Martinique et Guadeloupe : le scandale de l’empoisonnement au chlordécone

juillet-août 2018

En décembre 2017, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) a publié un rapport sur les conséquences de la pollution au chlordécone aux Antilles. Il révèle qu’en 2013 les normes concernant les quantités de chlordécone autorisées dans la viande ont été fortement augmentées en Guadeloupe et en Martinique.

Le chlordécone est un insecticide très puissant qui a été utilisé massivement par les planteurs de bananes entre 1972 et 1993. Il s’agissait de lutter contre le charançon du bananier, qui détruisait leur production. On sait maintenant qu’il est responsable de la contamination des produits du sol (dont les ignames, les patates douces) sur toutes les surfaces plantées en banane : 14 000 hectares et 16 000 hectares sont contaminés, respectivement en Guadeloupe et en Martinique. Les rivières et les littoraux des régions bananières sont pollués, et les poissons de ces zones contaminés. Une grande partie de l’eau dite potable l’est aussi. Certes, en dose infime, le produit est prétendu inoffensif. Mais pratiquement toute la population des Antilles en a dans le sang à des doses diverses.

Plusieurs études scientifiques ont montré que le chlordécone est un poison qui serait responsable du nombre élevé de cancers de la prostate aux Antilles. En Martinique, en 2012 les chercheurs ont constaté que le taux de cancers de la prostate était sept fois supérieur à la moyenne mondiale.

En 2009, l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) a publié une étude qui résumait les dangers connus du chlordécone pour la santé. Depuis 1976 et l’incident dans l’usine qui fabriquait le produit aux États-Unis, on savait que le chlordécone était dangereux pour le foie, le système nerveux, et la fécondité masculine. Cela a été observé chez les travailleurs de l’usine qui fabriquaient le képone (ancien nom du chlordécone). Et c’est pour cela que les États-Unis ont interdit le chlordécone dès 1976. D’autres études ont montré que le chlordécone était aussi dangereux pour le système reproducteur féminin, les reins, le système immunitaire. Il provoque aussi des malformations chez les bébés. En 2010 une étude, appelée Karuprostate, a confirmé le lien statistique entre le chlordécone et le cancer de la prostate en Guadeloupe.

En mars 2018, une nouvelle étude vient d’établir le lien causal entre chlordécone et cancer de façon certaine. Elle a été ­réalisée par une équipe de chercheurs de l’Institut biologique d’Angers, qui travaille depuis près de dix ans sur le sujet. Les scientifiques ont implanté des tumeurs humaines sur des rats, auxquels ils ont donné du chlordécone pour observer l’évolution du cancer. Résultat : la molécule agit sur les vaisseaux sanguins, qui vont suralimenter les tumeurs. Il y a donc bien un risque de développer un cancer de la prostate, lorsque l’on est exposé régulièrement au chlordécone, même à faible dose. Et plus le taux de chlordécone dans le sang est élevé, plus le risque de cancer de la prostate l’est aussi, selon le professeur Blanchet, urologue au CHU de Pointe-à-Pitre.

Les chercheurs prévoient de continuer les tests avec des doses de plus en plus basses. L’intoxication des rats a été établie à 12,7 microgrammes de chlordécone par litre de sang. À titre de comparaison, les personnes les plus intoxiquées de l’étude Karuprostate (celle de 2010) avaient dans leur sang quatre fois ces valeurs.

On pense aussi que le chlordécone serait responsable du grand nombre de naissances prématurées aux Antilles, et peut-être d’autres problèmes. Au fil des ans, on en apprend toujours plus sur les effets néfastes du chlordécone. Si la recherche scientifique ne parvient pas à éradiquer la molécule, la durée de la contamination sera de plusieurs siècles selon les rapports.

L’État refuse de mettre les moyens financiers et humains nécessaires pour régler cette catastrophe sanitaire et environnementale. Au contraire, depuis 2013, l’État autorise des quantités de chlordécone cinq fois plus importantes dans la viande rouge (on passe de 20 à 100 microgrammes par kilogramme), et dix fois plus dans la volaille (on passe de 20 à 200 microgrammes par kilogramme) !

Déjà en 2008, le lobby des planteurs avait obtenu le doublement du seuil de ce pesticide autorisé dans le marché de l’Union européenne pour les fruits et légumes provenant des régions tropicales. Le taux limite de résidus de ce pesticide est passé de 10 microgrammes par kilogramme à 20 microgrammes par kilogramme pour pouvoir écouler la banane des Antilles. Même si ce taux est inférieur à celui qu’on trouve pour d’autres pesticides dans les pommes et le raisin (10 milligrammes par kilogramme) en France, il est déjà trop élevé compte tenu de la nocivité particulière de ce pesticide.

Cette modification a fait suite à une campagne de mesures de chlordécone dans les bananes exportées en 2006 avec des valeurs de 17 microgrammes par kilogramme. Les augmentations des seuils de pesticide autorisés ne concernent pas uniquement la banane et le chlordécone. Par exemple en 2012, la quantité autorisée de glyphosate dans les lentilles a été multipliée par 100 (de 0,1 milligramme par kilogramme à 10 milligrammes par kilogramme).

Les importantes augmentations de ces normes concernant le chlordécone sont révélatrices. Elles montrent que les autorités se contentent d’accompagner la pollution sans mettre tous les moyens nécessaires pour régler le problème, c’est-à-dire commencer à dépolluer les sols contaminés par le chlordécone en Martinique et en Guadeloupe. Les planteurs pollueurs devraient payer les conséquences de cette catastrophe. Au contraire, il semble que l’État a décidé d’entériner la situation, en déclarant propres à la consommation des aliments fortement contaminés.

En février, pour tenter de calmer la colère de la population, la préfecture de Guadeloupe a voulu montrer qu’elle se préoccupe du problème du chlordécone. La préfecture a fait le point sur le plan chlordécone 3, lancé en 2014 et qui court jusqu’en 2020.

Les autorités pour l’instant ont renforcé la communication, informé les agriculteurs, les éleveurs et les pêcheurs, et refait une carte détaillée des zones contaminées. Mais elles ne parlent pas de dépollution. Certes, on n’a pas encore trouvé les moyens scientifiques de dépolluer. Mais on ne voit aucune volonté politique de mettre les moyens matériels et financiers pour activer la recherche scientifique sur ces zones. Donc pour l’instant l’État se contente de décrire la catastrophe.

Depuis le premier plan chlordécone, en 2008, l’État se vante d’avoir dépensé 94 millions en relation avec la pollution. Mais il ne veut pas envisager un plan d’indemnisation des victimes de la pollution. Les pêcheurs des zones contaminées, par exemple, ont dû se mobiliser à plusieurs reprises. Certains, proches de la retraite, ont obtenu 30 000 euros pour cesser leur activité. Pour les autres, on ne sait pas trop ce qu’ils vont devenir.

Les autorités minimisent systématiquement le problème. La population antillaise est seulement invitée à surveiller elle-même son alimentation.

Un poison autorisé pendant plus de vingt ans

L’histoire du chlordécone est édifiante.

Le chlordécone est fabriqué et commercialisé sous le nom de képone aux États-Unis en 1958. En 1968, une première demande d’autorisation de commercialisation en France est refusée par la Commission des toxiques du ministère de l’Agriculture. Ce refus fut motivé par la « grande persistance et forte toxicité chronique » du képone.

En 1972, la société Seppic (Société d’exploitation de produits pour les industries chimiques), qui est aujourd’hui une filiale du groupe Air liquide, dépose une nouvelle demande d’autorisation. Elle est accordée par le ministre de l’Agriculture, Jacques Chirac. Les gros planteurs de banane avaient fait pression en expliquant que le képone était la seule solution contre le charançon qui détruisait les plantations. L’entreprise Seppic se chargea de vendre aux planteurs le képone fabriqué aux États-Unis.

En juillet 1975, un grave accident industriel dans l’usine qui fabrique le képone aux États-Unis met fin à sa production. Une centaine d’ouvriers sont contaminés. C’est une catastrophe écologique. À la suite des symptômes observés chez les ouvriers (foie, système nerveux, fertilité), les États-Unis interdisent la production et la commercialisation du képone.

En 1977, un rapport du chercheur de l’Inra Snégaroff révèle la présence de grandes quantités de chlordécone dans les terres, les rivières, les sédiments et la faune aux Antilles. Il tire la sonnette d’alarme auprès des pouvoirs publics.

En 1979, l’Organisation mondiale de la santé classe le chlordécone comme cancérogène possible chez l’homme. La même année, Kermarrec, un agronome de l’Inra, constate une contamination au chlordécone dans les chaînes biologiques et demande une étude spécifique de cette pollution.

Depuis l’interdiction de fabrication aux États-Unis (1976), la société française Seppic n’a plus de képone à vendre aux planteurs. En 1981, un gros béké planteur de la Martinique (les békés sont les capitalistes blancs descendants d’esclavagistes et leur fortune provient de l’esclavage), Laurent Laguarigue, rachète le brevet du képone à la Seppic pour le vendre lui-même. Vu l’interdiction du produit aux États-Unis, il a probablement obtenu ce brevet pour une somme très modique. Laguarigue change le nom képone en curlone et le fait fabriquer au Brésil. C’est avec le soutien du dirigeant du groupement des planteurs, Yves Hayot (la famille béké Hayot est la plus puissante des Antilles avec une fortune de 350 millions d’euros en 2017) qu’il va obtenir les autorisations de distribution aux Antilles entre 1981 et 1993.

Malgré les dangers observés du chlordécone sur les ouvriers de l’usine aux États-Unis, malgré les rapports Snégaroff et Kermarrec sur la persistance du chlordécone et son accumulation massive dans l’environnement, malgré l’interdiction aux États-Unis, en 1981 la ministre socialiste Édith Cresson sous Mitterrand autorisa les békés Laguarigue et Hayot à utiliser le curlone. Pourquoi ? Parce que ce sont les capitalistes qui dirigent cette société et qui ordonnent à l’État de faire ce qui les arrange.

En 1990, l’État interdit la commercialisation du curlone en France. Mais Laguarigue et Hayot obtiennent une dérogation de trois ans pour « écouler les stocks ». Ces dérogations ont été accordées par trois ministres de l’Agriculture, de gauche comme de droite : Henri Nallet (PS), Louis Mermaz (PS) et Jean-Pierre Soisson (droite).

Et cette connivence scandaleuse entre l’État et les gros planteurs a continué jusqu’à nos jours. En février, la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, a eu le culot d’affirmer au Sénat que le lien entre le chlordécone et le cancer de la prostate n’était pas avéré, faute d’une étude complémentaire à celle de la Guadeloupe ! Mais c’est la même Agnès Buzyn, à l’époque directrice de l’Institut national du cancer, qui avait coupé le financement d’une étude complémentaire en Martinique en 2015.

Officiellement le chlordécone est interdit aux Antilles depuis le 30 septembre 1993 mais les ouvriers de la banane ont confirmé que son utilisation s’est poursuivie. D’ailleurs en 2003, 10 tonnes de chlordécone ont été saisies dans un hangar d’emballage de banane dans une plantation en Martinique.

Les ouvriers, premières victimes

Les ouvriers de la banane sont les premières victimes de l’utilisation du chlordécone et de bien d’autres poisons à épandre dans les plantations sans aucune protection.

Les pesticides étaient répandus à la main, au sol et sous forme aérienne. Ces produits sont tellement toxiques que certains ouvriers étaient brûlés, leur peau et leur chair rongées. D’autres sont morts empoisonnés dans les heures qui ont suivi l’épandage manuel du produit. Même les ouvriers qui ne l’utilisaient pas directement en subissaient les effets puisqu’ils travaillaient au milieu de la plantation polluée.

Pour que les ouvriers acceptent de s’exposer à tous ces poisons, dont le chlordécone, les patrons des plantations leur présentaient l’épandage comme un privilège : les ouvriers finissaient leur journée de travail beaucoup plus tôt. Ceux qui hésitaient ou refusaient d’être en contact avec les produits étaient tout simplement licenciés.

En conséquence, bon nombre d’ouvriers sont morts de cancers (notamment de la prostate), de la maladie de Parkinson et même de paraplégie bien avant l’âge de la retraite. L’empoisonnement a aussi atteint leurs enfants, dont certains sont nés avec des handicaps ou en ont développé plus tard.

Dès les années 1970, les ouvriers agricoles de la banane en Martinique et en Guadeloupe se sont mobilisés contre l’utilisation de ces produits toxiques. C’est grâce à leurs grèves combatives que récemment les patrons voyous de la banane ont dû mettre à leur disposition des protections pour l’usage de produits toxiques. Elles sont certes insuffisantes mais c’est un début.

Les ouvriers agricoles touchent à peine le smic mensuel et pour la plupart ne cotisent pas à une caisse de retraite complémentaire. Il est difficile avec si peu de moyens de soigner ces maladies. Bien souvent, malgré la fatigue, la maladie et l’âge, ils sont contraints de continuer à travailler sur les plantations jusqu’à épuisement. Le mois dernier, une pétition a été lancée sur les deux îles pour exiger une prise en charge des soins des ouvriers malades. Les travailleurs de Martinique et de Guadeloupe vont poursuivre leur mobilisation commune.

Ils ont raison : les planteurs empoisonneurs sont sur les deux îles, le combat doit se mener ensemble !

Existe-t-il des solutions pour dépolluer les sols ?

À l’université des Antilles, un laboratoire de chimie travaille sur des bactéries qui pourraient dégrader la molécule. Pour l’instant ils n’ont pas encore trouvé de bactérie efficace. Ces chercheurs se plaignent du manque de financement, qui ralentit cette étude.

Le BRGM (Bureau des recherches géologiques et minières) a mené une étude récente sur la possibilité de réduction des concentrations dans le sol. Entre 2013 et 2014 des chercheurs du BRGM ont étudié une parcelle fortement polluée de 1 000 m2 à Capesterre Belle-Eau (la « capitale de la banane » en Guadeloupe). Ils ont traité le sol avec un mélange à base de poudre de fer. Au bout de trois mois, les concentrations de chlordécone ont diminué de 60 % à 70 %.

Ces résultats montrent qu’il est donc possible, à défaut d’une décontamination totale, de réduire de plus de moitié les concentrations dans le sol. Pourquoi entend-on peu parler de cette expérience ? Parce que ce traitement est coûteux : environ 170 000 euros par hectare.

*

Depuis vingt ans des voix s’élèvent pour dénoncer le scandale du chlordécone. Les ouvriers de la banane protestent depuis longtemps contre leur empoisonnement au travail par toutes sortes de produits toxiques. Depuis les années 1970, Combat ouvrier dénonce dans ses bulletins d’entreprise l’utilisation de ces poisons dans les plantations (Temik, paraquat...). En Martinique et en Guadeloupe, plusieurs associations ont dénoncé la responsabilité de l’État et ont déposé des plaintes. Ces protestations ont conduit l’État à faire les plans chlordécone 1, 2 et 3 et à financer l’étude de décontamination du BRGM. Aujourd’hui des organisations exigent l’annulation de l’augmentation des taux autorisés dans les aliments.

Mais pour commencer à régler le problème, il faut commencer à dépolluer ! L’expérience du BRGM a montré que c’est possible mais coûteux (14 000 hectares en Guadeloupe et 16 000 hectares en Martinique : 5,1 milliards). Cela paraît beaucoup mais avec les mesures Macron, chaque année l’État donne des dizaines de milliards aux gros patrons. Pour exiger que l’État mette l’argent nécessaire pour commencer à régler le problème du chlordécone aux Antilles, il faudra plus que des combats juridiques isolés, il faudra des mobilisations massives !

Au cours des dernières semaines, plusieurs mobilisations sont allées dans ce sens, ce qui est très positif. Deux manifestations, le 25 mars et le 15 avril 2018, ont rassemblé 1 500 personnes dans les rues de Fort-de-France en Martinique.

Et surtout, les ouvriers de la banane ont décidé de mener une lutte commune en Martinique et en Guadeloupe contre leur empoisonnement au travail. Une pétition a été remise aux préfets de la Guadeloupe et de la Martinique pour exiger une prise en charge des soins des ouvriers malades. Une campagne d’information dans les plantations des deux îles se poursuit et elle sera suivie du dépôt d’une plainte commune contre les planteurs empoisonneurs. En Guadeloupe les ouvriers de la banane ont fait grève le 6 avril et le 3 mai dernier.

En Guadeloupe un récent épisode a montré une fois de plus que, pour les autorités, la santé humaine est loin d’être une priorité. Le 3 mai, la mairie de Gourbeyre a signalé que l’eau distribuée dans les robinets dépassait les taux autorisés de chlordécone, car les filtres à charbon actif n’avaient pas été remplacés à temps ! Mais la mairie a affirmé que ce n’était pas grave, que l’eau restait consommable, sauf pour les femmes enceintes ! Au scandale de la pollution viennent donc s’ajouter les conséquences des réductions budgétaires dans les collectivités et les services publics.

Pendant que la population continue à faire les frais de cette pollution, les capitalistes, gros planteurs békés et quelques autres, continuent eux à réaliser de super profits et à empocher des subventions de la France et de l’Europe. Et le scandale continue même après le chlordécone car aujourd’hui d’autres produits polluants sont encore utilisés.

Aux Antilles, tout comme en France et dans le monde entier, les capitalistes au nom du profit sont prêts à empoisonner les travailleurs et la population avec des produits toxiques (chlordécone, amiante, glyphosate...). Les dirigeants des États à leur service les protègent et ferment les yeux sur ces scandales.

C’est pour cela que nous sommes communistes révolutionnaires. Il ne s’agit pas de rester dans le cadre de ce système capitaliste et de tenter de le corriger. Les capitalistes et leurs valets gouvernementaux ne sont pas corrigibles. Il faut les renverser !

18 juin 2018