La réélection d’Alexandre Loukachenko à la tête de la Biélorussie, pour un sixième mandat consécutif depuis vingt-six ans et avec pratiquement le même score annoncé de 80 % des voix que lors des scrutins de 2001, 2006, 2010 et 2015, a provoqué une vague d’indignation, puis de contestation, de manifestations et de grèves comme le pays n’en avait jamais connu. Pas même en 2010, quand 40 000 manifestants, ce qui était déjà beaucoup dans ce pays d’à peine dix millions d’habitants, avaient dénoncé les falsifications électorales de la présidentielle dans les rues de Minsk, la capitale.
Une explosion de colère
Ce 9 août, la victoire électorale revendiquée par le pouvoir bafouait tellement ce que chacun savait et pouvait vérifier auprès d’amis, voisins et collègues de travail ayant voté pour la candidate libérale Svetlana Tikhanovskaïa que cela s’est traduit par une explosion d’indignation spontanée, dont l’ampleur semble avoir pris de court le pouvoir.
Elle a d’emblée dépassé les cercles contestataires habituels, souvent issus de la petite bourgeoisie intellectuelle. Surtout, elle a mis en branle, au moins pour un temps, de larges secteurs de la population et du prolétariat d’industrie. Autre mauvaise surprise pour les gouvernants biélorusses : non seulement la violente répression des premiers jours ne leur a pas permis de casser le mouvement, mais elle lui a apporté des forces, en suscitant un vaste élan de solidarité.
Comment la situation peut-elle évoluer ? L’avenir le dira. Toujours est-il qu’un mois après, Loukachenko reste contesté dans la rue et plus encore dans l’opinion, ce qui a ébranlé son pouvoir, mais il n’est pas tombé. Ayant usé simultanément de la matraque et de promesses, comme celle d’organiser un nouveau scrutin, sous condition de l’adoption par référendum d’une nouvelle Constitution, donc pas avant deux ans, il fait le pari que le mouvement s’essoufflera.
Pour garder la main, il a mis en œuvre une répression plus ciblée. Côté opposition libérale, il cherche à forcer certaines de ses personnalités à quitter le pays, une vieille pratique du régime, qui a pendant longtemps permis à Loukachenko de ne pas avoir à demeure d’opposition constituée. Et, face à la contestation dans les usines, après avoir traité de fainéants, de drogués et d’ivrognes les manifestants ouvriers, il a visiblement choisi de frapper de façon sélective les animateurs des grèves. Il les fait licencier des entreprises de l’État, le principal employeur du pays, voire jeter en prison. Le but est d’effrayer les travailleurs les moins déterminés pour les faire rentrer dans le rang. Avec pour effet actuellement que, même dans les très grandes usines automobiles, de construction mécanique et les mines de phosphate, où la grève avait été massive mi-août, les comités de grève qui s’étaient formés pour diriger le mouvement disent ne plus entraîner qu’une minorité du personnel dans des « grèves italiennes », des grèves du zèle.
Deux autres facteurs, l’un biélorusse et social, l’autre international, poussent dans le sens d’une stabilisation de la situation en faveur du pouvoir en place.
Les grandes puissances à la rescousse du régime
La Russie et l’Union européenne (UE) se font concurrence pour étendre ou préserver leur influence sur les marges de l’ex-Union soviétique, dont la Biélorussie fit partie jusqu’en 1991. Mais elles ont aussi un intérêt commun à éviter que ne s’installe un nouveau foyer d’instabilité à leur porte. Alors, l’UE a dénoncé la fraude électorale en Biélorussie et réactivé des sanctions, qu’elle avait déjà prises en 2010 puis annulées en 2016 (interdiction de visas, gel des avoirs à l’étranger), contre une vingtaine de personnalités du régime, mais sans y inclure Loukachenko, selon le quotidien allemand Die Welt. Et il ne faut pas s’étonner qu’elle n’ait même pas évoqué la tenue d’un nouveau scrutin, ce qui aurait affaibli le régime et son chef. Au lieu de quoi, l’UE a octroyé une aide financière, certes modeste (50 millions d’euros), à Minsk, c’est-à-dire au pouvoir, comme en 2015 quand, tout en pointant ses « entorses à la démocratie », elle lui avait offert deux milliards d’euros par l’entremise de l’Allemagne et de la Pologne.
Dans l’attente que l’autocrate usé à la tâche puisse être remplacé avec le moins de remous possible, ce qui est un prérequis pour les grandes puissances, par un dirigeant qui sache « tenir » son pays et son peuple aussi bien que lui, les États impérialistes, garants de ce qu’ils nomment l’ordre mondial, peuvent encore s’accommoder de ce régime. Et c’est ce qui est clairement ressorti du sommet de l’UE réuni en urgence, mi-août, avec la Biélorussie à l’ordre du jour.
Macron n’a pas fait mystère d’en avoir discuté en direct avec Poutine. Derrière les formules convenues faisant état de leurs « préoccupations communes face à la situation en Biélorussie », il s’agissait de s’accorder sur la façon de conforter la position de Loukachenko. Cela afin d’éviter que ne s’accroisse le chaos dans cette région d’Europe où la chute du mur de Berlin, puis l’éclatement de la Yougoslavie et l’implosion de l’URSS ont fait surgir de nouveaux États au nationalisme exacerbé, qui attisent les irrédentismes et le chauvinisme revanchard, ces redécoupages de frontières sur la carte de l’Europe s’étant opérés en taillant dans la chair de ses peuples. En outre, ces pays, qui n’ont pour la plupart pas les moyens économiques de se défendre face aux grandes puissances, sont parmi les plus durement frappés par la crise de l’économie mondiale et par son emballement récent. Cela a joué un grand rôle dans le soudain accès de colère contre le régime biélorusse, et le risque n’est pas mince, pour les tenants de l’ordre mondial, qu’une pareille situation puisse avoir des effets aussi explosifs chez certains de ses voisins.
Ayant l’accord au moins tacite de l’UE, le Kremlin se fait fort de prévenir ce danger dans un pays qu’il considère comme un quasi-vassal, et bien sûr d’éviter qu’il échappe à sa sphère d’influence immédiate. Poutine a félicité Loukachenko pour sa réélection « légitime » et, après avoir vérifié que son régime ne cédait pas, il a manifesté son soutien « indéfectible » à la « souveraineté de la Biélorussie face aux tentatives d’ingérence étrangère » en mobilisant des troupes à ses frontières : au cas où Loukachenko ferait appel à son aide militaire. Et il a envoyé son Premier ministre à Minsk s’afficher en public aux côtés des responsables du régime, afin de peser sur une population biélorusse attachée au maintien des liens avec la Russie.
Un régime bonapartiste en difficulté
L’opposition qui a pris forme durant la présidentielle autour de Tikhanovskaïa, la femme d’un homme d’affaires et blogueur en vue, emprisonné pour avoir voulu faire acte de candidature, et des représentantes de deux autres opposants notoires, eux aussi empêchés de se présenter – un banquier catalogué comme pro-russe et un ex-ministre de Loukachenko – n’avait d’autres revendications que le départ de Loukachenko, pour organiser des élections honnêtes ; et, depuis le déclenchement de la répression, ils y ont ajouté la fin des violences policières et la libération des prisonniers politiques.
En guise de programme, cela fait un peu court. Au moins pour ce que l’opposition libérale en affiche, car elle se propose aussi, mais sans trop le claironner, de poursuivre et accélérer le programme de privatisations engagé récemment par Loukachenko ! Cela est-il largement perçu, et comment ? Nous n’avons pas les moyens de le savoir. En revanche, même si de nombreux électeurs populaires ont voté Tikhanovskaïa pour écarter Loukachenko, il est probable que certains au moins sentent confusément que, pour améliorer leur sort, ils n’ont pas grand-chose à attendre d’une victoire de l’opposition. Un sentiment, sinon une méfiance, que n’ont pu que conforter les déclarations de Tikhanovskaïa, depuis son exil en Lituanie, sur la lutte pour la démocratie qui ne vaudrait pas le prix de la violence et du sang versé, ajoutant que, dans ces conditions, il valait mieux rester chez soi. Cela sonnait comme une critique implicite des manifestants qui, eux, affrontaient avec courage les brigades anti-émeutes. Bien sûr, plus tard, Tikhanovskaïa a appelé à poursuivre les manifestations et les grèves. Certains de ses relais dans les médias et sur Internet ajoutèrent, avec la pointe de mépris de ceux qui donnent la pièce à un serviteur, que l’opposition était même prête à lever des fonds pour indemniser les grévistes. Et il y a la décision d’une des trois figures de proue de cette opposition, Maria Kolesnikova, et du banquier Viktor Babariko, en prison pour avoir voulu se présenter à la présidentielle, de créer un parti d’opposition, Vmeste (Ensemble), qui a appelé à reconnaître la victoire de Loukachenko. Sans que ce dernier leur en soit reconnaissant : Kolesnikova vient d’être enlevée par des sbires du régime, rejoignant ainsi la liste des opposants retirés de la circulation.
L’opposition libérale, qui regroupe des courants pro-occidentaux mais aussi parfois pro-russes, a constitué un conseil de coordination. Cet organe, censé préparer la relève, même pas du régime, mais du seul pouvoir de l’autocrate, est notamment constitué d’une brochette de juristes, d’un ex-ministre de Loukachenko, d’une prix Nobel de littérature, Svetlana Alexeïevitch qui, après avoir été une auteure en vue sous Brejnev, est devenue une adversaire déclarée de « l’homme rouge », du régime soviétique en particulier et du communisme en général.
Qu’un ou plusieurs animateurs de comités de grève siègent à ce conseil ne change rien à son orientation de classe. Ils relaient auprès des travailleurs les slogans de l’opposition libérale : élections libres, fin de la répression, libération des prisonniers politiques. Et s’ils y ajoutent des points spécifiques au monde du travail (droit de grève, droit de former des syndicats indépendants, abrogation des mesures gouvernementales de précarisation du travail, de celles qui repoussent l’âge de départ en retraite, etc.), ces revendications, amplement justifiées, ne sont pas à la hauteur des exigences de la lutte. Surtout pour obtenir un changement de régime.
Au chapitre des rapports entre l’opposition et les travailleurs, il faut ajouter le fait que, le 1er septembre, alors que la vague gréviste fléchissait, l’opposition a appelé ses partisans à se rendre aux portes des grandes entreprises pour y appeler à la grève générale.
Nous n’avons aucun moyen de mesurer comment, concrètement, les travailleurs concernés ont reçu et perçu cet appel. Mais il n’a guère été suivi d’effet. Et s’il prouve une chose, c’est d’abord que l’opposition libérale se sait bien faible socialement, même avec ses soutiens dans la petite bourgeoisie intellectuelle et d’affaires. Et elle sait aussi que, pour pouvoir faire pièce aux forces du régime, il lui faudrait absolument entraîner des pans significatifs de la classe ouvrière : mais comme une infanterie encadrée par des officiers et menée par des généraux appartenant à une autre classe et défendant les perspectives et intérêts de cette même classe.
En Biélorussie, la classe ouvrière, héritage de ce qu’avait été l’Union soviétique, se compose de millions d’hommes et de femmes concentrés dans des unités, chacune forte de milliers de travailleurs, souvent implantées au cœur ou à proximité des grands centres urbains. Cœur vivant d’une industrie qui représente au moins 30 % du PIB (produit intérieur brut) de la Biélorussie, cette classe ouvrière a donc un poids social et économique incontournable.
En 1994, Loukachenko prit en mains les rênes d’un pays que l’effondrement de l’URSS avait mis à genoux. Il s’employa alors à faire valoir aux travailleurs de « son » pays qu’ils avaient plus de chance que leurs frères et sœurs de Russie ou d’Ukraine. N’avait-il pas mis un terme aux privatisations de la période antérieure ? Et il se glorifiait de préserver ce qui restait d’un outil de production puissant, mais sans avouer, bien sûr, que cette industrie fournissait surtout la base matérielle des privilèges de la bureaucratie biélorusse. À l’en croire, la Biélorussie avait à sa tête un Bat’ka (un « père ») qui veillait aux intérêts de « ses petits », en particulier de « ses » ouvriers. Réminiscence du paternalisme des tsars comme du mépris condescendant des bureaucrates staliniens, ledit petit père du peuple biélorusse ne manquait pas une occasion de se rendre dans des usines, pour s’y faire filmer en train de discuter avec des travailleurs.
C’est cela, et le fait qu’il conservait quelques autres vestiges de la défunte URSS, une économie majoritairement nationalisée, le drapeau national, le nom (KGB) de sa police politique,…qui a valu à Loukachenko que les dirigeants des États impérialistes lui collent sur le dos l’étiquette de « dernier dictateur en Europe ».
C’en serait risible, si les mêmes ne soutenaient, en Europe, ces grands « démocrates » que sont le Turc Erdogan, le Hongrois Orban, le Polonais Kaczynski, et d’autres, pires encore, un peu partout sur la planète. D’autant que ne voir en Loukachenko qu’un dictateur, c’est se condamner à ne rien comprendre à ce qui a longtemps fait sa force. Car il est indiscutable que son régime a réussi, en louvoyant entre l’Occident et la Russie, à maintenir l’emploi et certaines prestations sociales de la période soviétique. Jusqu’aux années 2010, il a même pu augmenter un peu les salaires réels, même si sa promesse de porter le salaire moyen (qui équivaut à 350 dollars) à 500, voire 1 000 dollars, est restée ce qu’elle était : une promesse. Et c’est en se targuant d’avoir instauré une sorte de mini État-providence post-soviétique que Loukachenko a pu satisfaire les appétits d’une bureaucratie d’État pléthorique, base sociale du régime, tout en recueillant un assez large consensus dans le reste de la population.
Bien sûr, cela ne s’applique pas aux opposants ouvertement pro-occidentaux (généralement exilés), aux nationalistes biélorusses (peu nombreux) ni aux dirigeants que Loukachenko a écartés parce qu’ils pouvaient briguer sa place ou à des privilégiés du régime qui se montraient trop proches de l’allié russe et de ses géants industrialo-financiers, et dont certains sont réapparus sur le devant de la scène en tant que membres de l’opposition libérale. Et le régime a toujours cherché à neutraliser tous ceux, syndicalistes indépendants et militants d’extrême gauche, qui auraient pu le mettre en difficulté dans la classe ouvrière.
Le régime et ses attaques contre la classe ouvrière
Or, ces dernières années, c’est précisément le pilier ouvrier du bonapartisme biélorusse qui a été le plus ébranlé, avec l’aggravation de la crise mondiale et le ralentissement de l’économie russe, principale partenaire de la Biélorussie. Alors que le prix des hydrocarbures, dont la Russie est un des premiers producteurs mondiaux, a chuté sur fond de demande en berne, Moscou n’a plus pu ou voulu consentir à Minsk d’aussi grands volumes de gaz et de pétrole à prix cassé, que le régime pouvait revendre avec une forte marge sur les marchés mondiaux. Certes, le pays a joué avec profit le rôle d’intermédiaire entre l’Occident, qui voulait sanctionner Moscou après l’annexion de la Crimée en 2014, et la Russie. Mais cela ne pouvait suffire à assurer les prébendes des bureaucrates biélorusses ; pas plus que le développement du tourisme prôné par le régime, en fait la mise à disposition des touristes est-européens de bases de vacances et sanatoriums datant de l’époque soviétique, ou, mais il s’en vantait moins, l’ouverture de casinos à destination des joueurs russes ou ukrainiens, Moscou et Kiev ayant fermé les salles de jeux que tenaient des mafias trop gourmandes.
Et ce ne sont pas les petites entreprises privées centrées sur les techniques de l’information ou les nouvelles technologies, même si elles prospèrent dans l’ombre des mastodontes américains du secteur, qui peuvent vraiment remplir les caisses d’un État désargenté. Elles font certes rentrer des devises dans le pays et, à ce titre, le régime favorise leur activité. Mais, en même temps, elles forment le terreau d’une petite bourgeoisie ouvertement pro-occidentale et soutenant l’opposition libérale, dont elle attend qu’elle lui offre une ouverture plus grande encore pour ses affaires.
Invisible il y a encore quelques années, cette petite bourgeoisie d’affaires s’affiche désormais à Minsk dans des habits coûteux à la dernière mode de Paris ou de New York. Et cela au moment où, chose impensable il y a peu encore, dans les rues des grandes villes sont apparus SDF et mendiants.
C’est à mettre en relation directe avec le fait que le pouvoir, pour maintenir le train de vie des nantis du régime, a choisi de s’attaquer au niveau de vie des classes laborieuses. Depuis 2004, il a un peu partout remplacé les contrats collectifs par des contrats de travail individuels d’un an, un système où le salarié peut être licencié à tout moment, « prêté » à une autre entreprise, mais sans pouvoir, lui, quitter son emploi avant l’échéance du contrat. Et comme ces contrats renouvelables d’année en année sont généralisés au secteur public, des millions de salariés et d’employés précarisés vivent désormais dans la crainte du non-renouvellement de leur contrat et du chômage, d’autant plus que des entreprises publiques ont fermé du fait de la crise. Au titre des attaques contre les travailleurs, le régime a aussi décidé la fin de la prise en compte des périodes de formation, de service militaire, de congés maternité dans le calcul des retraites, et reporté de plusieurs années l’âge de départ en retraite. Et en 2017 le régime a instauré une « taxe sur la dépendance sociale », en fait un impôt sur ceux qui sont sans travail, ce qui avait alors provoqué des manifestations dans tout le pays. Car le chômage, jusqu’alors quasi inconnu, est apparu de façon visible, avec des allocations bien insuffisantes pour vivre, même au regard des salaires locaux.
C’est tout ce mécontentement qui a resurgi de façon explosive sur la place publique au lendemain du 9 août, une colère populaire accentuée par l’irresponsabilité dont le pouvoir fait preuve face à la crise du Covid-19, un verre de vodka valant tous les remèdes, selon Loukachenko.
La classe ouvrière, ses perspectives de réorganisation de la société et son parti
Juste quarante ans après les grandes grèves d’août 1980 qui, dans la Pologne voisine, avaient donné naissance au syndicat indépendant Solidarnosc, ébranlé le régime poststalinien et débouché, après le coup d’État du général « national-communiste » Jaruzelski, sur la fin de ce régime et le retour de la Pologne dans le giron du marché, certains commentateurs en Occident, en Biélorussie ou en Russie ont voulu faire un parallèle entre les deux situations.
On peut certes y trouver bien des ressemblances. À commencer par l’importance numérique relative de la classe ouvrière dans chaque pays et dans chacun de ces événements, ou encore dans le caractère à chaque fois explosif de la révolte contre le pouvoir. Mais on voit tout de suite en quoi ces situations diffèrent. Le contexte international a bien changé, et d’abord parce que l’URSS n’existe plus ; la longue tradition d’interventions de la classe ouvrière polonaise sur la scène publique n’a pas d’analogue en Biélorussie ; la crise mondiale a pris une ampleur que l’on n’aurait pas imaginée il y a quarante ans.
Cela étant, une ressemblance majeure saute aux yeux dans les deux cas : la classe ouvrière a été amenée à se battre contre des régimes qui l’avaient plus que mérité, mais toujours en tant que force subordonnée, chargée de venir en renfort à d’autres classes sociales aux intérêts généraux opposés à ceux du prolétariat. Par là même, si la classe ouvrière se battait « contre », et l’on voyait bien contre qui et contre quoi, elle n’apparaissait jamais comme se battant « pour » : pour un changement radical, non seulement de son propre sort, mais de celui de toute la société.
Ce constat ne concerne pas que la Biélorussie ou la Pologne des années 1980. Il vaut pour l’ensemble du mouvement ouvrier mondial depuis des décennies.
Pendant toute une période historique, le mouvement ouvrier naissant, puis celui qui s’est organisé sous le drapeau du marxisme avec la IIe Internationale jusqu’en 1914, et ensuite celui qui s’est placé sous l’étendard de la révolution d’Octobre au sein de l’Internationale communiste jusqu’aux années 1930, ce mouvement ouvrier s’est affirmé comme le champion d’un monde nouveau. Il se présentait comme porteur d’une alternative au système capitaliste pour l’humanité tout entière. Or cela n’existe plus.
Qu’une révolte ouvrière commence par se dresser contre une dictature, un gouvernement, cela n’a rien d’étonnant. C’est même la règle. Pour ne prendre que cet exemple, c’est ainsi que la révolution a démarré en Russie, en février 1917 : en dressant les ouvriers, les soldats, les paysans et de larges couches de l’opposition bourgeoise contre le tsar. Mais, à la différence d’aujourd’hui, il existait alors en Russie une organisation qui ne se bornait pas à lutter contre le tsarisme, mais qui luttait pour le socialisme. Et ce Parti bolchevique avait mis à son programme, au vu et au su de tous, la prise du pouvoir par la classe ouvrière et la réorganisation complète de la société ; sa transformation socialiste, non seulement en Russie, mais dans le monde entier.
La question n’est pas de savoir si, ici ou là, il y aura des luttes ouvrières, ni de répéter de manière incantatoire : « Des luttes, des luttes ! » Des luttes, il y en a, et il y en aura. Et un peu partout, car la classe ouvrière, acculée par la crise et la rapacité de la bourgeoisie, n’aura tout simplement pas d’autre choix.
En Biélorussie, personne ne propose rien à la classe ouvrière. Pas même de perspectives ouvertement bourgeoises, tant l’opposition libérale, de fait bourgeoise, à Loukachenko est insignifiante, sans force, même si elle aimerait bien attacher à son char des cohortes de manifestants ouvriers. Ce qui, malgré cela, fait peur aux Macron et Merkel, c’est qu’une telle situation d’instabilité sociale et politique, même dans un petit pays, peut avoir un caractère contagieux quand c’est toute la société mondiale que secoue et frappe la crise du système capitaliste.
Mais, faute d’un parti qui porte la perspective d’une réorganisation révolutionnaire de la société, du renversement de ce système capitaliste failli, et qui propose ce programme à l’ensemble de la population, au nom de la classe ouvrière, en cherchant à entraîner à sa suite les autres classes laborieuses, même une intervention massive des travailleurs dans des événements comme ceux de Biélorussie ne pourra rien changer de fondamental, même dans ce pays. Et, a fortiori, elle ne pourra pas faire avancer la lutte de l’humanité pour son émancipation. C’est ce qu’a rappelé de façon tragique le résultat des luttes héroïques, massives et répétées qu’ont menées les travailleurs en Pologne tout au long de la seconde moitié du 20e siècle : il ne peut pas y avoir de changement réel et positif pour la société, ni pour la masse des opprimés, sans des organisations qui défendent des perspectives socialistes, communistes, révolutionnaires dans la classe ouvrière et dans les luttes.
Avec la formidable aggravation de la crise mondiale, il est partout plus urgent que jamais de tout faire pour que le prolétariat renoue avec de telles perspectives, et pour créer des partis qui les incarnent.
8 septembre 2020