La Révolution française et les femmes

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10 novembre 1995

L'attitude des dirigeants de la Révolution française vis-à-vis des femmes fut essentiellement contradictoire.

Certains parmi leurs précurseurs intellectuels avaient formé des projets de société, parmi lesquels la place dominante était occupée par les idées de Jean-Jacques Rousseau. Mais, le même Jean-Jacques Rousseau qui, pour s'élever contre les privilèges de la noblesse fondés sur les "liens du sang", s'attachait à prouver que l'inégalité n'avait pas existé de tout temps parmi les hommes, enseignait dans son traité d'éducation que "Toute l'éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d'eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu'on doit leur apprendre dès leur enfance". La vraie femme doit "se tenir enfermée chez elle", "guère moins recluse dans sa maison que la religieuse dans son cloître". Pour le garçon élève modèle de Rousseau, l'infidélité éventuelle des femmes est un drame parce qu'elle ne permet plus aux maris de savoir si ses enfants sont bien de... son sang.

Jean-Jacques Rousseau exprimait l'idéologie dominante en la matière dans la bourgeoisie, de haut en bas, y compris celle des philosophes des "Lumières", à quelques exceptions près, dont celle de Condorcet. La misogynie était profonde.

En 1789, la révolution se présenta sous le drapeau de la Déclaration des droits de l'homme, avec des prétentions universelles. Mais, en vérité, les intérêts que les dirigeants politiques bourgeois jugeaient "universels" n'étaient que ceux des possédants des possédants mâles et blancs de peau, exclusivement.

Pour que la masse des pauvres des campagnes et des sans-culottes des faubourgs accède à la pleine citoyenneté, il fallut trois années de bouleversements révolutionnaires. Pour que l'esclavage des Noirs dans les colonies des Antilles et de la Guyane fut aboli, il fallut qu'ils mènent eux-mêmes leur combat, et l'abolition ne fut proclamée qu'en 1794. Ces mesures n'allaient d'ailleurs pas survivre à la vague de réaction qui suivit.

Pour les femmes, ce fut encore une autre histoire. Elles auraient pourtant pu dire aux hommes, comme le Figaro de Beaumarchais apostrophant les nobles pour contester leurs privilèges : "Vous ne vous êtes donné que la peine de naître"...

A propos de ces hommes de la Révolution française, si audacieux à tant d'autres égards, Karl Marx a pu écrire : "Les hommes font leur propre histoire", mais ils la font "dans des conditions directement données et héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants. Et même quand ils semblent occupés à se transformer, eux, et les choses, à créer quelque chose de tout à fait nouveau, c'est précisément à ces époques de crise révolutionnaire qu'ils évoquent craintivement les esprits du passé".

La ténacité des préjugés misogynes s'explique d'autant mieux, en l'occurrence, que la citoyenneté impliquait, outre le droit de vote, celui de porter les armes dans le cadre de la Garde nationale. Aux députés de 1789, les femmes des milieux populaires inspiraient, plus que tout autre chose, de la frayeur.

Elles avaient été partie prenante lors de la prise de la Bastille. Elles furent à l'avant-garde pendant les journées d'octobre 1789, quand elles marchèrent sur Versailles, obtinrent que l'abolition des droits féodaux et la Déclaration des droits de l'homme fussent entérinées, et ramenèrent Louis XVI sous bonne escorte à Paris, sous le contrôle rapproché du peuple mobilisé, et les messieurs de l'Assemblée avec.

C'était un immense événement, qui donna aux femmes du peuple une nouvelle confiance en elles. Les députés de l'Assemblée constituante en restèrent définitivement effrayés. Trois jours après l'installation du roi aux Tuileries, ils proclamèrent une loi martiale contre les attroupements populaires. Ils n'étaient pas près de leur reconnaître la citoyenneté !

Les femmes du peuple se mobilisèrent spectaculairement à nouveau au cours des grandes journées de 1792 et 1793. Selon un observateur de police, la notion d'"égalité" produit "une douce impression... sur les femmes surtout. Apparemment que, nées esclaves des hommes, elles ont un plus grand intérêt à son règne". Les plus politisées fondèrent le Club des Citoyennes Républicaines Révolutionnaires, avec Pauline Léon et Claire Lacombe, mettant en avant un programme radical de salut public qui était proche de ceux qu'on appelait les Enragés.

Leur rôle fut important dans cette période critique, mais le point culminant était alors atteint. A l'automne 1793, "les clubs et les sociétés populaires de femmes, sous quelque dénomination que ce soit" furent interdits.

Olympe de Gouges, qui s'était montrée une révolutionnaire et qui avait eu le courage de publier deux ans plus tôt sa "Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne", se terminant par cette déclaration célèbre :"La femme a le droit de monter sur l'échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune", fut guillotinée le 3 novembre 1793.

Le Moniteur, grand journal de l'époque, comme on venait de guillotiner aussi la reine Marie-Antoinette et Manon Roland, asséna significativement : "En peu de temps, le Tribunal révolutionnaire vient de donner aux femmes un grand exemple qui ne sera sans doute pas perdu pour elles"...

A la suite des derniers soubresauts populaires de la Révolution, au printemps 1795, dus à l'initiative des femmes du peuple de Paris qui appelèrent les ouvriers à se mobiliser, la Convention thermidorienne décréta "que toutes les femmes se retireront, jusqu'à ce qu'autrement soit ordonné, dans leurs domiciles respectifs : celles qui, une heure après l'affichage du présent décret, seront trouvées dans les rues, attroupées au-dessus du nombre de 5, seront dispersées par la force armée et successivement mises en état d'arrestation jusqu'à ce que la tranquillité publique soit rétablie dans Paris".

Les dirigeants bourgeois, eux, avaient leur compte de révolution. Les femmes qui se mettaient en avant furent traitées d'aventurières (au mieux), de "têtes de méduse", de "grenadiers femelles"...

Ils trouvaient sur ce point l'accord d'un orateur comme le brasseur Santerre, populaire dans le faubourg Saint-Antoine, d'après qui les hommes "aiment mieux, en rentrant de leur travail, trouver leur ménage en ordre que de voir revenir leurs femmes d'une assemblée où elles ne gagnent pas toujours un esprit de douceur".