De la "communauté" à l'"union"

Imprimer
Avril 1999

Quand la Communauté économique européenne fut créée par les traités de Rome, en 1957, elle annonçait la couleur : il s'agissait d'un accord de commerce entre six Etats riches de l'Europe occidentale (l'Allemagne, la Belgique, la France, l'Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas) en vue de jeter entre eux les bases d'un "marché commun".

Les efforts des dirigeants, français notamment, en vue d'aboutir à ce genre d'accord remontaient en fait aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Il a tout de même fallu 38 ans d'une construction qui fut tout sauf harmonieuse, pour que l'Europe des Six devienne petit à petit l'Europe des Douze, puis celle des Quinze, et l'Europe n'est pas encore complète pour autant.

Car l'Union européenne n'a pas changé la nature des choses.

Et il n'est que de voir comment un projet de réforme de la Politique agricole commune vient une nouvelle fois de semer la zizanie entre les Etats, ou de se rappeler les interminables séances tenues à Bruxelles pour unifier les normes commerciales des produits des différents pays, la largeur des mailles des filets de pêche, la composition des confitures ou le respect des traditions fromagères des uns et des autres..., ou encore les longues périodes de quasi-blocage, en particulier à la suite de la crise monétaire de 1973 où chaque Etat réagit en ordre dispersé...

L'accouchement ne s'est pas fait sans douleur, tant chaque Etat s'est montré âpre à défendre les intérêts de ses capitalistes, de ses industriels, de ses gros céréaliers, etc. Céder la moindre parcelle de leurs prérogatives, de leurs instruments fiscaux, par exemple, n'était pas de leur goût, car ce sont autant d'armes entre les mains des différents Etats au service de leur patronat, de leur bourgeoisie, de leurs maîtres en somme, dans la guerre économique et la concurrence générales.

Les groupes capitalistes européens ont tout de même fini par mettre sur pied un marché plus ou moins commun. Ils ont aussi fini par aboutir à une entente à peu près viable sur un certain nombre de questions liées, telles que les moyens, comme les normes sanitaires, par exemple, par lesquels les réflexes protectionnistes des différents Etats refaisaient périodiquement surface en entravant son fonctionnement. Mais pas complètement cependant, et l'embargo sur la viande bovine anglaise en est un exemple.

Voilà pourquoi les capitalistes européens ont franchi le pas avec bien du mal, en choisissant d'unifier dans la même démarche, et leur marché, et leurs monnaies, ou en tout cas certaines d'entre elles. Il faut croire qu'à leurs yeux, les avantages qu'ils en retireraient sont apparus plus forts que les inconvénients.

La banque centrale européenne, créée d'un commun accord entre représentants du grand capital financier

Evidemment, la préparation d'une monnaie unique à peu près stable implique la nécessité de se mettre d'accord sur le rythme de l'inflation : plus question que chacun fasse fonctionner sa planche à billets en ordre dispersé afin de financer des déficits sauvages ! D'où la nécessité d'une "convergence" des critères monétaires et financiers. Et le système impliquait, par une auto-discipline librement consentie, du moins entre les trois principales puissances, qu'il y ait une force d'arbitrage : c'est le rôle qui a été dévolu à la Banque centrale européenne, d'un commun accord entre représentants du grand capital financier.

Certains considèrent le fait que cette Banque centrale européenne sera "indépendante de toute forme de contrôle politique, des Etats comme des citoyens", comme un abandon de l'indépendance de chaque pays.

"L'Humanité" déplore, par exemple : "Son conseil n'a aucun compte à rendre ni aux gouvernements ni aux Parlements. Un aréopage de financiers décrète sans contrôle. Les peuples n'ont rien à dire. De toute manière, le gouverneur Wim Duisenberg n'administre pas pour eux". Est-ce parce que ce gouverneur a été choisi par les Allemands que cela choque "L'Humanité" ? Comme si la Banque de France était sous le contrôle du peuple ! Que l'on sache, le Français Trichet ne gouvernait pas la Banque de France "pour le peuple", même lorsqu'elle dépendait encore officiellement du gouvernement, et où le dit peuple n'avait pas son mot à dire !

Comme si, à la tête des différentes banques centrales nationales, officiellement dépendantes de leur Etat ou pas, il n'y avait pas toujours eu un "aréopage de financiers" décrétant sans contrôle ! Comme si les banques étaient contrôlées, de toute façon ! On vient de voir ce qu'il en est, avec la façon dont la direction de la BNP a lancé son opération contre la Société générale et Paribas, même pas transparente pour tous ses pairs.

D'ailleurs, rappelons pour l'anecdote qu'à l'origine de la Banque de France, il y a eu la décision de Bonaparte, en 1800, d'attribuer le monopole de l'émission des billets à une banque privée et ô combien privée, puisque les actionnaires en étaient quelques banquiers plus Bonaparte lui-même et sa famille, avec des capitaux issus du butin de la campagne d'Italie. Et la Banque de France est restée privée jusqu'en 1936, date à laquelle elle a subi quelques réformes mais n'a été ni plus ni moins contrôlée par "les citoyens" qu'après qu'elle ait été nationalisée en 1945.

Par ailleurs, la Banque centrale européenne possède le même degré d'indépendance, ou d'autonomie, ni plus ni moins, que la Banque centrale nationale n'en possédait et n'en possède encore par rapport à la population.

D'ailleurs, l'organe supérieur de décision de la Banque Centrale européenne, le Conseil des gouverneurs, est composé des gouverneurs des banques centrales nationales. Ils se concertent, comme des mafiosi se concertent, dans des circonstances où chacun considère que ses intérêts sont mieux défendus par un "parrain" qui a le pouvoir de trancher en cas de conflit.

Mais le choix du parrain n'est pas toujours facile. On l'a vu dans le différend qui a opposé le gouvernement français à l'allemand sur le choix du premier président.

Une unification économique tronquée, marquée par les inégalités de développement entre pays et régions

Les brochures de propagande de l'Union européenne en faveur de l'euro ont pour slogan l'expression "L'euro fait la force".

Si cette forme d'union que les capitalistes européens en viennent à sceller entre eux peut effectivement faire leur force, elle ne signifie pas pour autant que l'Europe est unifiée, même économiquement.

De la Grèce à l'Allemagne, le produit intérieur brut par habitant varie du simple au double. Les taux de mortalité infantile sont bien supérieurs en Grèce ou au Portugal à la moyenne de l'Europe des Quinze, de même que les conditions de logement y sont les moins satisfaisantes ; le taux des personnes entre 25 et 59 ans ayant étudié au moins jusqu'au niveau du bac est de 80 % en Allemagne, 58 % sur l'ensemble des Quinze, mais de 24 % au Portugal.

Si on considère les choses au niveau des régions, les plus riches sont situées dans l'Europe du nord, et les plus pauvres encore une fois en Grèce et au Portugal. En Italie même, le taux de chômage varie plus que du simple au double entre le nord et le sud. La région de Naples regroupe à elle seule le tiers des chômeurs italiens.

Parce qu'elle n'est que le fruit d'un accord entre capitalistes, l'Europe sécrète, entretient, exploite les disparités, les inégalités de développement entre pays et régions.

Parce qu'elle n'est que le fruit d'un accord de cohabitation entre groupes capitalistes, cette Europe ne respecte même pas la géographie, et ignore ne serait-ce que sa partie centrale et orientale. Pour elle, il y a des Européens plus européens que d'autres.

Elle veut bien de ces pays comme des Etats vassaux, des zones de sous-traitance, des semi-colonies. Concrètement, l'"élargissement" de l'Europe à la Pologne, la République tchèque, la Hongrie, qui est officiellement à l'ordre du jour, signifie l'ouverture brutale des économies centre-européennes à l'exploitation germano-franco-britannique.

En fait, d'emblée, dès ses premiers pas, la Communauté économique de six Etats créée à Rome en 1957 avait manifesté ouvertement sa nature impérialiste. Il s'agissait de six Etats européens certes, mais avec leurs dépendances coloniales, explicitement associées à son sort.

Après les indépendances politiques formelles, la perpétuation de leur dépendance économique fut consacrée à travers la Convention de Lomé, signée en 1975 dans la capitale du Togo, entre la Communauté européenne et quarante-six pays dits "ACP", c'est-à-dire d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, pays ACP qui sont aujourd'hui au nombre de soixante et onze.

Renouvelés régulièrement depuis, les accords de Lomé institutionnalisent cette dépendance sous couvert d'"aide multilatérale au développement". Dans le cadre de la Convention de Lomé, des organismes spécialisés se chargent de subventionner et de fournir des aides en tous genres à de multiples entreprises européennes désireuses de chercher profit dans les pays ACP.