La Confédération générale du travail (CGT) fête l'anniversaire de sa fondation, il y a 120 ans, en septembre 1895, au congrès de Limoges. Alors que régulièrement des campagnes contre les syndicats sont relayées par les médias, où des experts autoproclamés viennent doctement expliquer que les syndicats seraient néfastes ou archaïques, il est bon de rappeler le passé de cette organisation ouvrière.
Même si la CGT garde des traces importantes de son passé, elle est devenue une organisation largement intégrée à la société capitaliste. Ses sommets sont depuis longtemps passés sous l'influence directe de la bourgeoisie, ne serait-ce qu'au travers des nombreux organismes étatiques paritaires qui mélangent responsables syndicaux et patronaux. Aujourd'hui, la politique mise en avant par la direction de la CGT ne prétend même plus défendre les intérêts généraux des travailleurs... mais ceux de « l'industrie française ». Alors quand les dirigeants de la CGT fêtent les 120 ans de l'organisation syndicale, ils font référence à un passé avec lequel ils n'ont plus rien à voir.
Mais à la base, de génération en génération, la CGT n'a quasiment jamais cessé d'attirer des travailleurs parmi les plus combatifs et les plus conscients de l'opposition fondamentale entre leurs intérêts collectifs et ceux du patronat. Avec tous ceux qui se sentent dans le camp des exploités, quelle que soit leur appartenance syndicale actuelle, ils ont des raisons de chercher à connaître le passé de la CGT car il est riche en expériences. Il y a bien des choses à apprendre de ce syndicalisme révolutionnaire auquel se référaient les premiers dirigeants de la CGT. Un syndicalisme qui sut représenter les intérêts généraux et, jusqu'à un certain point, les intérêts politiques des travailleurs.
Le mouvement ouvrier à la veille de la fondation de la CGT
Les militants ouvriers qui ont construit la CGT ne partaient pas de rien. Ils avaient déjà eux-mêmes en héritage un long passé de luttes ouvrières en France, en Europe et aux États-Unis : les révoltes des canuts lyonnais en 1831 et 1834 ; le mouvement chartiste en Grande-Bretagne ; le soulèvement des travailleurs parisiens en juin 1848 ; le développement des trade-unions anglais ; la Commune de Paris en 1871 ; l'essor fulgurant du mouvement ouvrier socialiste allemand et les luttes du jeune prolétariat américain pour la journée de huit heures, qui furent à l'origine de la journée internationale du Premier mai.
Et en France, en cette fin du 19e siècle, après la féroce répression qui suivit la Commune, le mouvement ouvrier progressait à nouveau. Des syndicats naissaient dans toutes les branches, au fur et à mesure du développement industriel : dans la métallurgie, le textile, le bâtiment, les mines, le chemin de fer... Et à une échelle locale, les travailleurs avaient commencé à constituer tout un réseau de bourses du travail. La CGT fut un des fruits de tout ce renouveau.
Les syndicats des différentes corporations s'étaient regroupés dans une Fédération nationale des syndicats en 1886. Celle-ci était dirigée par des militants socialistes et révolutionnaires dont une majorité se revendiquait du marxisme et appartenait au Parti ouvrier de Jules Guesde et Paul Lafargue. Ils étaient notamment très implantés dans les entreprises du textile du Nord, dans les « bagnes capitalistes » comme on les appelait. Cette région ouvrière, entre autres, fut d'ailleurs parmi les premières du pays à élire des maires et des députés socialistes, à l'occasion de campagnes électorales qui étaient de vastes mobilisations et furent des étapes cruciales dans la construction du Parti ouvrier.
En parallèle, un autre mouvement était apparu, celui des bourses du travail et des maisons du peuple. Au départ, les bourses du travail avaient été mises en place en accord avec les pouvoirs publics pour répondre aux besoins concrets des travailleurs de se renseigner sur les emplois disponibles, le niveau des salaires, obtenir un secours financier face au chômage. La première, celle de Paris, fut créée en 1887. Mais très rapidement, elles devinrent des foyers d'organisation et de propagande révolutionnaire. Elles furent parfois fermées d'autorité par le pouvoir. Les militants les remplaçaient alors par leurs propres maisons du peuple, qu'ils se retrouvaient à construire parfois eux-mêmes. Les bourses du travail étaient une organisation de la classe ouvrière qui dépassait le cadre des corporations et des métiers, et intégrait au mouvement tous ceux qui travaillaient dans des petits ateliers, voire des artisans. En 1892, une Fédération des bourses du travail fut constituée. Fernand Pelloutier, qui en devint le secrétaire en 1895, était l'âme de cette organisation ouvrière.
Pelloutier avait adhéré au Parti ouvrier. Mais il s'en était écarté. Pour lui, la grève générale était le moyen exclusif de transformation révolutionnaire de la société. Influencé par des conceptions anarchistes, il rejetait la possibilité pour les révolutionnaires de participer aux élections et ne voyait pas comment celles-ci pouvaient être utilisées comme puissant moyen de propagande pour préparer les luttes révolutionnaires elles-mêmes, comme le mouvement socialiste allemand en avait fait la démonstration.
Bien plus tard, Alfred Rosmer, un syndicaliste révolutionnaire de la CGT qui passa au communisme après la Révolution russe de 1917, puis au trotskysme, devait dire de Pelloutier : « On le verra fréquemment user de la phraséologie verbeuse des anarchistes » mais « en fait, son action syndicale, l'ampleur qu'il lui donnait, les nécessités qui surgissaient de la lutte même, l'éloignaient des anarchistes et firent de lui un syndicaliste révolutionnaire. »
Le mouvement socialiste avait réussi à s'implanter parmi la classe ouvrière, notamment dans le Nord, comme on l'a vu. Mais il était très divisé en différentes tendances. La plus conséquente, se réclamant du marxisme, avait créé le Parti ouvrier. Une autre, importante, faisait référence au révolutionnaire français Auguste Blanqui. D'autres encore étaient influencées par des conceptions anarchisantes ou communalistes. Cet éparpillement était une faiblesse caractéristique du mouvement ouvrier français.
La plupart des courants socialistes non marxistes avaient des conceptions très confuses sur la manière dont ils pensaient pouvoir renverser le capitalisme, ce qui laissait la porte ouverte à l'opportunisme électoraliste. Et même le courant de Guesde et de Lafargue, pourtant bien plus armé théoriquement, fit preuve de faiblesses politiques importantes, notamment dès qu'il commença à obtenir des succès électoraux. Ainsi, en 1893, le Parti ouvrier se rebaptisa Parti ouvrier français pour ne pas être taxé d'antipatriotisme. Et cela, alors même que Friedrich Engels, ancien compagnon de Karl Marx, mettait en garde les marxistes français contre ce genre d'opportunisme.
En 1896, apparut au sein du mouvement socialiste le courant d'Alexandre Millerand qui allait mener au ministérialisme, c'est-à-dire à la première participation d'un socialiste à un gouvernement. En 1899, ce député allait devenir ministre du Commerce, de l'Industrie, des Postes et Télégraphes aux côtés du général Galliffet, massacreur de la Commune. Guesde sut combattre le ministérialisme vigoureusement. Mais, pendant un temps, les dirigeants socialistes furent complaisants avec le courant de Millerand sous prétexte d'attirer « l'élite bourgeoise », comme ils l'avouaient eux-mêmes. Cela contribua à la méfiance légitime de militants ouvriers comme Pelloutier. En revanche, ce dernier combattit avec fermeté, et parfois avec des arguments tout à fait justes, les illusions électoralistes : « La bourgeoisie assistant, les bras croisés, dans le plus grand respect de la légalité, à son expropriation légale ? [...] Le jour où les travailleurs feront mine de toucher à ses privilèges économiques, il n'y aura pas de loi qu'elle ne viole, de suffrage qu'elle ne fausse, de prisons qu'elle n'ouvre, de proscription qu'elle n'organise, de fusillades qu'elle ne prépare. »
Pelloutier était un organisateur hors pair du mouvement ouvrier, regroupant les militants par-delà leurs corporations, cherchant même à toucher les ouvriers agricoles en s'appuyant sur les artisans des villages. À ses yeux, les bourses du travail devaient servir à l'émancipation des travailleurs. Dans un discours de 1896, il déclarait : « Ce qu'il manque à l'ouvrier, c'est la science de son malheur ; c'est de connaître les causes de sa servitude ; c'est de pouvoir discerner contre qui doivent être dirigés ses coups. » Les bourses du travail furent de véritables écoles de la lutte de classe. Des générations de militants y participèrent, contribuant à enraciner dans la conscience de centaines de milliers d'ouvriers l'idée fondamentale que les exploités représentaient un camp à part et qu'ils avaient leurs intérêts communs à défendre par-delà les spécificités de leurs différentes branches. « La mission révolutionnaire du prolétariat éclairé, disait-il, est de poursuivre plus méthodiquement, plus obstinément que jamais, l'œuvre d'éducation morale, administrative et technique nécessaire pour rendre viable une société d'hommes fiers et libres. » Même après sa mort, les conceptions de Pelloutier eurent une influence importante sur les syndicalistes révolutionnaires de la CGT.
Du congrès de Limoges (1895) à celui de Montpellier (1902)
L'initiative du congrès de Limoges de 1895, qui avait pour ambition d'unir les deux fédérations syndicales, la Fédération nationale des syndicats (FNS) et la Fédération des bourses du travail (FBT), vint d'une partie des militants de la FNS qui proposèrent de transformer leur « septième congrès corporatif » en congrès de fondation d'une CGT. Mais la FBT ne répondit que partiellement à l'appel. Seules certaines bourses du travail adhérèrent à cette nouvelle CGT. Pelloutier lui-même resta en dehors de la CGT. Il n'était pas opposé à l'idée d'une unification du mouvement ouvrier. Mais d'une part il craignait de voir la FBT passer sous le contrôle de syndicalistes modérés. Et d'autre part cette première CGT n'était encore qu'un regroupement formel, une juxtaposition d'organismes qui restaient au bout du compte très coupés les uns des autres. Elle n'était pas une réelle organisation unifiée. Il fallait trouver le moyen d'unir le mouvement ouvrier réel, vivant, en plein développement, sans le brider par des cadres arbitraires. La FBT continua d'exister à part entière en dehors de la CGT. Elle représentait d'ailleurs un cadre plus ouvert au développement du mouvement ouvrier, sur une base locale et non corporatiste. Et elle prit de plus en plus d'importance alors que la CGT stagnait. À l'approche du congrès de 1900, une circulaire de la CGT constatait : « Cinq années nous séparent de sa constitution et il semble qu'elle n'existe pas... ». Mais tout en continuant de vivre une existence séparée, les deux organisations savaient s'entendre et s'entraider.
Pelloutier avait proposé de simplifier l'organisation de la CGT, en ne réunissant que les organisations centrales : les fédérations de métier ou d'industrie, la Fédération des bourses et les syndicats nationaux. Mais en 1901, il décéda à 33 ans d'une maladie qui le rongeait depuis des années. Georges Yvetot le remplaça à la tête de la FBT. La même année, un nouveau secrétaire de la CGT, Victor Griffuelhes, se fit élire sur les bases d'un syndicalisme révolutionnaire proche des conceptions de Pelloutier. Le congrès de Montpellier en 1902 fut alors véritablement celui de l'unification sur les bases suggérées par Pelloutier. Un comité confédéral où se trouvèrent représentés les syndicats de branche et les bourses du travail fut créé et devint ainsi la véritable direction du mouvement syndicaliste révolutionnaire. Victor Griffuelhes en fut le premier dirigeant.
Ouvrier des cuirs et peaux, adhérant dans sa jeunesse du Parti socialiste révolutionnaire (blanquiste), Griffuelhes déclarait contre les réformistes : « Les réformistes veulent besogner de concert avec les éléments bourgeois et gouvernementaux. Les révolutionnaires veulent besogner contre bourgeois et dirigeants. Ceux-là comptent sur le concours de nos adversaires. Ceux-ci ne comptent que sur eux-mêmes. »
L'idée que les travailleurs devaient défendre eux-mêmes leurs intérêts collectifs était un des principes de base des syndicalistes révolutionnaires. C'est ce qu'ils appelaient l'action directe de la classe ouvrière. Émile Pouget, militant anarchiste, secrétaire adjoint de la CGT aux côtés de Griffuelhes, la décrivait ainsi : « L'action directe, c'est l'affirmation que les travailleurs entendent ne plus compter que sur eux-mêmes, et non sur un Messie extérieur pour améliorer leur condition et marcher à la libération complète. » Alors que la combativité ouvrière était en pleine croissance, ce principe symbolisa l'indépendance des intérêts de la classe ouvrière face aux différents partis bourgeois. Il représenta même une défiance légitime face aux faiblesses opportunistes du mouvement socialiste, qui ne faisaient que s'aggraver.
En effet, les différents courants socialistes venaient de s'unir en 1905 dans un Parti socialiste unifié. Or, plusieurs députés socialistes dits indépendants refusèrent d'adhérer à ce nouveau parti. Ces politiciens se faisaient élire sous l'étiquette socialiste mais ne voulaient pas être sous le contrôle d'un parti ouvrier et de ses militants. Et moins d'un an plus tard, en 1906, deux de ces députés, Aristide Briand et René Viviani, entrèrent au gouvernement en compagnie de Georges Clemenceau, le nouveau ministre de l'Intérieur que les militants ouvriers de la CGT allaient apprendre à combattre.
Le 1er mai 1906 et la charte d'Amiens
L'expérience du mouvement ouvrier américain, qui avait organisé la lutte pour la journée de huit heures comme une campagne de propagande de longue haleine, avait marqué les militants ouvriers de tous les pays. C'est en référence à cette lutte que le Premier mai avait été proposé comme journée internationale des travailleurs au congrès de fondation de l'Internationale ouvrière socialiste de 1889, pour rendre concrète l'idée que la classe ouvrière était une classe internationale. Ce jour était dès lors devenu immédiatement une journée de grève et de manifestations dans de nombreux pays pour réclamer la journée de huit heures. En septembre 1904, au congrès de Bourges, la CGT décida de s'inspirer de l'expérience américaine et d'organiser une large campagne sur plus d'un an et demi pour la journée de huit heures afin de préparer une grève générale à partir du 1er mai 1906.
Il ne s'agissait pas de se tourner vers le Parlement et encore moins vers le gouvernement. Il s'agissait de tenter d'imposer la journée de huit heures par l'action directe des travailleurs eux-mêmes, en les appelant à appliquer eux-mêmes leur revendication et à quitter les ateliers une fois la journée de huit heures accomplie. Pour les militants de la CGT, cette revendication ne représentait pas seulement une réduction du temps de travail. En permettant une réduction de l'aliénation du travail, elle était une étape sur le chemin de l'émancipation et de la révolution sociale.
Cette campagne se mena dans un contexte de combativité croissante, où les grèves éclataient plus nombreuses et plus radicales. Ces luttes, même si elles n'aboutissaient que partiellement à des victoires, entraînaient l'accroissement de l'organisation et de la conscience de classe des travailleurs. Et c'était l'essentiel dans cette période de tension grandissante avec la bourgeoisie et le gouvernement.
En mars 1906, eut lieu la catastrophe de Courrières, où 1 099 mineurs furent tués. Cela entraîna une grève dans tout le bassin minier du Nord. Le gouvernement répondit aux revendications en envoyant 20 000 soldats contre les grévistes. À la veille du 1er mai 1906, Clemenceau présenta le mouvement à venir comme insurrectionnel, et fit arrêter les dirigeants de la CGT, dont Griffuelhes, Pouget et Yvetot. Il envoya 50 000 soldats quadriller Paris. La grève ne fut finalement pas générale, mais elle se poursuivit pendant plusieurs jours dans de nombreuses entreprises, et elle montra la capacité de la CGT à entraîner des centaines de milliers de travailleurs. C'est pourquoi, bien que la journée de huit heures ne fût pas acquise, le crédit de la CGT augmenta. Il fut d'ailleurs d'autant plus renforcé que le gouvernement concéda une loi sur le repos hebdomadaire obligatoire quelques semaines plus tard.
Face aux grèves, le ministre de l'Intérieur Clemenceau, également devenu chef du gouvernement en octobre 1906, mania la carotte et le bâton. D'un côté, il créa un ministère du Travail qu'il confia au socialiste Viviani pour tenter d'amadouer certains responsables de la CGT ; de l'autre, il réprimait.
Alors, en octobre 1906, au congrès de la CGT à Amiens, la tendance révolutionnaire réaffirma ses conceptions et sa défiance à l'égard des réformistes. À une écrasante majorité (830 pour, 8 contre, 1 nul), un court texte rédigé par Griffuelhes et Pouget, connu sous le nom de Charte d'Amiens, fut voté. Cette Charte d'Amiens n'opposait pas l'action syndicale à l'action politique, comme le prétendront des décennies plus tard nombre de dirigeants syndicalistes pour justifier leur volonté de réduire la lutte des travailleurs à des revendications tolérables par la bourgeoisie. Elle était une véritable proclamation révolutionnaire :
« [...] Dans l'œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l'accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d'améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l'augmentation des salaires, etc.
Mais cette besogne n'est qu'un côté de l'œuvre du syndicalisme ; il prépare l'émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l'expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d'action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd'hui groupement de résistance, sera dans l'avenir le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale. [...] »
Et le nombre d'adhérents de la CGT ne cessait de croître, passant de 100 000 en 1902, à 300 000 en 1906 et 400 000 en 1908.
La montée de la combativité ouvrière et la lutte contre les réformistes
Le bras de fer entre la CGT et le gouvernement Clemenceau atteignit un point culminant à l'été 1908 avec la grève des terrassiers de Draveil et de Villeneuve-Saint-Georges. Sur ces chantiers où les ouvriers extrayaient le sable pour la construction du métro parisien, les journées de travail dépassaient les douze heures et le repos du dimanche n'était pas respecté. Lancée après le 1er mai 1908, la grève dura jusqu'à fin juillet. Après l'assassinat de deux grévistes par la police, une grève générale du bâtiment fut annoncée pour le 30 juillet avec manifestation et meeting. 5 000 personnes vinrent de toute la région parisienne. Provoqués par la police, les manifestants dressèrent des barricades. La répression fit quatre morts et 200 blessés. Le secrétaire de la Fédération des cuirs et peaux, Dret, blessé par balle, dut être amputé d'un bras. Clemenceau fit de nouveau arrêter les principaux dirigeants de la CGT dont Griffuelhes et Pouget.
Au congrès d'octobre 1908 à Marseille, les réformistes profitèrent de l'absence forcée des dirigeants révolutionnaires pour critiquer la politique du comité confédéral. Sorti de prison quelque temps après, ébranlé par ces revers, Griffuelhes démissionna en février 1909 du poste de secrétaire de la CGT. Un réformiste affiché, Louis Niel, fut élu. Mais il ne résista que cinq mois à la pression de la tendance révolutionnaire. C'est Léon Jouhaux, ouvrier allumettier, qui le remplaça. Syndicaliste révolutionnaire à ses débuts, il incarnera en 1914, à l'occasion du déclenchement de la guerre, la trahison des idées du syndicalisme révolutionnaire.
À partir de 1909, sentant confusément la nécessité de préserver leur propre expression face à la pression réformiste, la tendance révolutionnaire de la CGT se regroupa autour d'un hebdomadaire, La Vie ouvrière, lancé par Pierre Monatte, l'ancien responsable de l'imprimerie de la CGT. Griffuelhes y collabora. Le journal luttait contre les tendances réformistes voire réactionnaires qui existaient aussi au sein de la CGT. Il défendait l'internationalisme, l'antimilitarisme, l'antipatriotisme ainsi que les intérêts des ouvrières. Par exemple, en 1913, La Vie ouvrière prit la défense d'Emma Couriau, une typographe, qui s'était vu refuser l'adhésion au syndicat du Livre, un bastion du réformisme qui n'avait accepté officiellement de syndiquer les femmes que depuis peu. Son mari, syndiqué depuis vingt ans, avait été, lui, exclu du syndicat au prétexte qu'il l'avait laissée prendre le métier d'un homme ! La Vie ouvrière réussit à obtenir du comité confédéral qu'une ligue féminine soit constituée dans la CGT.
À l'approche de la guerre, la lutte entre les tendances réformistes et la tendance révolutionnaire devenait de plus en plus intense, au sein de la CGT comme dans tout le mouvement ouvrier et socialiste international.
De l'antimilitarisme à la faillite d'août 1914
La CGT avait toujours dénoncé la guerre qui venait. À Amiens, en 1906, une résolution disait : « Le congrès affirme que la propagande antimilitariste et antipatriotique doit devenir toujours plus intense et toujours plus audacieuse. Dans chaque grève, l'armée est pour le patronat ; dans chaque conflit européen, dans chaque guerre entre nations ou colonies, la classe ouvrière est dupée et sacrifiée au profit de la classe patronale, parasitaire et bourgeoise. » Lors d'une conférence extraordinaire de 1911, en pleine crise diplomatique entre la France et l'Allemagne, la CGT avait déclaré : « À toute déclaration de guerre, les travailleurs doivent, sans délai, répondre par la grève générale révolutionnaire. » Elle organisa avec le Parti socialiste et les anarchistes d'énormes meetings contre la guerre en 1911, 1912, et 1913. Et le 16 décembre 1912 une grève générale contre la guerre entraînait 600 000 personnes. La CGT développait aussi depuis des années une propagande antimilitariste et antipatriotique à travers l'organisation du « sou du soldat ». Chaque adhérent mobilisé pour le service militaire recevait un petit soutien de la part du syndicat et surtout de la propagande antimilitariste. Selon un ministre de la Guerre du moment, cette propagande entraînait plusieurs milliers de désertions et d'insoumissions chaque année.
Mais quand la guerre éclata en août 1914, après plusieurs manifestations pacifistes, la CGT et le Parti socialiste cédèrent et participèrent à la propagande nationaliste et guerrière. Gangrenés par le réformisme, le syndicalisme révolutionnaire et les partis socialistes ne résistèrent pas au choc de la guerre. Le 4 août, sur la tombe de Jaurès, assassiné le 31 juillet, Léon Jouhaux déclara : « Ce n'est pas la haine du peuple allemand qui nous poussera sur les champs de bataille, c'est la haine de l'impérialisme allemand. » La CGT appelait à l'Union sacrée avec la bourgeoisie qu'elle avait toujours combattue. Quelques heures après, les députés socialistes votaient les crédits de guerre.
Seule une partie du groupe de La Vie ouvrière maintint le drapeau de l'internationalisme de la classe ouvrière. Pierre Monatte démissionna du comité confédéral de la CGT. Il fut mobilisé et Alfred Rosmer s'occupa de renouer les liens avec les lecteurs de La Vie ouvrière, dénonça la guerre impérialiste mondiale et emboîta le pas aux authentiques révolutionnaires comme Lénine et Trotsky en Russie, Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht en Allemagne ou Christian Rakovski dans les Balkans.
Après 1917, la lutte pour un parti communiste révolutionnaire
La guerre déboucha sur la plus formidable vague révolutionnaire de l'Histoire. La révolution en Russie en 1917 puis dans de nombreux pays d'Europe scinda en deux le mouvement ouvrier international : les partisans de la Révolution russe et ses adversaires, les révolutionnaires et les réformistes. Les dirigeants socialistes ou de la CGT comme Jouhaux qui avaient collaboré de façon éhontée avec les forces les plus bellicistes s'acharnèrent contre l'influence de la Révolution russe sur les exploités du monde entier.
À l'opposé, Monatte et Rosmer animèrent le Comité de la Troisième internationale qui regroupait les militants issus du Parti socialiste, du syndicalisme révolutionnaire ou de l'anarchisme qui voulaient se tourner vers l'Internationale communiste (IC) créée par les révolutionnaires russes. Le Parti communiste, section française de l'IC (PC-SFIC), fut fondé au congrès de Tours en décembre 1920 en se séparant du Parti socialiste sous la volonté majoritaire de l'aile révolutionnaire qui souhaitait adhérer à l'IC.
En 1921, Trotsky, s'adressant aux syndicalistes révolutionnaires qu'il voulait convaincre d'adhérer au Parti communiste, écrivit à propos de la Charte d'Amiens qui était leur référence : « Il est évident pour tout communiste conscient que le syndicalisme d'avant-guerre était une tendance révolutionnaire et très profonde. La Charte a été pour le mouvement prolétarien de classe un document très précieux, mais la valeur de ce document est historiquement limitée. [...] Tout votre travail antérieur n'a été qu'une préparation à la fondation du parti communiste, à la révolution prolétarienne. Le syndicalisme révolutionnaire d'avant-guerre était l'embryon du parti communiste. Retourner à l'embryon serait une monstrueuse régression. Au contraire, la participation active à la formation d'un parti communiste véritable suppose la continuation et le développement des meilleures traditions du syndicalisme français. »
Comme dans de nombreux autres pays, en France, l'après-guerre vit monter la combativité ouvrière. De grandes grèves eurent lieu dans la métallurgie en 1919 puis chez les cheminots en 1920. Les effectifs de la CGT montèrent en flèche, dépassant les deux millions d'adhérents. En décembre 1921, la CGT se scinda en deux à la suite d'une manœuvre des réformistes conduits par Jouhaux qui voulait garder la main sur son syndicat. Les révolutionnaires créèrent alors la CGT-U : U pour « unitaire », car ils n'avaient pas voulu cette scission syndicale. Les révolutionnaires, regroupés désormais dans un parti et surtout dans une Internationale dans laquelle ils pouvaient avoir confiance, l'IC de Lénine et de Trotsky, ne voulaient pas se séparer de la majorité des travailleurs. Ils voulaient combattre à leurs côtés pour les convaincre, dans la lutte commune, des perspectives communistes et révolutionnaires.
Les militants ouvriers du très jeune courant communiste en France au début des années 1920 furent les continuateurs des syndicalistes révolutionnaires. Ils héritèrent de leurs meilleures traditions. Et ils cherchèrent à les perpétuer en s'appuyant sur la conscience de classe de centaines de milliers de travailleurs, fruit du labourage profond du monde ouvrier par cette CGT révolutionnaire d'avant 1914.
Un syndicat intégré à l'Etat, mais pas tout à fait comme les autres
Le stalinisme donna un coup d'arrêt au développement de partis communistes révolutionnaires partout dans le monde. En France, la CGT fut alors soumise à l'influence de partis concurrents, le PS et le PCF. Suivant les périodes, l'un eut plus de poids que l'autre, mais aucun des deux ne représenta plus les intérêts de la classe ouvrière.
Dans le cadre des accords de front populaire, CGT et CGT-U se réunifièrent en 1935 sous la direction de Léon Jouhaux. Quand la grève générale de 1936 éclata, la direction de cette CGT réunifiée chercha à peser de tout son poids pour stopper et canaliser le mouvement spontané de la classe ouvrière.
Puis, à la Libération, après avoir été interdite et férocement réprimée sous le régime de Vichy, la CGT, à la tête de laquelle se trouvait toujours Léon Jouhaux, fut un des appareils les plus utiles à la bourgeoisie pour étouffer toute révolte sociale et imposer les pires sacrifices. Au nom de la reconstruction du pays, CGT, PCF et PS menèrent la « bataille de la production ». « La grève, c'est l'arme des trusts », déclara le dirigeant du PCF de l'époque, Maurice Thorez. En échange de ces bons services, la bourgeoisie concéda aux dirigeants syndicaux la gestion paritaire de la Sécurité sociale. Cela n'avait rien à voir avec le contrôle des travailleurs sur l'économie. C'était la continuation du processus d'intégration des sommets syndicaux dans les organismes étatiques, processus qui avait déjà commencé au lendemain de la Première Guerre mondiale avec les débuts du Conseil national économique, ancêtre du Conseil économique, social et environnemental actuel, dont l'idée avait été lancée par Jouhaux. Associer les responsables syndicaux à la gestion de leurs affaires a été un puissant moyen pour les capitalistes d'intégrer les organisations syndicales, d'en faire des relais des préoccupations patronales parmi les travailleurs, en France et ailleurs.
Mais la Guerre froide et la politique anticommuniste virulente de l'État mirent un terme à cette lune de miel entre la bourgeoisie et les dirigeants du PCF et ceux de la CGT qui étaient sous l'influence du PCF. Au niveau syndical, Jouhaux scissionna pour créer la CGT-Force ouvrière en 1947. Il brandit même la Charte d'Amiens pour justifier son anticommunisme et l'apolitisme qu'il entendait faire régner dans la nouvelle confédération, lui, le fossoyeur du courant syndicaliste révolutionnaire en 1914. Et pendant des décennies, la CGT est restée un syndicat partiellement mis à l'écart au niveau des plus hautes instances paritaires. Tout comme le PCF l'était au niveau politique. Bien sûr, à l'occasion des crises politiques, comme pendant la Guerre d'Algérie (1954-1962) et en mai 1968, cette méfiance n'a jamais empêché la bourgeoisie de compter sur les dirigeants de la CGT et du PCF pour qu'ils empêchent tout débordement non contrôlé des travailleurs. Mais la CGT restait un syndicat à part. Au-delà des liens avec le PCF et l'URSS stalinienne, cela était fondamentalement dû à la base ouvrière combative du syndicat qui, malgré les trahisons et les renoncements, perpétuait en partie les traditions de lutte, y compris contre ses propres dirigeants.
Avec la fin de l'URSS, l'opportunité s'est présentée de faire de la CGT un syndicat comme les autres. C'est la fameuse « modernisation » du syndicat mise en œuvre depuis des années. Mais la base ouvrière combative, quoique réduite, est toujours présente. Et par sa seule existence, elle freine l'aspiration des secrétaires généraux à une normalisation de la CGT. Et cela en fait un morceau toujours difficile à avaler pour l'appareil d'État de la bourgeoisie.
Enfin, il y a toujours en son sein des militants pour continuer à défendre les perspectives révolutionnaires. Même si aujourd'hui ils sont peu nombreux, ils sont un gage d'avenir. Car c'est par l'expérience des combats de la lutte des classes que les idées révolutionnaires pourront à nouveau se frayer un chemin vers la majorité des travailleurs. À condition qu'il se trouve justement des militants pour les défendre et les propager.
19 juin 2015