La fièvre du bitcoin, symptôme d’un système économique malade

juillet-août 2021

En avril dernier, le cours du bitcoin atteignait un niveau record, à plus de 64 000 dollars (environ 53 000 euros), un prix dix fois supérieur à celui d’un an plus tôt. Il a ensuite chuté brutalement, perdant la moitié de sa valeur. L’ensemble des cryptomonnaies a suivi une trajectoire similaire, et les sommes en jeu ont de quoi donner le tournis : au total, plus de 1 200 milliards de dollars sont partis en fumée dans ce krach, entre le 12 et le 23 mai. C’est plus de deux fois le montant annuel des dépenses de l’État français. Si cet effondrement n’a pas entraîné avec lui l’ensemble de l’économie, les cryptomonnaies restant un secteur relativement marginal, cette spéculation délirante n’en est pas moins symptomatique du fonctionnement du système capitaliste et des risques qu’il fait courir à toute la société.

Le bitcoin est la plus ancienne et la plus connue des cryptomonnaies, mais il en existe des milliers. Au moment où cet article est rédigé, il représente un peu plus de 40 % de la valeur totale des cryptomonnaies, et la deuxième, l’ether, environ 17 %.

Créé au lendemain de la crise de 2008, le bitcoin devait, selon ses concepteurs, constituer une alternative au système financier traditionnel. Contrairement aux monnaies comme le dollar ou l’euro, qui sont émises par les États et les banques, les cryptomonnaies sont générées par des programmes informatiques. Dépourvues de forme physique comme des pièces ou des billets, elles s’échangent par internet. Toutes les transactions sont consignées dans des registres publics qu’on appelle des « blockchains ». Celles-ci sont copiées sur de nombreux ordinateurs, gérés par des particuliers ou des entreprises, partout dans le monde. Les transactions sont vérifiées au moyen de calculs mathématiques plus ou moins compliqués par des programmes appelés « mineurs », qui en échange reçoivent de nouvelles unités monétaires, par exemple de nouveaux bitcoins. C’est au travers de cette rétribution des mineurs que de nouveaux bitcoins ou de nouveaux ethers sont créés et mis en circulation, une opération que l’on appelle le « minage ».

Les promoteurs des cryptomonnaies mettent en avant leur caractère décentralisé et transparent. Elles n’ont pas besoin d’autorité centrale, comme les États, ni d’intermédiaires, comme les banques. N’importe qui peut participer, à condition de disposer d’une connexion internet. La blockchain étant accessible à tous, les transactions sont publiques, et comme des milliers de machines les vérifient, le système est réputé infalsifiable.

Au fil des années, les cryptomonnaies et les technologies utilisant des blockchains ont évolué et trouvé de nouvelles applications. Outre les systèmes de paiement et les services financiers, elles servent aussi à faire fonctionner des services de partage de vidéos ou de fichiers sur internet, des systèmes de jeux, de paris et de vente aux enchères en ligne, ou encore à récompenser des internautes qui acceptent de visionner des publicités.

 

Une spéculation risquée mais rentable

Les premiers utilisateurs des cryptomonnaies étaient des passionnés d’informatique imprégnés d’idées libertariennes, qui y voyaient un moyen de remettre en cause le pouvoir des États et des banques. Des réseaux mafieux ont rapidement compris qu’ils pouvaient s’en servir pour des sites de vente de produits illégaux ou blanchir de l’argent. Les cryptomonnaies ont fini par acquérir une certaine valeur marchande, et la hausse de leurs cours, parfois soudaine, a attiré des investisseurs à la recherche de profits rapides. La spéculation sur les cryptomonnaies a déjà engendré plusieurs bulles spéculatives. Ainsi à la fin de 2017, le cours du bitcoin a brièvement dépassé les 20 000 dollars, avant de retomber brutalement.

Les gros investisseurs institutionnels, banques et fonds de placement – que les cryptomonnaies étaient pourtant censées détrôner – s’y sont progressivement intéressés, avec tout de même une certaine méfiance. Mais depuis qu’a commencé la crise sanitaire, il y a un peu plus d’un an, de très grandes entreprises se sont mises à y investir des sommes importantes, en premier lieu dans le bitcoin et l’ether.

Ainsi le constructeur d’automobiles électriques Tesla a placé une partie de sa trésorerie en bitcoins, pour 1,5 milliard de dollars. Il en a ensuite revendu environ 10 %, avec profit. Le géant du paiement en ligne Paypal a introduit plusieurs cryptomonnaies sur sa plateforme, et en a acquis lui-même de grandes quantités. Le gros éditeur de logiciels MicroStrategy a emprunté plusieurs milliards de dollars pour acheter du bitcoin. Goldman Sachs propose désormais des placements en bitcoins à ses clients fortunés. La plupart des investisseurs institutionnels s’y sont mis, des banques d’affaires comme BNY Mellon (la plus ancienne banque de Wall Street) aux sociétés d’assurance-vie et aux fonds de placement comme BlackRock. Les grands réseaux de paiement électroniques comme Visa ou MasterCard ont annoncé l’intégration prochaine des principales cryptomonnaies dans leurs systèmes.

Les autorités de régulation financières accompagnent ce mouvement. Plusieurs États ont autorisé la cotation en Bourse, à côté de produits financiers classiques, de fonds d’investissement en cryptomonnaies. Tout récemment, la banque centrale européenne a émis des obligations sur Ethereum, la seconde blockchain après celle du bitcoin.

Les cours des cryptomonnaies sont pourtant très volatiles : la moindre nouvelle positive ou négative, une simple rumeur ou un tweet d’une personnalité en vue comme le PDG et principal actionnaire de Tesla et de SpaceX, Elon Musk, un des hommes les plus riches au monde, suffisent à provoquer des hausses ou des baisses de plus de 10 % en une demi-journée. Cette volatilité en fait un placement risqué, mais aussi potentiellement très rentable. D’autant qu’il reste orienté à la hausse : le cours du bitcoin, malgré son récent krach, a été multiplié par presque quatre depuis un an, et la valeur de certaines cryptomonnaies moins connues a été multipliée par plus de vingt au cours de la même période.

En effet, la grande bourgeoisie dispose actuellement d’une masse énorme de capitaux qu’elle n’investit pas dans l’économie productive, pas assez rentable à ses yeux. Ces capitaux, qui proviennent essentiellement de l’exploitation des travailleurs, sont grossis par la quantité colossale d’argent que les États injectent dans l’économie, au prétexte de surmonter la crise : aides aux entreprises, prêts à taux extrêmement bas, etc. Ces injections massives, qui ont explosé depuis mars 2020, ont contribué à faire enfler de multiples bulles spéculatives, propulsant les indices boursiers à leurs plus hauts niveaux historiques.

Les cryptomonnaies, dont le cours a augmenté du fait de placements faits par la grande bourgeoisie, attirent aussi les capitaux de plus petits boursicoteurs. Les applications pour smartphone permettant d’acheter et de vendre facilement des cryptomonnaies ont gagné des millions de nouveaux utilisateurs depuis un an, notamment aux États-Unis, et les chaînes Youtube expliquant comment s’enrichir de cette manière voient affluer les abonnés.

 

Une valeur refuge ?

Malgré leur volatilité, les cryptomonnaies passent aux yeux de certains investisseurs pour une façon de se prémunir de l’inflation (perte de valeur de la monnaie). En effet, les émissions massives effectuées par les banques centrales ont fortement augmenté la masse monétaire en circulation. Dans le même temps, l’économie productive tourne au ralenti, tandis que la dette et les déficits des États – qui garantissent en principe la valeur des monnaies – se sont largement accrus. Les ingrédients classiques d’un retour de l’inflation sont donc réunis.

Celle-ci commence à apparaître dans les indices des prix à la consommation : aux États-Unis, celui-ci s’élève désormais à 5 % sur un an, son plus haut niveau depuis 2008. Mais cela ne traduit qu’une partie de la réalité. Les cours de nombreuses matières premières se sont envolés au cours des derniers mois, qu’il s’agisse des carburants, de métaux utilisés dans l’industrie comme le cuivre, ou encore du bois de construction. Les prix du transport maritime ont explosé. Ces hausses ne peuvent que se répercuter, tôt ou tard, sur les prix de nombreuses marchandises. Dans le même temps, la spéculation sur l’immobilier continue de faire augmenter les prix des logements, particulièrement aux États-Unis.

Les cryptomonnaies, notamment le bitcoin, apparaissent comme un refuge contre l’inflation en grande partie parce qu’elles représentent une offre limitée. À ce jour 18,7 millions de bitcoins ont été créés, et la mise en circulation de nouveaux bitcoins va ralentir inexorablement, jusqu’à atteindre le chiffre maximal de 21 millions, fixé par ses concepteurs. Certains économistes comparent donc le bitcoin à l’or, qui existe en quantité limitée à la surface de la Terre, et considèrent qu’il aurait pour fonction de stocker de la valeur, à la manière des métaux précieux.

Cette façon de raisonner explique qu’Elon Musk ait tweeté en décembre dernier : « le bitcoin est presque aussi pourri que la monnaie fiduciaire ». Ici, tout est dans le « presque ».

L’adjectif « fiduciaire » vient du latin fiducia, qui veut dire la confiance. Et en effet, cela fait belle lurette que les monnaies émises par les banques centrales ne sont plus convertibles en or. Leur valeur repose essentiellement sur la confiance qu’on leur accorde, et dans certaines circonstances celle-ci peut diminuer, parfois très rapidement.

Pour une entreprise comme Tesla, qui dispose d’une importante trésorerie en dollars, la convertir partiellement en bitcoins peut être une façon de se prémunir de l’inflation. Pour les grandes banques et les fonds d’investissement comme BlackRock, placer une petite partie de leurs capitaux dans les cryptomonnaies permet de diversifier un peu plus leurs placements, de diluer les risques au cas où leurs investissements classiques viendraient à être moins rentables, tout en encaissant des profits spéculatifs à court terme, tant que c’est possible.

Le boom du bitcoin et des autres cryptomonnaies reflète donc, dans une certaine mesure, le manque de confiance de la bourgeoisie dans la capacité des États à réguler l’économie, et leur inquiétude pour l’avenir.

 

Tendance à la concentration et gâchis de ressources

Si les inventeurs du bitcoin prétendaient révolutionner le système financier et mettre l’économie au service de tous, en réalité les cryptomonnaies n’échappent pas du tout à la tendance à la concentration générale dans le système capitaliste.

Ainsi, l’analyse de la blockchain révèle de fortes inégalités dans la répartition des bitcoins. Plus de la moitié des comptes existants détiennent moins d’un millième de bitcoin chacun, tandis que les 16 000 les mieux pourvus (0,05 % du nombre de comptes) détiennent au total 16 millions de bitcoins (85 % du nombre actuel de bitcoins, soit environ 640 milliards de dollars). Certains de ces gros comptes remontent aux premières années du bitcoin, où il ne valait quasiment rien… et sont parfois devenus inaccessibles, car leurs détenteurs ont perdu les codes permettant d’y accéder. Mais la plupart appartiennent à de grosses entreprises ou à de riches spéculateurs.

Les plateformes permettant d’échanger les cryptomonnaies entre elles et contre des monnaies classiques brassent quotidiennement des dizaines de milliards de dollars de transactions, sur lesquelles elles prélèvent des commissions. Les plus grosses sont devenues de véritables banques, qui proposent toutes sortes de services comme des prêts, des cartes de crédit, etc. L’une d’entre elles, Coinbase, est désormais cotée au Nasdaq, la deuxième grande Bourse new-yorkaise avec Wall Street. Beaucoup sont enregistrées dans des paradis fiscaux, comme les îles Caïman ou les Seychelles. Bref, les cryptomonnaies sont loin d’avoir « révolutionné » le système financier.

La tendance à la concentration est forte également du côté des mineurs. La complexité des calculs nécessaires au minage du bitcoin ayant augmenté considérablement avec le temps, cette activité est aujourd’hui largement dominée par de grosses sociétés possédant de vastes entrepôts où se trouvent jusqu’à plusieurs centaines de milliers de machines spécialisées.

L’augmentation des capacités de minage, particulièrement celui du bitcoin, engloutit de plus en plus de ressources, car ces machines consomment beaucoup d’électricité et deviennent rapidement obsolètes. Une étude de l’université de Cambridge estime la consommation annuelle nécessaire au fonctionnement du bitcoin à plus de 110 milliards de kilowatt-heure, quelque part entre celle des Pays-Bas et celle des Émirats arabes unis. Une simple transaction en bitcoin nécessiterait plus de 1 500 kWh, soit la consommation moyenne d’un ménage américain pendant 54 jours. Des chiffres à mettre en regard du fait que 800 millions de personnes dans le monde n’ont aucun accès à l’électricité…

Le minage des cryptomonnaies a provoqué des coupures de courant massives en Iran, en Sibérie et dans la petite république caucasienne d’Abkhazie, où les mineurs se sont installés pour profiter de prix de l’électricité très bas. Le gouvernement abkhaze a interdit le minage sur son territoire, mais cette activité est suffisamment rentable pour se poursuivre de manière illégale… et faire tomber périodiquement le réseau électrique local.

La hausse des cours des cryptomonnaies a accru la rentabilité du minage, du moins pour les plus gros mineurs, qui disposent des budgets les plus importants. Certaines sociétés spécialisées ont commandé ces derniers mois du matériel de minage pour plusieurs dizaines, voire centaines de millions de dollars. Le gâchis n’est donc pas près de s’arrêter.

 

Les États veulent garder un certain contrôle sur la monnaie

Malgré la rentabilité des cryptomonnaies, la bourgeoisie n’est pas unanime face à leur développement. Elles échappent en effet au contrôle des banques centrales et posent donc un problème aux États ; or les États sont les garants des intérêts généraux de leur bourgeoisie nationale. Les cryptomonnaies concurrencent aussi les banques privées, et si certaines les utilisent volontiers pour spéculer, d’autres y restent très hostiles, comme HSBC, qui interdit à ses clients de transférer des fonds vers des plateformes d’échange.

Les porte-parole des banques centrales et de certaines banques privées répètent que les cryptomonnaies serviraient au trafic de drogue, à l’évasion fiscale et aux attaques informatiques par « rançongiciel » (ransomware). S’il y a une part de vrai dans ces accusations, elles sont surtout hypocrites, car l’immense majorité des activités illégales utilise les circuits financiers traditionnels et alimente les profits des banques les plus renommées, à l’abri des lois protégeant le secret bancaire et commercial.

Au fil des années, les États ont adopté des législations plus ou moins permissives ou restrictives face aux cryptomonnaies. Dans les principaux pays impérialistes, leur usage est seulement encadré par quelques règles, comme l’obligation pour les plateformes d’échange de vérifier l’identité de leurs clients, et pour ceux-ci de déclarer leurs gains au fisc.

Les États n’ont rien, en soi, contre l’utilisation de monnaies électroniques ; au contraire, la tendance depuis des années est à réduire l’usage des espèces. En effet, les systèmes de paiement électroniques permettent de faire des économies et sont plus faciles à tracer, à la fois par les États, les banques et les entreprises qui vivent de la vente et de l’analyse de données commerciales. Aujourd’hui, la plupart des banques centrales se préparent à lancer des versions électroniques de leur monnaie nationale, et certaines envisagent même de supprimer complètement les espèces dans les prochaines années. Cependant, ces nouvelles monnaies électroniques d’État ne seront pas décentralisées comme le bitcoin : leur émission et leur circulation resteront sous le contrôle des banques centrales.

Facebook, qui est pourtant une entreprise influente, s’est heurtée à cette volonté des États de garder un contrôle sur leur monnaie. En 2017, cette société a lancé un projet de cryptomonnaie destinée à permettre des paiements directs entre utilisateurs, sur le réseau social Facebook, mais aussi WhatsApp et Instagram. Ce projet s’est heurté à une levée de boucliers des autorités de régulation monétaire, notamment américaines, et n’a cessé d’être repoussé. Facebook revendique en effet près de 3 milliards d’utilisateurs réguliers dans le monde ; sa nouvelle monnaie aurait donc pu connaître une adoption rapide et massive, bien plus large que celle du bitcoin. Mais les choix de l’entreprise en matière monétaire auraient alors empiété sur les prérogatives des banques centrales. Facebook a dû reculer, et se prépare à n’utiliser qu’une version électronique de certaines monnaies étatiques comme le dollar.

 

Le cas de la Chine et celui du Salvador

Récemment les médias se sont fait l’écho des politiques de deux États en matière de cryptomonnaies : la Chine et le Salvador.

En Chine, le gouvernement contrôle assez étroitement l’économie et limite la quantité de yuans qu’on peut convertir en devises étrangères. Les cryptomonnaies y ont rencontré un certain succès justement parce qu’elles permettaient à des bourgeois, grands et moins grands, d’échapper à ces restrictions. Mais en 2017, l’État chinois a banni les plateformes d’échange de son territoire. Ces plateformes chinoises, qui comptent parmi les plus importantes à l’échelle mondiale, continuent d’opérer, mais depuis l’étranger, via internet.

Par ailleurs, l’activité de minage est fortement implantée en Chine, où les coûts de l’électricité sont relativement bas : plus de la moitié des capacités mondiales de minage se trouveraient sur le sol chinois. Mais dans plusieurs provinces où l’électricité provient de centrales au charbon ou au gaz, les autorités locales viennent d’interdire cette activité, pour se conformer aux objectifs du gouvernement central en matière de réduction des gaz à effet de serre. Certaines entreprises de minage chinoises ont donc commencé à transférer leurs installations vers d’autres pays.

Les restrictions imposées par l’État chinois envers les cryptomonnaies accompagnent en fait le lancement imminent d’une monnaie électronique d’État. Celle-ci est actuellement en cours de déploiement dans plusieurs grandes villes, et sa mise en service au niveau national est annoncée pour les jeux olympiques d’hiver de 2022 à Beijing. L’objectif affiché est, à terme, de supprimer les pièces et les billets, dont la fabrication coûte cher à l’échelle d’un pays aussi vaste et peuplé, et aussi de conquérir une place pour le yuan comme monnaie d’échange dans les transactions internationales. De ce point de vue, les cryptomonnaies décentralisées comme le bitcoin constituent une concurrence que l’État chinois s’efforce de limiter.

À l’inverse, le Salvador, petit pays d’Amérique centrale, vient d’accorder au bitcoin le statut de monnaie légale, en plus du dollar. Cela signifie que les commerçants seront bientôt tenus de l’accepter, et qu’on pourra payer ses impôts avec. C’est le premier pays à faire ce choix, et ce n’est pas un hasard s’il s’agit d’un pays pauvre, qui pèse très peu sur la scène internationale.

Le Salvador n’a plus de monnaie nationale depuis 2001, où il avait adopté le dollar américain. Ce pays est très dépendant de ses échanges avec les États-Unis. Près de deux millions de Salvadoriens, soit près du tiers de sa population, y ont émigré, et l’argent envoyé au pays par ces émigrés représente à lui seul près d’un quart du PIB. Or ces transferts d’argent passent par des sociétés intermédiaires qui prélèvent de lourdes commissions.

L’usage de cryptomonnaies permettrait de diminuer les frais de ces transferts internationaux. Le pays espère aussi attirer des capitaux étrangers, voire les spéculateurs eux-mêmes, puisque désormais les gains en bitcoin n’y sont plus taxés, et qu’il suffit d’y investir trois bitcoins pour obtenir le statut de résident permanent. Enfin, l’usage du bitcoin réduirait un peu la dépendance de l’État salvadorien envers le dollar, monnaie sur laquelle il n’a aucun contrôle.

De manière générale, si les plus grosses fortunes en cryptomonnaies se trouvent principalement dans les pays riches, une fraction non négligeable de la population de certains pays pauvres commence aujourd’hui à s’en servir. Ainsi le Nigeria, dont la monnaie est rongée par une forte inflation, est devenu le troisième utilisateur mondial de cryptomonnaies. Celles-ci ont aussi connu un certain développement au Venezuela ou en Turquie. Dans un pays comme l’Argentine, qui a subi plusieurs crises financières accompagnées de dévaluations, les cryptomonnaies peuvent apparaître comme un moyen de se prémunir d’une nouvelle limitation des retraits bancaires imposée par le gouvernement. Bien sûr, tout cela ne concerne pas les plus pauvres, mais plutôt ceux qui ont quelques économies de côté.

 

Un révélateur des tares du capitalisme

Il est très difficile de prévoir ce qu’il adviendra des cryptomonnaies dans les mois et les années à venir, et c’est justement ce qui explique leur grande volatilité. Si leur adoption continue de s’étendre, elles continueront probablement d’attirer des placements spéculatifs. Dans le cas contraire, par exemple si les États entravent leur développement par des politiques restrictives, leur valeur pourrait s’effondrer.

Cependant les États ne maîtrisent pas l’économie, particulièrement la finance, incontrôlée et incontrôlable. Ils sont face à une contradiction : d’un côté ils voudraient conserver un certain contrôle sur la monnaie, dans l’intérêt général de la bourgeoisie, mais de l’autre cette même bourgeoisie fait des profits en spéculant, y compris sur les cryptomonnaies, et il n’est pas question de l’en empêcher.

Ce qui est certain, c’est que cette spéculation aggrave un peu plus l’instabilité générale de l’économie capitaliste. Portant sur des produits financiers dont la valeur ne repose sur aucun bien matériel, elle est le symptôme d’une économie de casino dans laquelle les capitaux s’éloignent toujours plus de la sphère productive, la seule pourtant qui puisse être créatrice de richesses pour l’humanité. Les risques de krach spéculatif, le gâchis et les pollutions engendrés par le minage, sont des exemples parmi d’autres du fait que la bourgeoisie se moque absolument de l’utilité sociale de ses placements et des conséquences qu’ils peuvent avoir pour l’ensemble de la société.

Il est vital pour les travailleurs de stopper la course à la catastrophe dans laquelle nous entraînent la bourgeoisie et son système. Les sommes folles englouties dans la spéculation, la classe ouvrière les paye par une aggravation de l’exploitation, les cadences de plus en plus intenables, les pressions à la baisse sur les salaires, la hausse du chômage, les réductions budgétaires sur les services publics, etc.

Cependant, les technologies mises en œuvre par les cryptomonnaies, comme les blockchains, ne sont pas en elles-mêmes la cause de cette aggravation et des risques de krach généralisé. Le problème, c’est que dans le système capitaliste, toute l’économie est dominée par la recherche effrénée du profit individuel.

La seule issue pour les travailleurs est de s’emparer du pouvoir et d’arracher le contrôle des entreprises à la bourgeoisie. Ils pourront alors planifier l’économie afin de satisfaire les besoins de tous. Cependant, ils ne pourront pas se passer immédiatement de la monnaie. L’usage de systèmes de comptabilité électroniques, utilisant pourquoi pas une blockchain, pourrait alors faciliter la répartition des ressources et le contrôle de la collectivité sur l’économie. Dans ce domaine comme dans bien d’autres, le progrès technique pourrait enfin être mis au service de l’humanité entière, au lieu d’enrichir une minorité parasite.

20 juin 2021