L’empereur partit, les généraux restèrent, de Theodor Plievier (1892-1955), décrit les premières semaines, décisives, de la révolution allemande, entre le 16 octobre et le 9 novembre 1918. Né dans une famille pauvre, mobilisé dans la marine en 1914, Plievier vécut cette révolution, devint journaliste et écrivain, de tendance anarchiste. Il émigra en URSS pendant le nazisme. Publié en 1932, ce texte, qui prolonge Les galériens du Kaiser, vient d’être traduit et édité pour la première fois en français.
Les chapitres de ce livre alternent le point de vue des soldats croupissant dans les tranchées, des marins enfermés dans les soutes des navires de guerre, des familles ouvrières subissant les privations à Berlin, des militants ouvriers plus ou moins conscients des enjeux du moment et ceux du Haut état-major de l’armée, de l’entourage de l’empereur Guillaume II et des chefs du Parti social-démocrate (SPD) prêts à tout pour sauver un ordre social qu’ils prétendaient combattre. On y voit de l’intérieur la mutinerie des marins de la base militaire de Kiel puis la contagion massive de la révolte, qui se transforme en révolution, comme celle qui a donné le pouvoir aux soviets en Russie. Accessoirement, on réalise dans ce livre que la révolution allemande s’est déroulée en pleine pandémie de grippe espagnole, celle-ci frappant les prolétaires dénutris de Berlin ou le chancelier d’Empire Max de Bade.
Pour empêcher cette révolution qui les terrorise, les dirigeants de l’Empire pressent Guillaume II d’abdiquer. Aussi inquiets que les officiers, les chefs socialistes, ces « socialistes de l’empereur » qui avaient usé dès 1914 de tout leur crédit pour faire accepter l’Union sacrée aux travailleurs, vont mettre toute leur énergie à circonscrire cette révolution. Plievier décrit avec subtilité la complicité de ces anciens ouvriers ou artisans, devenus ministres et députés, avec les hobereaux allemands qui les méprisent.
Certains chapitres sont des leçons de choses sur le sinistre talent des bureaucrates à profiter des illusions des exploités, inévitables au début de leurs révoltes. Il en est ainsi du passage où le dirigeant socialiste Gustav Noske, le futur « chien sanglant » de la révolution, réussit à se faire élire à la tête du conseil des ouvriers et des marins de Kiel. Plievier montre un autre chef du SPD, Friedrich Ebert, « qui déteste encore plus la révolution que le péché », plus fidèle à l’empereur que certains officiers et qui fustige son camarade Philip Scheidemann qui veut proclamer sans tarder la république. Ebert ne s’y résigne, sous la pression du général Groener, que pour éviter la république socialiste des conseils d’ouvriers et de soldats.
Le livre décrit les tergiversations des chefs de l’USPD, le Parti social-démocrate indépendant qui avait scissionné du SPD en avril 1917, qui incarnait aux yeux des ouvriers ou des marins politisés la continuité du programme socialiste et la perspective de la prise du pouvoir par les travailleurs. Tandis que Noske agit, Hugo Haase, principal dirigeant des Indépendants, est introuvable, effrayé lui aussi par la vague révolutionnaire. Dans ces jours décisifs, les chefs indépendants et ceux du SPD ont lié leur sort, jusqu’à former ensemble un gouvernement baptisé Conseil des commissaires du peuple pour mieux tromper les masses.
Plievier montre avec talent l’extension fulgurante de la révolution qui touche une ville après l’autre, emportant les usines et les garnisons. Il rapporte les discussions dans les usines berlinoises et l’énergie déployée par les militants socialistes conscients : Richard Müller ou Emil Barth, délégués révolutionnaires des grandes usines de Berlin ; Karl Liebknecht, le porte-parole de la Ligue spartakiste ; et bien d’autres. Ces militants arrivent directement du front, sortent de prison ou de la clandestinité. Ils prennent des initiatives pour que les centaines de milliers d’ouvriers berlinois passent à l’offensive, ne se contentent pas du départ de l’empereur mais prennent directement le pouvoir à travers les conseils d’ouvriers et de soldats.
Mais dans la course de vitesse qui est engagée, la coalition des chefs socialistes et de l’état-major va l’emporter, en profitant de l’immense confusion qui règne dans le pays et surtout en se présentant comme l’incarnation de la révolution sociale tant attendue. La bourgeoisie allemande a su se doter, en urgence, d’une direction politique efficace dont ne disposait pas, au même moment, le prolétariat.
Au moment où le livre se termine, le 9 novembre 1918, une première phase de la révolution s’achève mais pas la révolution elle-même. Comme la Russie en février 1917, l’Allemagne est alors dirigée par un gouvernement bourgeois qui se prétend socialiste. Comme en Russie, il aurait fallu du temps, des semaines, des mois, pour que la majorité des opprimés, les ouvriers comme les paysans, dans les grandes villes comme dans les campagnes, réalisent que ce gouvernement n’était pas le leur. En Russie, l’existence et la politique du parti bolchevique ont permis aux opprimés de prendre le pouvoir lors d’une deuxième révolution, en octobre 1917. En Allemagne, les généraux restés au pouvoir dans l’ombre des Ebert et des Noske vont s’activer pour décapiter dès sa naissance le Parti communiste allemand. Ces deux situations sont des leçons qui doivent être étudiées soigneusement par les révolutionnaires d’aujourd’hui. Le livre de Plievier y contribue.
20 octobre 2021
Theodor Plievier, L’empereur partit, les généraux restèrent,
traduit de l’allemand par Bruno Doizy, Bassac,
Éditions Plein Chant, 2021.
21 euros