Depuis plus d'un an, le gouvernement français défend la nécessité d'une nouvelle intervention militaire occidentale en Libye. Les attaques et les attentats revendiqués par l'État islamique dans ce pays ces derniers mois ont donné de nouveaux arguments à Valls et à Le Drian pour préparer l'opinion à une nouvelle guerre. La formation d'un gouvernement d'unité nationale libyen et la nomination d'un Premier ministre désigné par l'ONU le 17 décembre dernier n'ont pas éloigné cette perspective. Au contraire, la création de ce gouvernement appuyé par les puissances occidentales n'est probablement que le préalable politique à une intervention militaire.
S'il est simple pour l'impérialisme de désigner un Premier ministre, il lui est infiniment plus compliqué de l'installer vraiment à Tripoli et de le doter d'un réel pouvoir, tant la Libye est morcelée et sous la coupe de multiples forces opposées. Aussi, selon Le Figaro du 23 décembre dernier, « faute d'un accord politique [...] entre Libyens, la France "poursuivrait son travail" pour mettre sur pied une coalition militaire. L'Italie serait partante, la Grande-Bretagne également, et l'opération bénéficierait du soutien américain. » Selon le même journal, l'intervention « est jugée indispensable à l'horizon de six mois, voire avant le printemps ». Les apprentis sorciers qui ont mené la Libye au chaos en 2011 sont visiblement prêts à sévir de nouveau.
La Libye désagrégée
En 2011, les dirigeants impérialistes sont intervenus dans la crise libyenne de façon improvisée. Les menaces contre la population de Misrata et de Benghazi ont servi de prétexte pour justifier leurs attaques aériennes et soutenir militairement les milices et les clans prêts à s'opposer à Kadhafi. L'occasion semblait bonne pour se débarrasser d'un dictateur qui jouissait à leurs yeux d'une trop grande indépendance, notamment grâce aux marges de manœuvre que les revenus du pétrole lui procuraient, et qui du coup n'était ni sous contrôle, ni complètement prévisible. Mais la Libye n'était un État centralisé qu'au travers de la dictature de Kadhafi. Celui-ci savait non seulement réprimer férocement la population mais aussi acheter la paix en distribuant les revenus de la manne pétrolière aux différents clans et tribus. Au final, après l'intervention militaire de 2011, la dictature centralisée de Kadhafi a laissé la place à celle des milices et des chefs de guerre, avec en plus une guerre civile permanente et le marasme économique généralisé.
Après la chute de Kadhafi, les Occidentaux ont bien essayé de promouvoir un nouveau pouvoir central, avec le Conseil national de transition (CNT), formé d'opposants de fraîche date à Kadhafi, proches de l'appareil d'État. Mais toutes ces tentatives se sont heurtées à une force nouvelle, celle des milices qui s'étaient emparées sur tout le territoire de la réalité du pouvoir et qui depuis n'ont fait que progresser. Ainsi, alors qu'en 2011 il n'y avait que 25 000 combattants dans les milices « révolutionnaires », il y en aurait aujourd'hui entre 125 000 et 200 000, organisés dans 300 milices imposant chacune sa loi sur un bout de territoire. Vingt millions d'armes seraient en circulation, ce qui dans un pays de 7 millions d'habitants signifie des armes à chaque coin de rue. Ces milices, qui se sont armées pendant les huit mois de lutte contre le régime de Kadhafi en puisant dans ses stocks surabondants, se sont formées sur des bases locales, tribales, municipales, religieuses ou pour un certain nombre simplement privées. Pour une partie des miliciens, les jeunes en particulier, la milice offre simplement un emploi et un revenu. Certaines milices, à l'est du pays (Benghazi par exemple) et au sud (les Touaregs, les Amazighs, les Toubous), ont eu dès le départ des revendications fédéralistes ou autonomistes, des revendications avec lesquelles Kadhafi composait grâce à l'argent du pétrole. Dans certaines villes, plusieurs milices sont toujours en concurrence pour le pouvoir. À Benghazi par exemple, les fédéralistes sont contestés par des milices islamistes radicales d'Ansar al-Charia, les milices qui dominaient également Syrte et Derna avant que l'État islamique ne s'en empare, ou par d'autres groupes plus ou moins liés à al-Qaida.
Les plus puissantes des milices locales sont celles de Zintan et de Misrata. Ces deux villes, respectivement à l'ouest et à l'est de Tripoli, ont vu s'organiser au cours de la lutte contre le régime de Kadhafi des coalitions comprenant 10 000 à 20 000 hommes en armes. Misrata, 400 000 habitants, est l'un des centres économiques les plus importants de la Libye. Aux côtés des chefs de guerre à la tête des milices de la ville, et en liaison étroite avec eux, domine le Club des businessmen, un club qui représente la bourgeoisie locale. Depuis 2011, il gère la municipalité, les hôpitaux, les services publics, a reconstruit sur ses fonds l'aéroport. Se considérant comme l'élite, il veut surtout être associé étroitement aux destinées de la Libye.
À la fin de la guerre civile de 2011, alors que Tripoli restait encore entre les mains des troupes de Kadhafi, tous les groupes armés locaux un tant soit peu importants ont convergé vers la capitale. Ils y sont restés, se partageant et se contestant les quartiers à l'arme lourde. Quitter Tripoli aurait été renoncer à sa part de victoire, laisser le pouvoir aux autres, ce qui était pour tous ces clans rivaux simplement inenvisageable.
Un pouvoir central sans force
Dans ces conditions, le gouvernement central, le CNT d'abord puis à partir de 2012 le gouvernement libyen entre les mains de la faction dite nationaliste ou laïque, en fait des hommes d'affaires et des cadres de l'ancien régime, n'a jamais eu qu'un semblant de pouvoir. En dehors de quelques avions, contrôlés par des officiers de l'ancien régime ralliés, l'armée libyenne n'existe plus que sur le papier. Et il est notable que le premier gouvernement de transition ait eu en son sein un ministre de l'Intérieur originaire de Misrata et un ministre de la Défense originaire de Zintan ! Ce délicat équilibre des forces ne donnait pas pour autant plus de pouvoir : par exemple, en 2012, le ministère de l'Intérieur ne contrôlait officiellement que sept des soixante prisons ou centres de détention du pays, les autres étant tenus par les milices locales, le fils et présupposé successeur de Kadhafi étant par exemple entre les mains des milices de Zintan. La grande qualité du gouvernement de Zeidan (novembre 2012 - mars 2014) a ainsi été sa capacité à négocier avec les uns et les autres sur un fond d'insécurité croissante.
La question de la mise en place d'un État centralisé capable d'imposer son autorité sur tout le territoire a ainsi toujours été posée depuis 2011 mais jamais résolue. Lâcher le pouvoir local au profit d'un pouvoir central n'était envisageable pour chacun des clans qu'en échange de positions sûres au sein du pouvoir central. La concurrence de ces divers clans, appuyés chacun sur ses milices, a rendu impossible l'existence d'un tel pouvoir, et cela sans même parler des chefs de guerre dont l'horizon ne dépasse pas leur fief et qui ne se posent même pas cette question. Début 2014, le journal Jeune Afrique notait ainsi que « le pouvoir se retrouve entre les mains des milices, des entrepreneurs et des maires », et certainement pas entre les mains du gouvernement. Il décrivait ainsi la situation sous le gouvernement Zeidan : « Chaque semaine, ministres et députés sont la cible d'enlèvements à Tripoli. Chaque jour, des assassinats sont commandités. Fin décembre 2013, le nouveau chef des renseignements était tué à Derna. » Zeidan lui-même a été enlevé pendant quelques heures en octobre 2013. Plus important, ce gouvernement n'avait même plus la main sur les installations pétrolières. Si à la mi-novembre 2013 les tribus toubous et berbères avaient levé leur blocage sur les complexes gaziers et pétroliers du Sud, une autre milice de Cyrénaïque décidait de continuer à bloquer ceux de sa région, avec le soutien des tribus, causant des pertes chiffrées à 10 milliards de dollars en six mois et aggravant le marasme économique. Insécurité permanente, officiellement 30 % de chômage, dégradation des conditions de vie : la population paye cher la situation. Mais la Libye nouvelle fait quand même son lot d'heureux : une étude classe la Libye au 5e rang parmi les pays les plus corrompus au monde.
2012 - 2014, la lutte des clans
En 2012, le pouvoir central et le Parlement, le Congrès général national (CGN), étaient entre les mains de ceux que les Occidentaux appellent les libéraux ou les nationalistes, en fait essentiellement des hommes d'affaires, des représentants de la bourgeoisie, souvent des anciens opposants proches de l'appareil d'État. Regroupés au sein de l'AFN, liés à certaines milices de l'Est (Tobrouk, Benghazi) et de l'Ouest (Zintan), ils prenaient officiellement le pouvoir avec la nomination de Zeidan comme Premier ministre.
Les Occidentaux, qui avaient contribué à la destruction de l'État libyen, espéraient alors reconstruire une autorité centrale en s'appuyant sur des hommes de l'AFN, cela de préférence à la minorité islamiste, liée aux Frères musulmans égyptiens, moins connue d'eux et moins contrôlable de leur point de vue. Mais cette petite minorité islamiste alliée aux représentants de Misrata a pesé de plus en plus au sein du Parlement, au point que, fin 2013, les islamistes l'influençaient fortement, le faisaient voter en faveur de l'application de la charia. C'est ainsi qu'un islamiste, Abou Sahmein, fut porté à sa présidence en mars 2014. Ce dirigeant d'une entreprise d'État sous Kadhafi, emprisonné pour avoir financé une mosquée, lié aux plus riches du pays, ex-chef de la milice qui avait enlevé Zeidan pendant quelques heures en octobre 2013, soutenu par les islamistes et par les milices de Misrata, devint de facto chef de l'État. Le CGN démit ensuite le Premier ministre Zeidan et le nouveau, al-Theni, réussit à imposer de nouvelles élections pour juin 2014. Tout cela marquait globalement la progression du camp islamiste modéré au sein des institutions. Le pouvoir central, aussi faible fût-il, échappait progressivement aux clans liés à l'AFN.
La deuxième guerre civile
La réaction de ces clans ne se fit pas attendre. Elle vint d'abord d'un général à la retraite, l'ambitieux Haftar. Ancien officier de l'armée libyenne, capturé en 1987 par le Tchad lors de la guerre entre les deux pays, recruté alors par la CIA et réfugié aux États-Unis avant de revenir en 2011 lors de l'effondrement du régime de Kadhafi, Haftar n'arriva pas alors à se positionner en leader de l'opposition. En mai 2014, il crut que son heure était venue. Haftar, en s'appuyant d'abord sur l'Armée nationale libyenne, en fait une milice de 5 000 hommes qu'il avait recrutée, lança son opération « dignité » avec l'objectif d'exterminer tous les islamistes, radicaux ou modérés. Haftar rallia autour de lui une partie de l'état-major, des hommes d'affaires liés à l'AFN, une partie des milices de l'Est et, à l'Ouest, les milices de Zintan qui tenaient toujours l'aéroport et certains quartiers de Tripoli.
En réponse à cela, les islamistes formèrent avec les milices de Misrata la coalition Fajr Libya (Aube de la Libye). Cette nouvelle guerre civile n'eut ni vainqueur ni vaincu, aboutissant seulement à une délimitation plus nette de deux camps. Les milices de Zintan perdirent leurs positions à Tripoli au profit de celles de Misrata, malgré l'intervention de l'Égypte et des Émirats arabes unis qui envoyèrent leurs avions bombarder ces dernières. La situation portait en germe une régionalisation du conflit, d'autant plus que la Turquie et le Qatar prenaient position pour Fajr Libya.
Le nouveau Parlement (la Chambre des représentants, CDR), élu le 25 juin 2014 par seulement 630 000 électeurs, dominé par ceux que Haftar avait regroupés autour de lui, dut se réunir non pas à Tripoli, passé entre les mains de ses ennemis, mais à Tobrouk. Il garda le soutien officiel de l'ONU et des États-Unis. Le CGN quant à lui accusa le nouveau Parlement d'être illégitime et illégal, refusa de se dissoudre et devint de fait le Parlement de Fajr Libya, s'imposant à l'ouest du pays.
Cette deuxième guerre civile a fait probablement 5 000 morts et provoqué le déplacement de dizaines de milliers de civils. Si l'intensité du conflit a diminué au cours de l'année 2015, suite aux revers répétés de Haftar et de ses alliés, il aura cependant délimité deux camps principaux, de force égale et dotés chacun d'un gouvernement et d'un territoire plus ou moins homogène. Mais, plus que de deux forces centralisées, il s'agit toujours de coalitions de forces s'étant trouvé un ennemi commun, les concurrents d'en face.
L'Etat islamique en Libye
C'est dans ces conditions de guerre civile et d'absence de pouvoir centralisé que l'État islamique a commencé à s'implanter en Libye à l'automne 2014. Il y compterait entre 1 500 et 3 000 combattants, certains revenus de Syrie pour s'opposer à l'opération « dignité », d'autres arrivent des pays limitrophes (Algérie, Tunisie, Mali, Soudan) mais aussi plus simplement issus de certaines milices sur place qui s'y sont ralliées.
Derna, situé à l'est de Benghazi, a été le premier fief où l'État islamique a imposé sa dictature aux populations locales. Il a ensuite mis la main sur Syrte, en combattant des milices alliées à Fajr Libya et en obtenant le ralliement d'une partie de celles d'Ansar al-Charia. À partir de Syrte, l'État islamique a étendu son pouvoir sur une bande côtière de plusieurs dizaines de kilomètres. En juin 2015, il a perdu sa base de Derna au profit d'un autre groupe islamiste radical, plus en liaison avec al-Qaida. En février 2015, l'assassinat de 21 Égyptiens de confession copte par l'État islamique entraîna l'intervention de l'armée égyptienne qui bombarda ses positions. Cela ne freina en rien sa progression. Fin 2015-début 2016, il était en capacité de lancer des offensives militaires en direction des puits de pétrole au sud de Syrte et de multiplier les attentats tant à l'ouest qu'à l'est du pays.
La présence de l'État islamique en Libye n'est qu'un facteur de déstabilisation supplémentaire dans une région déjà éclatée, sans quoi deux mille ou trois mille combattants ne devraient pas peser bien lourd face aux milices de Misrata ou à celles de Haftar. Ces combattants peuvent survivre et progresser seulement parce que les deux camps principaux sont en lutte entre eux, et parce que, au sein même de ces camps, l'unité n'est que de façade. Quant à la population locale, elle n'a le choix qu'entre la dictature des uns ou des autres.
À la recherche d'un nouveau pouvoir fort
La présence de l'État islamique sert par contre ceux qui, parmi les dirigeants, défendent l'option d'une intervention militaire. C'est bien sûr un facteur supplémentaire de déstabilisation de la région, et en particulier de la Tunisie où l'État islamique a déjà su recruter plusieurs milliers de combattants, partis en Syrie et en Irak. Mais, même sans sa progression, la partition de fait de la Libye en plusieurs pouvoirs locaux, rivaux, eux-mêmes instables, contestés de l'intérieur, est un problème. Si l'existence des deux gouvernements rivaux se prolongeait, si la partition du pays s'officialisait, il est probable que la guerre civile reprendrait, avec le but notamment pour chaque camp de s'approprier la plus grande partie des richesses pétrolières. Cela ne manquerait sans doute pas de déstabiliser un peu plus la région, en entraînant dans un conflit les alliés de chaque camp. L'implication de l'Égypte lors de la bataille pour l'aéroport de Tripoli en a fourni l'illustration.
Il y a cependant d'autres raisons qui poussent l'impérialisme à intervenir, et en particulier la question des frontières et des migrants. L'un des grands atouts de Kadhafi auprès des dirigeants impérialistes était les barrières qu'il avait su dresser pour empêcher les migrants d'Afrique, fuyant la misère et les guerres, de traverser la Méditerranée et de rejoindre l'Europe. Aujourd'hui, les côtes libyennes sont l'un des principaux points de passage, où des centaines de milliers de migrants sont rackettés avant de pouvoir tenter la traversée au péril de leur vie. En 2014, 110 000 migrants ont réussi la traversée à partir de la Libye. Dans la première moitié de 2015, 2 800 y ont perdu la vie. Pour les dirigeants européens, le problème n'est pas de sauver ces migrants en les arrachant au pouvoir des passeurs par l'ouverture des frontières. Ils attendent au contraire de la Libye qu'elle les referme soigneusement, ce qui semble manifestement impossible sous le règne des milices.
Et puis il y a la question du pétrole. La Libye est le pays d'Afrique ayant les plus grandes réserves. La production pétrolière ne serait aujourd'hui qu'au tiers de ses possibilités, car les installations pétrolières, les puits, les pipe-lines, les terminaux sont sous la coupe de différents clans pouvant chacun fermer le robinet. Ceux des États impérialistes qui contribueront à installer un pouvoir stable en mesure d'exploiter les ressources pétrolières comptent bien en être remerciés en retour.
Les hésitations de l'impérialisme
L'une des options discutées depuis plusieurs mois par les dirigeants impérialistes est celle d'une intervention militaire. Mais la partition en deux camps de force équivalente a longtemps rendu caduque cette option. Intervenir pour soutenir le gouvernement de Tobrouk, le gouvernement officiel, contre Fajr Libya aurait alors plus que toute autre chose déchaîné la guerre civile et régionalisé le conflit.
L'irruption en Libye de l'État islamique a à la fois modifié le calendrier et donné de nouveaux arguments et de nouvelles perspectives à une intervention. C'est au nom de la lutte nécessaire contre ce nouvel ennemi commun que l'impérialisme a poussé à la réconciliation, si ce n'est les deux factions, au moins des parties d'entre elles. Depuis septembre 2014, les missions diplomatiques de l'ONU se sont succédé, avec l'objectif de créer un gouvernement d'unité nationale censé représenter toute la Libye. Plusieurs fois déjà, les diplomates de l'ONU ont annoncé avoir réussi. En octobre 2015, l'accord fut bloqué dans chaque camp : le CGN de Tripoli, le trouvant trop favorable à Tobrouk, ne fournit jamais la liste des candidats ministres que l'ONU se réservait d'avaliser. En même temps, les « durs » du Parlement de Tobrouk, hostiles à tout compromis avec le CGN, empêchèrent le vote des députés sur la question. En fait, chaque camp défendait sa parcelle de pouvoir et faisait monter les enchères.
Le bombardement des positions de l'État islamique le 14 novembre 2015 par les avions américains vint rappeler à ceux qui traînaient les pieds à Tobrouk ou à Tripoli que les États-Unis sauraient intervenir militairement, avec ou sans leur consentement. Alors, mieux valait pour eux avoir l'air d'approuver ! Les négociations reprirent donc et se poursuivirent jusqu'en décembre entre différents émissaires des deux Parlements et autres personnalités politiques représentant plus ou moins quelque chose, mais désavoués d'avance par les deux présidents des Parlements de Tripoli et de Tobrouk qui déclaraient alors que « les négociateurs libyens ne représentaient qu'eux-mêmes ». Après que John Kerry eut brandi une menace à peine voilée en déclarant que « celui qui cherchera à faire échouer ces négociations en paiera le prix », les parties en présence accouchèrent le 17 décembre lors de la conférence de Rome, en présence de chefs d'État des principales puissances occidentales, de l'accord politique libyen dit de Skhirat, du nom de la ville marocaine où il a été signé par des représentants plus ou moins mandatés de chaque camp, et prévoyant la formation d'un gouvernement d'entente nationale. C'est cet accord que le Conseil de sécurité de l'ONU a salué d'une résolution, le 23 décembre, reconnaissant ce nouveau et troisième gouvernement comme le seul gouvernement libyen, la seule autorité, ayant donc la possibilité de faire appel à une intervention étrangère.
Vers une intervention militaire ?
Au 28 janvier 2016, le nouveau gouvernement d'unité nationale n'existait toujours que par son Premier ministre Fayez Sarraj. Son siège n'est ni à Tobrouk ni à Tripoli mais à Tunis. Quant à sa légitimité, elle souffre pour de nombreux Libyens d'un terrible handicap à la naissance, celui d'avoir été accouché au forceps par les puissances occidentales et de n'en être en fait que la marionnette. Cela s'ajoute au fait qu'il est déjà le troisième gouvernement à prétendre gouverner la Libye.
Il semble qu'une partie de la bourgeoisie libyenne, en particulier celle de Misrata, ait choisi d'adhérer aux exigences de l'impérialisme en soutenant ce nouveau gouvernement. Cela n'a pu se faire qu'au prix de concessions dont on connaîtra certainement les tenants et les aboutissants un jour ou l'autre. Si cette défection se confirmait, elle serait de taille pour Fajr Libya. Pour autant qu'il existe vraiment une bourgeoisie libyenne, celle-ci aurait intérêt à l'émergence d'un pouvoir central, capable de restaurer suffisamment de stabilité et d'ordre, ne serait-ce que pour que le pétrole puisse de nouveau couler à flots. Mais chaque clan, à Misrata, à Tripoli ou à Benghazi, ne soutiendra un pouvoir central qu'à la condition que ses intérêts propres soient sauvegardés. Et si certains gagnent au niveau national, d'autres ne peuvent qu'y perdre... C'est ce qui explique que le Parlement de Tobrouk ait refusé le 26 janvier d'avaliser le premier cabinet ministériel présenté par Fayez Sarraj, sous la pression des perdants d'alors, Haftar et Zintan. Tout cela sans compter les préoccupations des chefs de milice qui règnent en seigneurs de guerre sur des bouts de territoire et qui s'opposeront, tant qu'ils le pourront, à tout pouvoir central qui limiterait leurs prérogatives.
Quel est le calcul des dirigeants impérialistes ? Pour que Fayez Sarraj ne se retrouve pas dans la même situation que le CNT en 2011, il lui faut des troupes indépendantes sur qui il peut compter. Sans une telle intervention, les moyens de Fayez Sarraj se réduisent à ce que ses alliés libyens du moment sont prêts à lui donner. Cela fait de lui leur otage. Il est donc probable que Fayez Sarraj, qui n'est en fait que l'obligé des puissances impérialistes, fasse appel au soutien de la communauté internationale, selon la formule consacrée. Des troupes pourraient alors être envoyées pour répondre à l'appel de ce gouvernement d'« unité nationale » sans que la moitié de la Libye se lève immédiatement contre lui.
Déjà, l'Italie, la France le Royaume-Uni et l'Allemagne ont annoncé qu'ils étaient prêts à soutenir le gouvernement. Pour le gouvernement allemand, « le plus important consiste aujourd'hui à stabiliser la Libye et à tout mettre en œuvre pour qu'un gouvernement fonctionnel y apparaisse. Ce dernier aura sous peu besoin d'une assistance pour établir le droit et l'ordre dans le pays. » La France et l'Italie sont en concurrence directe pour prendre la tête d'une intervention militaire, l'Italie reprochant à la France de vouloir brûler les étapes pour pouvoir poser une option sur le pétrole libyen, alors que c'est l'Italie, ancienne puissance coloniale, qui en a eu la primeur jusque-là.
Si l'intervention militaire est une probabilité, et non une certitude, on sait au moins qu'elle se ferait au nom de la recherche de la paix, de la stabilisation de la Libye, de la réconciliation nationale derrière le gouvernement... Mais, dans les faits, il s'agira de donner à celui-ci les moyens de s'imposer, c'est-à-dire des troupes. Comme en Afghanistan ou en Irak, avec la réussite que l'on sait, il sera question de protéger le nouveau gouvernement, de former et d'encadrer les nouvelles troupes officielles, et d'imposer par les armes à ses adversaires de respecter ce gouvernement, voire d'essayer de désarmer les milices récalcitrantes. Selon Le Figaro et Le Canard enchaîné du 23 décembre dernier, la France mettrait sur pied une coalition internationale de 6 000 hommes, « destinée à appuyer les forces libyennes, à aider à leur restructuration mais aussi à sécuriser les institutions du futur gouvernement d'union ».
Quelles que soient finalement les modalités de cette intervention, les pays impérialistes imposeraient ainsi en Libye leurs intérêts et leurs hommes. Les éventuels bombardements pourront être justifiés au nom de la lutte contre le terrorisme de l'État islamique et de ses alliés. Ils pourront servir au passage à contraindre les récalcitrants à se rallier. Qui ira vérifier si les bombes occidentales tombent sur l'État islamique ou sur des populations ou des tribus justes réticentes à l'idée de se soumettre aux nouvelles autorités ?
Le gouvernement d'unité nationale récemment mis en place apparaît donc comme le paravent politique nécessaire à l'envoi de troupes et aux bombardements. Mais, loin d'en finir avec le désordre libyen, les puissances occidentales prendraient là le risque, encore une fois, de l'aggraver, comme chaque fois qu'elles sont intervenues quelque part, en Irak ou en Afghanistan. Le simple envoi de troupes à la demande d'un gouvernement d'unité nationale trop visiblement aux ordres des dirigeants impérialistes pourrait radicaliser une partie des milices, qui rejoindront alors les rangs de l'État islamique ou d'al-Qaida. Et rien ne dit que ces combattants bombardés par les avions occidentaux ne chercheront pas refuge dans les pays limitrophes, en Tunisie notamment, y transportant alors leur pouvoir de déstabilisation. Avec ou sans gouvernement d'unité nationale pour la légitimer, une nouvelle intervention militaire des puissances occidentales en Libye risque d'aggraver encore la situation. De l'Afghanistan à l'Irak, et de la Syrie à la Libye, les conséquences des interventions impérialistes, toujours sous prétexte d'apporter la paix et la démocratie, se résument à un chaos croissant, accompagné de souffrances sans fin pour les populations.
28 janvier 2016