Le capital financier et les choix qu'il impose

Yazdır
13 novembre 1998

Le capital financier devient ainsi une sorte de représentation collective des capitalistes de la planète. Sur ses comptes en banque, on ne sait plus si les chiffres qui s'accumulent représentent le travail d'ouvriers de l'automobile américaine, de travailleurs du bâtiment japonais ou de planteurs de café brésiliens. Mais pour ceux qui en sont titulaires, pour les capitalistes, ces chiffres représentent un droit à s'approprier une partie de la richesse que ces travailleurs produisent. Et plus le capital financier grossit, plus il cherche à augmenter la part de la richesse produite qu'il peut s'approprier.

L'accroissement du rôle du capital financier signifie que l'activité financière prélève une part croissante de la plus-value globale produite à l'échelle du monde. Mais la plus-value elle-même ne sort pas comme par enchantement de l'activité financière. Ce n'est pas l'argent qui fabrique de l'argent ; c'est le travail, c'est l'exploitation au cours de la production réelle, qui produit même la part de plus-value que s'approprient les financiers. Et l'accroissement de la finance au détriment de la production signifie que, pour garder la même rentabilité à l'ensemble des capitaux, il faut aggraver l'exploitation. L'appauvrissement croissant de populations entières, dans le Tiers Monde et même dans les pays industrialisés, n'a pas d'autre raison.

Quant aux lois du profit immédiat auxquelles le capital obéit, elles n'ont pas cette vertu immanente que leur attribuent les défenseurs du "marché" et qui serait de favoriser ce qui est productif, utile, rationnel, et de sanctionner ce qui ne l'est pas.

Il y a bien des exemples de l'absurdité de ces choix imposés par les "marchés". Citons seulement ces annonces périodiques de plans de licenciements par les grandes entreprises. Bien sûr, tenter d'augmenter le taux de profit en faisant faire le même travail par moins d'ouvriers, c'est vieux comme le capitalisme. Mais bien souvent ces plans sont annoncés simplement pour l'effet qu'ils produisent à la Bourse en faisant monter le cours des actions, même si c'est absurde du point de vue du fonctionnement même de l'entreprise. Les dirigeants d'entreprise eux-mêmes ne peuvent plus raisonner qu'en fonction de l'effet que leurs paroles produisent à la Bourse. Quelques paroles maladroites du PDG d'Alcatel ont suffi à faire plonger son titre même s'il n'y avait rien d'alarmant dans ce qu'il annonçait !

Du fait de ce fonctionnement absurde, la seule régulation que connaisse le capitalisme, ce sont les crises. C'est par les crises que l'on vérifie si les marchandises qui ont été produites, si les investissements qui ont été faits, répondaient ou non à un marché réel.

Cela n'est certes pas nouveau non plus, et en soi cela suffit à condamner ce système et à démontrer la nécessité d'une autre organisation économique, dans laquelle la production soit rationnellement organisée, où elle puisse se développer harmonieusement, suivant un plan consciemment établi, et contrôlé en permanence par la population. Il faut que l'humanité puisse faire réellement l'inventaire de ses besoins, l'inventaire de ses possibilités de production et de ses connaissances. Il faut qu'elle puisse, à partir de cet inventaire, planifier son activité, décider vraiment de ce qu'elle va produire pour satisfaire au mieux les besoins de la collectivité. Elle doit pouvoir prévoir l'impact de ses décisions sur tous les plans, d'un point de vue humain, d'un point de vue social et y compris du point de vue de l'impact sur l'environnement et de l'avenir de la planète sur laquelle elle vit.

Le capitalisme, lui, s'en remet aux lois aveugles du marché, et cette adaptation ne se fait qu'après coup, d'une façon catastrophique, à travers des crises. Ce sont les crises qui démontrent que les choix qui ont été faits étaient absurdes, sans rapport avec les besoins réels de la société. Les krachs financiers répondent à cette nécessité. En faisant exploser des "bulles" financières, ils montrent que dedans il n'y avait que du vent.

Mais entre temps, le mal est fait. Et la crise ne sanctionne pas les spéculateurs, les capitalistes qui ont imposé à tout un pays des choix absurdes. Ceux-là se tirent de l'aventure avec le capital investi et aussi avec leur bénéfice. L'Etat concerné continue même de payer les intérêts de la dette qu'il a contractée, même si elle correspond à des investissements absurdes qui ne lui rapportent rien. Et il reporte ensuite sur la population cette charge, qui vient s'ajouter à toutes les conséquences de la crise économique.

Tout cela non plus n'est pas vraiment nouveau. Mais ce qui l'est, c'est l'ampleur de ces crises, car elles sont maintenant à la mesure de l'énormité des sommes en jeu, de l'énorme concentration du capital, de la rapidité à laquelle les paniques financières peuvent se répandre d'un bout de la planète à l'autre. Leur caractère peut aussi être plus catastrophique, car les mécanismes du crédit et de la spéculation à l'échelle mondiale ont encore accru la distance entre la sphère financière et l'économie réelle. Les atterrissages, les corrections que constituent les krachs financiers, n'en coûtent que plus cher encore à la société.

Il y a des défenseurs du système capitaliste pour avouer tout cela avec cynisme, pour expliquer les effets bénéfiques des crises, le rôle qu'elles jouent dans la régulation et l'adaptation du système capitaliste, la nécessité d'accepter des sacrifices qu'on nous présente toujours comme bénéfiques parce qu'ils "assainissent" l'économie.

Evidemment, les auteurs de ce genre d'explication en parlent à leur aise car ils ne se recrutent pas parmi ceux qui doivent subir ces sacrifices. Mais aujourd'hui, même les krachs à répétition auxquels nous assistons ne suffisent pas à réguler vraiment le système. En effet il faudrait pour cela crever la "bulle financière" de façon un peu radicale pour qu'elle ne puisse pas regonfler avant au moins quelques années. Pour cela il faudrait aboutir à une dévaluation massive des énormes capitaux spéculatifs qui se sont construits dans les périodes d'euphorie boursière. Mais les krachs actuels n'ont même pas ce résultat.

On voit bien quelle est la réaction des Etats lors de ces krachs boursiers, la réaction des grandes banques internationales et du FMI. Elle est d'abord de mobiliser l'argent public, à l'échelle nationale et internationale, pour empêcher les faillites des grands organismes financiers, pour éponger les "créances douteuses" laissées derrière eux par les capitaux spéculatifs.

En se comportant ainsi, tous ces organismes tentent de se comporter en régulateurs du système. Les crédits des banques, les crédits du FMI, ont pour but en principe de permettre de reporter les échéances et de passer la période la plus critique de la crise. Mais face aux capitaux en jeu, leurs moyens deviennent trop limités et finalement ils ne réussissent pas à réguler grand chose.

Mais il y a plus. Toutes ces interventions se déroulent dans le respect de la propriété privée des capitaux. Les gouvernements, le FMI, ne connaissent pas d'autre méthode d'intervention que d'éponger avec l'argent public les pertes faites par le capital privé. En cela ils ont d'abord une attitude de classe, une attitude de solidarité avec la bourgeoisie capitaliste qu'ils aident à sauver ses avoirs, ses propriétés, ses capitaux. Mais du coup les capitaux spéculatifs sortent le plus souvent indemnes des crises, voire même renforcés.

Cette attitude n'est rien d'autre qu'une fuite en avant, dont le seul résultat peut être de reporter les échéances, mais aussi de rendre la crise suivante plus grave.