Dans de nombreuses entreprises, des travailleurs expriment leur méfiance envers les vaccins anti-Covid, reprenant parfois des thèses complotistes. Bien sûr, cette méfiance peut s’expliquer par les conditions dans lesquelles ces vaccins ont été fabriqués, la concurrence entre trusts pharmaceutiques, ou par les différents scandales sanitaires de ces dernières années, comme celui du Mediator.
Derrière cela, il y a une méfiance plus générale qui s’exprime sur bien d’autres sujets liés au Covid, en particulier sur les mesures sanitaires et administratives prises par le gouvernement depuis maintenant un an. Une méfiance liée à ce que les travailleurs peuvent ressentir. Nombre d’entre eux considèrent qu’il y a tromperie, mais ils ne comprennent pas bien d’où vient le coup, n’arrivent pas à identifier l’imposture, et en viennent ainsi parfois à jeter le bébé avec l’eau du bain, à tout refuser en bloc.
Si ces sentiments des travailleurs ont des raisons tout à fait compréhensibles, il n’en reste pas moins que leur façon de les exprimer non seulement ne les fait pas avancer sur le chemin de la prise de conscience, mais les fait reculer. Par là même, ce type de réaction est une manifestation de la pression que la bourgeoisie, ses intellectuels, ses porte-parole exercent sur les travailleurs pour les empêcher de comprendre la réalité de la lutte de classe, y compris dans le domaine sanitaire, qui semble en être éloigné.
Cela pose la question de l’attitude militante à avoir. Tout d’abord, savoir ressentir les mêmes choses que notre classe sociale et savoir en discuter est essentiel. Ensuite, notre problème n’est pas tant d’affirmer que nous sommes pour les vaccins ou que nous sommes pour la science en général. Car en fait, d’une certaine manière, on ne discuterait alors pas du vrai problème. Nous risquerions de nous enliser dans des discussions de principe ou, pire, d’apparaître comme des donneurs de leçons en disant ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Nous passerions alors à côté de l’essentiel. Notre vrai problème est d’aider les travailleurs qui se posent des questions à se repérer sur un plan politique, et en fait sur le plan social : qui donne les coups et qui les reçoit ? C’est-à-dire réintroduire des raisonnements de classes sociales et plus exactement d’antagonismes de classes. Et pas simplement des raisonnements de type syndicaliste : à tel problème, convient telle solution ou telle revendication, ce qui reviendrait à faire du réformisme.
Les travailleurs, ne trouvant pas d’explication rationnelle, en viennent à s’accrocher à toutes sortes d’explications. Cela ne doit pas nous surprendre et c’est en vérité la même chose sur bien des questions. Aider notre classe sociale à s’y retrouver, c’est justement le rôle d’un parti ouvrier révolutionnaire. Trotsky, dans une discussion avec les militants du SWP américain en 1938, disait à propos du Programme de transition que, « sans le programme, l’ouvrier doit improviser […] des outils de fortune qui entrent en contradiction l’un par rapport à l’autre »[1]. Établir un programme, qui est une compréhension commune des événements et des tâches qui en découlent, un travailleur ne peut pas le faire tout seul. C’est le travail de toute une organisation, et il s’appuie sur l’histoire du mouvement ouvrier et du marxisme.
Avec le Covid, ce qui est nouveau, ce sont les faits sur lesquels nous avons à raisonner, pas les raisonnements que nous faisons en permanence sur bien des sujets, pour ne pas dire tous.
Quelques positionnements militants dans l’histoire du mouvement ouvrier
Certains militants peuvent être choqués de dire que les mesures sanitaires entre les mains du gouvernement deviennent une arme pour imposer une discipline, pour faire régner un ordre moral, puisque des mesures sanitaires sont nécessaires. On ne pourrait donc pas critiquer le gouvernement sur ce plan, d’autant que nous appliquons ces mesures et que nous faisons comme tout le monde.
D’un point de vue logique, il peut apparaître contradictoire d’appliquer les mesures sanitaires et de critiquer la politique globale du gouvernement, son incapacité à gérer ce problème de virus pour l’ensemble de la société en utilisant le plus efficacement possible les possibilités offertes par les sciences et la technique du moment. Mais ce type de contradictions, on le retrouve dans bien des domaines.
Par exemple, nous sommes contre l’exploitation capitaliste et nous disons qu’il faut aller à l’usine – pire, qu’il faut être un bon ouvrier pour gagner la confiance des travailleurs. Cette position nous semble naturelle, pourtant elle n’a pas été si simple à trouver pour le mouvement ouvrier. Les anarchistes comme Proudhon disaient qu’il fallait échapper à l’exploitation en gardant le contrôle des moyens de production à travers le mutualisme. Les socialistes utopiques voulaient échapper à cette même exploitation en instaurant des communautés. Quant aux ouvriers, individuellement, nombre d’entre eux, plutôt que d’être condamnés aux bagnes du capitalisme naissant, préféraient être vagabonds, d’où les lois sur les pauvres. Et quand ils étaient vraiment coincés à l’usine, ils avaient recours au sabotage. Nous rappelons ce que nous connaissons, pour mesurer à quel point cela n’a pas été simple pour le mouvement ouvrier de trouver une attitude militante juste. Parce que l’erreur était de chercher une solution immédiate pour échapper à l’exploitation, alors que la réponse est ailleurs : que la classe ouvrière prenne conscience qu’il lui faut prendre le pouvoir.
Nous pourrions prendre de très nombreux exemples dans ce sens. Les marxistes sont contre le parlementarisme bourgeois, et nous nous présentons aux élections. C’est la même chose pour les guerres impérialistes : nous nous y opposons, nous les dénonçons, mais nous ne sommes pas pacifistes. Là aussi, le mouvement ouvrier a mis du temps à trouver une attitude militante juste. Rappelons-nous toutes les discussions avant la Première Guerre mondiale au sein de la IIe Internationale et la position des bolcheviks de transformer la guerre impérialiste en guerre contre sa bourgeoisie. En juin 1940, Trotsky conseillait aux militants du SWP américain, après avoir constaté que les ouvriers américains étaient à 98 % patriotes, de dire : « Dans le syndicat, je peux dire que je suis pour la IVe Internationale. Je suis contre la guerre. Mais je suis avec vous. Je ne saboterai pas la guerre. Je serai le meilleur soldat, tout comme j’étais l’ouvrier le meilleur et le plus qualifié de l’usine. En même temps j’essayerai de vous convaincre que nous devrions changer de société. Au tribunal, mon camarade soldat dira que j’étais un soldat discipliné, qui ne provoquait pas de mutinerie. Que tout ce que je demandais, c’était le droit de donner mon opinion. »[2] Ces positions partent du principe de ne pas poser le problème de manière abstraite, mais concrète. Il n’y pas de solution immédiate. La position juste consiste à miser sur d’autres évolutions, les futures prises de conscience de notre classe sociale.
Ce sont donc des contradictions militantes, qui sont mises en lumière parce que nous nous posons les problèmes de manière dialectique. Mais elles reposent aussi sur une contradiction fondamentale. La bourgeoisie, qui est la classe sociale au pouvoir, organise la société à son profit. Mais cela inclut le fait qu’elle organise tout de même la société à travers son État. D’où tous les aspects contradictoires des mesures qu’elle prend. Et d’ailleurs, plus une société s’enfonce dans une crise, à tous les niveaux, plus la classe dominante est dans l’incapacité de résoudre les problèmes pour le bien de tous. C’est son côté parasitaire qui l’emporte et qui justifie qu’une autre classe sociale doit prendre le pouvoir. Il en a été de même dans l’Ancien Régime entre noblesse et bourgeoisie.
Ne pas raisonner en réformistes
Un autre aspect de la question c’est que, si l’on prenait le contre-pied des mesures sanitaires du gouvernement par le détail, dans un sens positif ou négatif, cela reviendrait à dire : il faut faire ceci ou cela ; cela voudrait dire raisonner en réformistes, en s’adaptant aux possibilités, y compris à celles du rapport de classes dominant. Ce n’est pas pour rien qu’un des courants socialistes en France à la fin du 19e siècle était appelé « possibiliste ».
Même dans les domaines où n’intervient pas une compétence scientifique particulière, nous refusons de le faire. Aux dernières élections municipales, nous avons eu de nouveau à discuter avec tous ceux qui autour de nous auraient voulu que nous ayons un programme local. Prenons l’exemple du manque de logements : notre problème n’est pas tant de démontrer que l’État a les moyens d’en construire que de montrer que la société capitaliste est incapable d’en satisfaire les besoins, et qu’il faut prendre le pouvoir aux bourgeois. Il en est de même sur bien des sujets, les hôpitaux et le manque de lits, etc. Alors pourquoi là, soudain, nous mettrions-nous à le faire ?
Même en se plaçant dans l’hypothèse de ce que feraient des communistes révolutionnaires au pouvoir, nous ne ferions que nous poser le problème de manière abstraite. Dans quelles conditions la classe ouvrière accéderait-elle au pouvoir ? Voulons-nous raisonner dans les conditions actuelles, dans les conditions d’une prise de pouvoir, et à quel moment, ou dans un futur communiste ? Tout cela ne nous aide pas beaucoup. Le marxisme, au contraire, nous apprend à raisonner concrètement. En outre, dire ce qu’il faudrait faire aujourd’hui aboutirait à un catalogue de revendications, donc à du réformisme. Il faut au contraire, et plus encore en période de crise, dénoncer l’incapacité du système capitaliste à faire fonctionner la société dans l’intérêt des exploités, dire que la seule solution est d’arracher le pouvoir à la bourgeoisie. Et toute l’activité des révolutionnaires dans le syndicat doit elle aussi être basée sur cette démarche fondamentale.
Sur la question de la discipline
Reste l’idée que nous ne pourrions pas reprocher au gouvernement de chercher à établir une discipline, puisque des mesures sanitaires sont nécessaires. Mais une discipline s’établit le plus souvent sur des choses nécessaires, ou qui apparaissent comme telles. Prenons l’exemple de l’armée, qui est l’archétype d’un organisme basé sur la discipline. Bien des mesures sont justifiées : l’hygiène, la propreté, valoriser la collectivité, etc. Ce qui ne va pas, c’est la finalité, car tout cela est fait pour que les soldats acceptent de se faire trouer la peau pour la patrie des bourgeois. En revanche, cette même discipline en Russie pour construire l’Armée rouge a pris une tout autre dimension. Là encore, c’est un raisonnement de classe qu’il faut faire : qui agit, et pour quels intérêts ?
Ce type de problème, les militants le connaissent dans les entreprises avec la sécurité. Les patrons se servent des mesures de sécurité pour imposer leur discipline, et parfois sanctionner ou même licencier. Cela, tous les militants le comprennent. Cela ne veut pas dire que nous nous moquons des mesures de sécurité, et nous avons à trouver la manière d’en discuter avec les travailleurs. Le problème se pose à nous notamment lorsque nous sommes délégués au CHSCT. Les DRH aimeraient bien nous transformer en agents de sécurité faisant la morale aux ouvriers, voire plus. Les militants ne tombent pas dans ce piège. Alors pourquoi le ferions-nous dans tout ce qui touche au Covid ?
Même si la totalité des mesures sanitaires du gouvernement étaient justifiées, ce qui est loin d’être le cas, cela ne changerait rien, au contraire même. Car cela renforcerait d’autant le pouvoir d’État. Nous sommes dans une société de classes, ce qui veut dire que tout ce qui renforce notre ennemi nous affaiblit par contrecoup.
Cette même division de la société en classes sociales fait qu’aucune mesure sanitaire ne peut être égalitaire. Toutes les mesures prises ont des répercussions bien différentes selon que l’on est un ouvrier ou que l’on fait partie des classes privilégiées. Porter un masque huit heures par jour sur les chaînes de production, ou être dans un bureau de directeur ; se trouver confinés nombreux dans un logement exigu, ou le vivre dans un appartement luxueux du 16e arrondissement ; payer une amende de 135 euros pour un travailleur au minimum social, ou avec un salaire de plusieurs milliers d’euros : tout cela n’a pas les mêmes conséquences.
Sans compter le piège tendu par le gouvernement de nous amener à discuter du bien-fondé de chaque mesure sanitaire, pour nous détourner d’autres sujets. De nous opposer les uns aux autres, entre travailleurs, selon que l’on souhaite plus ou moins de confinement, de l’intérêt ou pas du port du masque, du couvre-feu, des amendes, des laissez-passer, etc. Tout cela nous mènerait dans une impasse et nous ferait passer à côté de l’essentiel, c’est-à-dire de l’utilisation de toutes ces mesures sur le plan politique, ce que ressentent parfaitement les travailleurs, et surtout de la crise économique du capitalisme, de la volonté des capitalistes et de leur gouvernement de la faire payer aux travailleurs. Il est plus honnête de dire que dans cette société capitaliste il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de réelles solutions, et qu’il faut que notre classe sociale prenne conscience le plus rapidement possible qu’elle porte l’avenir de l’humanité.
Trotsky, dans La jeunesse de Lénine, fait état d’une question sur laquelle le jeune Lénine s’est opposé à d’autres militants. En 1891 en Russie, une famine a touché la province de Samara, suivie d’une épidémie de choléra. L’État tsariste ne prenant aucune mesure, une partie de la petite bourgeoisie et de l’intelligentsia s’en est émue et s’est lancée au secours des paysans. Léon Tolstoï créa des réfectoires (soupes populaires). Trotsky écrit, en résumant la position de Lénine : « Les marxistes se prononçaient, non contre les secours aux affamés, mais contre certaines illusions selon lesquelles on aurait pu, avec la cuillère de la philanthropie, épuiser l’océan du besoin. Si un révolutionnaire occupe dans les comités légaux et réfectoires une place appartenant de droit à un membre des Zemstvos ou bien à un fonctionnaire, qui occupera la place de révolutionnaire dans l’action clandestine ? » [3] On peut constater que ce type de problème, et dans des conditions tout aussi dramatiques que celles que nous vivons, s’est déjà posé aux militants marxistes.
Alors, dans cette discussion sur les mesures sanitaires, nous retrouvons tous ces pièges. Si l’on ne fait pas l’effort de bien comprendre comment le gouvernement utilise tout cet arsenal, comment il articule sa politique, nous ne pourrons pas en discuter avec les travailleurs autour de nous, nous ne pourrons pas les aider à s’y retrouver.
2 mars 2021
[1] Léon Trotsky, Programme de transition suivi de Discussions avec Léon Trotsky sur le Programme de transition, 7 juin 1938, Les bons caractères, 2013, p 57.
[2] Trotsky, « Discussion avec les visiteurs américains du SWP », 12 juin 1940, in Œuvres, tome 24 p. 137, Publications de l’institut Léon Trotsky, 1987.
[3] Léon Trotsky, La jeunesse de Lénine, chapitre « L’année de la famine », Les bons caractères, 2004, p. 181.