Pour comprendre les luttes politiques qui se sont déroulées ces derniers mois au Cambodge, il est nécessaire de revenir sur l'histoire récente du pays, une histoire particulièrement dramatique. Le procès de deux dirigeants des Khmers rouges qui s'est ouvert en octobre 2013 rappelle que ces événements ont laissé des cicatrices qui sont loin d'être refermées. D'autant que les hommes au pouvoir aujourd'hui - à commencer par le Premier ministre, Hun Sen - sont en partie eux-mêmes issus du mouvement des Khmers rouges.
On ne peut évoquer cette histoire sans revenir en fait sur des événements qui ont marqué l'ensemble des populations de cette région d'Asie. Et il est impossible aussi de ne pas revenir sur la responsabilité de l'impérialisme.
Le Cambodge, peuplé aujourd'hui d'environ 14 millions d'habitants, est l'un des pays les plus pauvres de la planète (187e sur 226 dans le classement du PIB par habitant en 2012, au même niveau que la Mauritanie). Il a eu à subir, à partir de la deuxième moitié du 19e siècle, la domination coloniale française.
De la guerre d'Indochine ...
Au sein de l'Indochine française, la « perle de l'empire », le Cambodge avait le statut de protectorat et restait une monarchie formellement indépendante, mais quasiment toute l'administration locale était constituée de fonctionnaires français.
Après la Deuxième Guerre mondiale, la France chercha à maintenir ses possessions coloniales malgré l'opposition croissante des populations et s'engagea, à partir de 1946, dans une sale guerre en Indochine contre le Vietminh, un front patriotique créé et dirigé par le Parti communiste vietnamien de Ho Chi Minh.
Celui-ci continuait de se revendiquer du communisme mais son programme n'avait plus rien à voir avec les idées de Marx, ni de Lénine. Formé à l'école du stalinisme, il ne luttait pas pour renverser l'impérialisme, mais pour un « Vietnam libéré de l'impérialisme ». Avec un vocabulaire empruntant au marxisme, ses perspectives étaient celles de nationalistes bourgeois.
Profitant des difficultés rencontrées par la France au Vietnam, le roi du Cambodge, Norodom Sihanouk, arracha en 1953 l'indépendance de son pays. En mai 1954, l'armée française subit une défaite spectaculaire à Dien Bien Phu, obligeant les dirigeants de l'impérialisme français à engager des négociations avec le Vietminh.
Les accords signés à Genève en juillet 1954 imposèrent la division du Vietnam en deux parties, la partie au nord dirigée par le Vietminh, et l'autre au sud par un régime lié au camp occidental. Dans cette période de guerre froide, les États-Unis, qui prirent le relais de la France comme principale puissance impérialiste, ne voulaient pas que l'indépendance vietnamienne se traduise par un renforcement du camp soviétique dans la région.
... A l'intervention américaine au Vietnam
Dans les années qui suivirent, le régime en place au Sud-Vietnam, miné par la corruption, s'avéra de plus en plus incapable de s'opposer aux forces qui combattaient, sous la direction du Parti communiste, pour la réunification du pays. Les États-Unis furent contraints d'intensifier leur engagement militaire au Vietnam et s'enlisèrent à leur tour, après la France, dans le « bourbier vietnamien ». Rappelons que plus de huit millions de soldats américains participèrent à cette sale guerre, durant laquelle l'aviation américaine déversa plus de bombes que durant la Deuxième Guerre mondiale, et qu'elle provoqua la mort de plusieurs millions de Vietnamiens. D'après un bilan établi en 1995 par l'État vietnamien, un total d'un million de combattants communistes vietnamiens et de quatre millions de civils auraient été tués durant la guerre.
Norodom Sihanouk, à la tête du Cambodge, menait une politique d'équilibriste entre toutes les forces qui s'affrontaient dans la région. En 1955, il participa à la conférence des « non alignés », qui se tint à Bandung, en Indonésie, réunissant les États qui refusaient d'être intégrés dans un des deux blocs, américain et soviétique, qui s'affrontaient alors.
Tout en réprimant durement les opposants, et en particulier les communistes cambodgiens, il chercha à ne pas apparaître comme une marionnette des États-Unis, ce qui aurait entraîné son discrédit dans la population, et tenta de tenir son pays à l'écart de la guerre qui avait lieu chez son voisin vietnamien.
Pour cette raison, il finit par refuser, en 1965, l'aide militaire américaine. Allant encore plus loin, il chercha ouvertement l'alliance de la Chine dirigée par le Parti communiste de Mao, ce qui apparaissait alors comme un défi aux États-Unis.
Sihanouk tolérait la présence de camps militaires du Vietcong au Cambodge, à la frontière du Vietnam, tout en acceptant que les États-Unis étendent leurs bombardements aériens au Cambodge pour les détruire, déversant ainsi leurs tapis de bombes sur les populations cambodgiennes. Une telle politique n'était pas tenable longtemps.
Le Cambodge bascule dans la guerre
Les États-Unis décidèrent d'évincer Sihanouk et organisèrent son renversement en 1970 par le général Lon Nol qui leur était entièrement soumis. Le régime qui s'établit sous sa direction était clairement proaméricain, acceptant l'intervention de soldats américains sur son sol. Il était aussi particulièrement répressif, corrompu et de plus en plus haï par la population.
Une guérilla se développa au Cambodge sous la direction du Parti communiste cambodgien, créé en 1960 par un groupe de militants qui avaient séjourné en France entre 1949 et 1953 pour y faire leurs études. Alors qu'ils n'étaient que de jeunes démocrates nationalistes, ils adhérèrent au PCF. Pol Pot, de son vrai nom Saloth Sar, était l'un d'entre eux et devint le principal dirigeant des Khmers rouges, nom sous lequel les communistes cambodgiens se firent connaître.
À la différence des Vietnamiens qui étaient liés à l'Union soviétique, les communistes cambodgiens entretenaient des relations privilégiées avec la Chine de Mao.
Ils reçurent le soutien politique de Sihanouk qui, après son renversement, s'était exilé à Pékin et cherchait ainsi à trouver les troupes lui permettant de continuer à jouer un rôle politique.
Le pays bascula alors complètement dans la guerre. Le gouvernement central perdit progressivement le contrôle de la plus grande partie du pays. Les populations fuyaient en masse les zones de combat pour trouver refuge dans la capitale, Phnom Penh.
Subissant le même sort que celui du Sud-Vietnam, le régime de Lon Nol s'effondrait devant l'avancée des Khmers rouges. Ceux-ci firent leur entrée dans Phnom Penh le 17 avril 1975.
Les Khmers rouges au pouvoir
Les dirigeants des Khmers rouges avaient constitué leur appareil militaire dans les maquis, loin du contrôle des masses, dont ils se méfiaient au point d'entretenir le secret le plus total sur tout ce qui concernait leur organisation politique, l'Angkar (l'organisation, en cambodgien). Longtemps le rôle réel de Pol Pot fut ignoré du plus grand nombre, y compris des militants, qui ne connaissaient leur dirigeant que sous le nom de « Frère n° 1 ».
Les dirigeants khmers se méfiaient en particulier de toutes les catégories urbaines qu'ils estimaient plus difficiles à contrôler que les masses paysannes. C'est pourquoi, à peine entrés dans Phnom Penh, ils organisèrent l'évacuation totale et la déportation de la population vers les campagnes. Toutes les principales villes subirent par la suite le même sort.
Reprenant le slogan de Mao qui, dans les années 1950, voulait faire faire à la Chine « un grand bond en avant », les Khmers rouges évoquaient « un super grand bond en avant » : le pays devait atteindre l'autosuffisance alimentaire à marche forcée et être capable de vivre en autarcie.
Ces conceptions, de toute façon réactionnaires, devenaient carrément délirantes de stupidité quand elles étaient poussées à l'extrême : affirmant la nécessité de couper tout lien avec « l'Occident bourgeois », le régime prétendait renoncer y compris aux médicaments, leur préférant officiellement les remèdes traditionnels khmers. Ainsi les hôpitaux restèrent à l'abandon pendant toute la période du pouvoir des Khmers rouges, à l'exception tout de même d'une structure réservée à une minorité de cadres dirigeants...
Le régime organisa toute la société comme un gigantesque camp de travail où toute la population devait se consacrer à l'agriculture et aux travaux d'irrigation, imposant des conditions de vie effroyables et une dictature féroce dont furent victimes d'ailleurs beaucoup de membres des Khmers rouges, après plusieurs séries de « purges » dans la tradition stalinienne. On estime à deux millions le nombre des morts du régime de Pol Pot, victimes de la répression ou du travail forcé et de la sous-alimentation.
Pol Pot, héritier de Staline et de Mao
Ces conceptions n'avaient rien à voir avec les idées communistes auxquelles les Khmers rouges continuaient de faire référence en affirmant avoir « aboli l'argent ». Cette vision nationaliste et rétrograde s'opposait aux idées de Marx et de Lénine, pour lesquels la société communiste ne pouvait s'envisager qu'à l'échelle mondiale, sur les bases établies par le développement du capitalisme lui-même.
La société communiste représentera un progrès par rapport au capitalisme car elle sera capable d'organiser d'une façon autrement plus rationnelle et plus juste la coopération des hommes et l'exploitation des richesses de l'ensemble de la planète. Toute autre conception ne peut représenter qu'une régression par rapport au niveau de développement atteint par le capitalisme.
Ce n'est pas l'un des moindres crimes du stalinisme d'avoir fait disparaître les idées internationalistes au sein du mouvement révolutionnaire. La bureaucratie stalinienne, issue de la dégénérescence de la révolution russe de 1917, propagea au sein du mouvement communiste des conceptions nationalistes aux antipodes de celles qui avaient inspiré la politique des premières années du régime soviétique, depuis l'idée que la « construction du socialisme » serait possible dans un seul pays jusqu'à la prétendue nécessité de lutter pour constituer des fronts patriotiques.
Pol Pot et ses partisans furent des héritiers du stalinisme et de l'un de ses avatars, le maoïsme. Mais le régime des Khmers rouges n'aurait pas pu s'imposer au Cambodge sans les années de guerre que fit subir l'impérialisme américain à ce petit pays, avec tous les ravages, sur le plan matériel et humain, qui en découlèrent. L'impérialisme a le premier plongé ce pays dans le chaos et la barbarie des combats, permettant aux Khmers rouges de trouver des partisans capables d'user ensuite d'une telle violence à l'égard de la population.
L'impérialisme s'allie aux Khmers rouges
En 1979, répondant à une politique agressive du pouvoir en place à Phnom Penh, le Vietnam envahit le Cambodge et renversa le régime de Pol Pot, lui substituant un parti, le FUNSK, constitué de transfuges des Khmers rouges, avec parmi eux Hun Sen, toujours aujourd'hui à la tête du Cambodge.
Les Khmers rouges reprirent le maquis. Ils furent de nouveau appuyés par Sihanouk qui s'était opposé à eux quelque temps après leur victoire. Comme le Vietnam était un allié de l'Union soviétique, les États-Unis et le reste du camp occidental refusèrent de reconnaître le nouveau régime cambodgien. À l'ONU, le siège du Cambodge continua d'être occupé par un représentant des Khmers rouges. Et surtout, les Khmers rouges purent compter sur l'appui financier et militaire de la Chine et des États-Unis. De ce fait, l'état de guerre se prolongea encore une décennie supplémentaire au Cambodge.
Le Cambodge fut l'un des points d'instabilité dont le règlement dépendait des relations Est-Ouest. La disparition du bloc soviétique et le désengagement de l'Union soviétique de la région permirent aux grandes puissances occidentales la signature en octobre 1991 des accords de Paris plaçant le Cambodge sous la tutelle de l'ONU jusqu'à l'organisation d'élections, l'administration du pays étant assurée par une Autorité provisoire des Nations unies au Cambodge (APRONUC), appuyée par le déploiement d'un dispositif de quelque 21 000 hommes.
Organisées en mai 1993, les élections législatives donnèrent une large majorité relative, avec 47 % des voix, au parti royaliste, regroupant les partisans de Sihanouk, le FUNCINPEC, au détriment du Parti du peuple cambodgien, nouveau nom adopté par le parti mis au pouvoir par l'armée vietnamienne et dirigé par Hun Sen. Un gouvernement de coalition, rassemblant les deux partis, fut formé le 16 juin, dirigé par deux Premiers ministres : le prince Norodom Ranariddh et Hun Sen. Le 24 septembre 1993, la monarchie fut rétablie et Norodom Sihanouk remonta sur le trône.
Une stabilisation au profit d'une caste de militaire et de politiciens
Les Khmers rouges, écartés du pouvoir, s'opposèrent au pouvoir et continuèrent à garder le contrôle de régions importantes à la frontière de la Thaïlande qui leur apportait un soutien. Mais, à partir de 1996, le régime obtint le ralliement d'une partie d'entre eux. Les dissensions amenèrent la dissolution de ce qu'il restait de ce mouvement. En 1997, Pol Pot à son tour fut victime d'une « purge » et, d'après ce qu'on peut en savoir aujourd'hui, il mourut, en 1998, alors qu'il était détenu par ses anciens camarades.
La fin de la situation de guerre entraînait une remise en cause de l'équilibre entre ceux qui se partageaient le pouvoir à la tête de l'État. Une épreuve de force s'engagea, dont Hun Sen sortit vainqueur en organisant un coup d'État en 1997 qui lui permit de réduire la place des forces royalistes, sans toutefois les éliminer.
Depuis, Hun Sen dirige l'État sans partage. Il a annoncé sa volonté de rester Premier ministre jusqu'à l'âge de 74 ans, soit encore douze années... La stabilisation du régime a permis à la hiérarchie militaire de s'enrichir, d'accaparer les postes les plus « rémunérateurs » plus ou moins légalement, de s'approprier les meilleures terres à la faveur du rétablissement de la propriété privée après l'ère Khmer rouge. Une caste de politiciens issus de différents horizons - anciens Khmers rouges, royalistes... - se partagent le pouvoir et l'accès aux prébendes. Et tous protègent les intérêts des capitalistes, pour la plupart étrangers, qui organisent l'exploitation forcenée de la classe ouvrière cambodgienne.
L'actuel dirigeant de l'opposition, Sam Rainsy, est issu du mouvement royaliste. Après avoir été ministre en 1994, il se trouva mis à l'écart et finit par créer son propre parti qui, en 1998, prit le nom de « Parti de Sam Rainsy ». Ce qui a au moins le mérite d'indiquer les limites de son programme...
Depuis plusieurs années, il a rassemblé l'opposition face à Hun Sen mais il ne représente absolument pas un espoir de changement, en aucun domaine, tant il est à l'image de la caste politique qui se dispute le pouvoir depuis des années.
31 mars 2014