dans la propagande militaire à destination de larges masses.

Armer un pays consiste en effet d’abord et avant tout à faire de chacun de ses citoyens une arme, un élément d’un dispositif plus large qui l’englobe. Mais pour que l’ensemble fonctionne, il faut que chacune de ses pièces bouge sans produire de frictions, au moment et suivant les indications fixées par les maîtres du dispositif. La fascination pour le monde militaire est un excellent lubrifiant. Reste à le mettre à l’épreuve des faits pour voir s’il fonctionnera en temps voulu.

Des officiers de tous ordres et grades des forces armées ont déjà pénétré les établissements scolaires. Fort heureusement, ils se heurtent souvent à la résistance des enseignants. Souvent, mais pas toujours. Ainsi, au début de l’année dernière, à Gioia del Colle, dans les Pouilles, des classes d’école primaire ont été invitées à participer à une sorte d’exercice militaire, avec levée des couleurs et port de gilets pare-balles. Un député écologiste membre d’AVS (Alliance Verts et gauche) a dénoncé cette sortie en déclarant : « C’est honteux, c’est une sorte de campagne d’enrôlement au cours de laquelle des brochures ont été distribuées sur les moyens de devenir soldat. »

Un Observatoire contre la militarisation des écoles recense les différents cas ; fondée en 2022, cette association est présente dans de nombreuses villes italiennes et envoie des avertissements aux écoles chaque fois que des militaires y sont présents pour y enseigner les vertus de l’armée. On peut lire sur son site internet : « Nous sommes inquiets face aux nombreuses demandes des forces armées, adressées à des directeurs d’école ou des rectorats, pour leur demander d’organiser des événements dans les établissements scolaires du primaire ou supérieur, des conférences ayant par exemple pour thème : “Comment s’engager dans les forces armées ?” Nous sommes inquiets de voir célébré l’héroïsme des militaires italiens lors de batailles comme El Alamein, que l’armée italienne a menée aux côtés des forces nazies. L’exaltation de l’héroïsme des militaires italiens se fait en effet en décontextualisant complètement ces récits de leurs situations historique et géographique, ce qui est parfaitement illustré par l’orientation donnée par le ministère de l’Éducation aux cours d’éducation civique. La diffusion d’une pensée partielle et acritique sur la guerre en général et sur ses causes nous inquiète vivement. »

Les représentants du gouvernement, auxquels presque tous ceux de l’opposition emboîtent le pas, répètent que « nous devons être en mesure de nous défendre » et qu’il s’agit d’une « condition préalable » à toute politique étrangère et surtout à la défense de « nos valeurs et de nos institutions démocratiques ». Jusqu’à l’arrivée de Trump à la Maison Blanche, tout le monde était d’accord, ou du moins faisait semblant d’être d’accord, pour dire que l’ennemi, le « méchant », était Poutine, de qui viendrait la prochaine agression sur le sol européen. Les choses ont un peu évolué depuis et on commence à nous expliquer que le danger peut venir de n’importe où, y compris de l’Amérique. Cette évolution se reflète dans le marécage d’idées où s’agite une partie du milieu intellectuel et des journalistes.

Cela rappelle un peu ce que le philosophe libéral Benedetto Croce écrivait en 1907 : « Des profils psychologiques tout à fait différents apparaissent dans l’art, la philosophie, l’étude historique. Nous y voyons, non plus le vériste, le positiviste, ou le patriote, mais l’esthète, le mystique ou l’impérialiste. Ils travaillent tous à la même industrie, la grande industrie du vide… Que veulent-ils ? Qui peut le dire ? L’impérialisme veut entraîner l’Italie vers de grands destins ; il veut écraser la bête démocratique ; il veut conquérir, faire la guerre, canonner, verser des fleuves de sang. Mais si vous lui demandez contre qui et pourquoi, avec quels moyens et dans quel but il veut faire tant de bruit, le voilà qui se déchaîne, le voilà qui tourne ses canons à propagande contre l’importun questionneur : il sent que ses objectifs de domination et de dévastation perdraient de leur grandeur et s’évanouiraient vite si l’on voulait les définir historiquement. »

Ces lignes décrivent la phase embryonnaire de construction d’une opinion favorable à la politique impérialiste du gouvernement. Il s’agissait en effet à l’époque de cercles restreints d’écrivains, de journalistes ou d’artistes, qui ont jeté les bases culturelles et idéologiques de mobilisations de masse (en réalité, et fort heureusement, très peu soutenues par la classe ouvrière) pour soutenir l’invasion de la Libye et, plus tard, l’intervention italienne dans la Première Guerre mondiale.

L’idéologie nationaliste que les Crosetto et compagnie cherchent à exhumer en la modernisant exprime d’abord le mécontentement de la bourgeoisie italienne, ou du moins de certains de ses secteurs. Derrière la formule « le réarmement est nécessaire à la défense de nos valeurs et modes de vie », on perçoit l’idée qu’il est nécessaire et vital de jouer un rôle plus important dans les relations internationales et de revendiquer plus de zones d’influence. Dans cette perspective, il peut être moins pertinent de tenter de diriger l’opinion contre un ennemi en particulier, la Russie en l’occurrence, car l’important est de gagner la population à l’idée qu’un réarmement national est nécessaire, qu’il s’agit d’une étape indispensable pour défendre la part nationale dans la division mondiale des marchés.

Eux et nous

Les guerres de notre époque sont presque toutes provoquées, directement ou indirectement, par les relations capitalistes qui caractérisent chaque pays et les relations entre eux. La course aux armements, comme nous l’avons vu, répond d’abord à la nécessité de chaque État de jouer un rôle dans une phase de mutation des rapports de force entre puissances. Mais, en retour, le réarmement a lui-même des effets sur l’économie. Les lobbies de l’industrie de guerre font pression sur les gouvernements et sur les états-majors pour en obtenir de plus en plus de commandes et, en temps de crise, la production d’armes à une échelle toujours plus grande apparaît comme la solution pour surmonter l’impasse de secteurs industriels comme, par exemple, celui de l’automobile.

Il faut ajouter que les secteurs militaires de haute technologie, comme la défense aérienne, les communications, le renseignement et les missiles, sont présentés par les producteurs d’armes comme des domaines d’investissement pouvant offrir des débouchés immédiats dans la production civile, capables de faire progresser toute l’industrie. Plus d’armes, cela signifie plus d’industrie et plus d’industrie signifie plus d’emplois. C’est ainsi que se forme un étrange mélange d’idées, de suggestions et de convictions qui fusionne l’idée de « nécessité de se défendre » avec le dépassement de la crise économique, la progression de l’emploi et le progrès technologique.

Les gouvernements cherchent à impliquer les peuples dans la « défense de la nation » ou de « la patrie ». Nous tous, Italiens, nous tous, Français, nous tous, Allemands, etc., devons disposer des outils les plus adaptés à notre défense en cas d’attaque ennemie. Voilà ce qu’on nous raconte. Mais nous savons que les États et les armées sont d’abord et avant tout les organisations de la classe au pouvoir, c’est-à-dire de la grande bourgeoisie. Et nous savons que cette classe, si elle entre en guerre, le fait avec la peau d’autrui, la peau des travailleurs et des couches les plus pauvres de la population, appelées à défendre non pas la patrie ou la nation, mais les profits de cette même bourgeoisie ou le contrôle de régions entières qui permettront leur continuité.

Au bout du compte, alors que le danger d’une grande guerre se rapproche et s’élargit géographiquement, le problème qui se pose à l’humanité est le même que celui qui se posa d’abord dans la Russie tsariste de 1917, puis dans toute l’Europe : guerre ou révolution. Cela signifie : soit la poursuite d’un mécanisme qui, depuis, n’a cessé de produire des massacres, soit la destruction de ce mécanisme par la classe ouvrière, qui devra prendre la direction politique de la société.

15 juin 2025