Depuis l'été 2013, la contestation contre la politique du gouvernement a largement pris la forme d'une fronde fiscale. Des « bonnets rouges » bretons dénonçant l'écotaxe aux propriétaires de centres équestres faisant défiler chevaux et poneys dans les rues de Paris contre la hausse de la TVA, en passant par diverses professions libérales, artisans ou commerçants, de multiples catégories sociales se sont fait entendre contre les hausses d'impôts. La contestation a mobilisé surtout des catégories de la petite bourgeoisie. Les travailleurs, frappés directement par les hausses d'impôts, avaient bien des raisons de protester aussi. En recevant leur feuille d'impôt à la rentrée de septembre, près d'un million de ménages populaires ou de retraités modestes ont découvert avec stupeur qu'ils devenaient imposables, ou que leur impôt sur le revenu avait augmenté de plusieurs centaines d'euros sans que leurs salaires ou leurs pensions aient augmenté. Fin août, certains centres des impôts ont même été submergés de personnes oscillant entre colère et inquiétude, venues chercher des explications en croyant à une erreur de calcul. Les hausses de la TVA annoncées pour le 1er janvier s'ajoutent à cela, amputant encore un peu plus le pouvoir d'achat des classes populaires.
Face à l'ampleur de la mobilisation contre l'écotaxe, renforcée par la colère des travailleurs confrontés aux suppressions d'emplois en Bretagne, le gouvernement a été obligé d'annoncer son report, sinon son abandon définitif. Visiblement inquiet de voir la contestation fiscale durer et peut-être s'étendre, le Premier ministre a tenté de reprendre la main. Il a lancé une diversion en annonçant mi-novembre une « remise à plat » de toute la fiscalité. Il a trouvé aussitôt la complicité des confédérations syndicales qui ont toutes salué son initiative. L'empressement sinon la docilité de ces directions devant le gouvernement contraste avec la passivité et même l'hostilité qu'elles ont manifestée face à la fronde fiscale. Elles se sont en effet ouvertement démarquées des manifestations contre l'écotaxe, dénonçant même la violence des manifestants. Elles sont restées l'arme au pied durant toute cette période, laissant des milliers de travailleurs sans autre choix que de suivre à Quimper des organisations patronales et des politiciens de droite, voire d'extrême droite. Elles ont refusé de se joindre à la manifestation contre la hausse de la TVA organisée le 1er décembre à Paris par le Front de gauche qui, malgré les arrière-pensées politiciennes de son initiateur, avait le mérite de mettre en avant un objectif juste, l'annulation de la hausse de la TVA, et de constituer pour les militants ouvriers et pour les travailleurs une bonne occasion de manifester contre les attaques de ce gouvernement. Mais les conférérations syndicales se sont précipitées les unes après les autres dans les salons de Matignon pour être consultées sur cette hypothétique « réforme fiscale » que chacune d'entre elles appelle de ses vœux.
De nouvelles exonérations pour la bourgeoisie... payées par les classes populaires
La contestation de la politique fiscale du gouvernement avait débuté quasiment dès son arrivée au pouvoir. Ce sont les patrons de start-up, les fameux « pigeons », qui avaient ouvert le bal en octobre 2012, en refusant de payer une taxe sur les plus-values réalisées lors de la cession de leur entreprise, des ventes qui atteignent parfois plusieurs centaines de millions d'euros. En deux jours, après seulement quelques cris d'orfraie et une pétition en ligne, Hollande avait piteusement reculé.
Quinze jours plus tard, en novembre 2012, profitant de la publication du rapport Gallois et d'une campagne sur les « entraves à la compétitivité » orchestrée par les patrons des plus grandes sociétés françaises, Hollande leur offrait un somptueux cadeau fiscal : la mise en place, à partir de 2014, d'un crédit d'impôt compétitivité emploi (CICE) dont le montant pourrait atteindre 20 milliards d'euros en année pleine. Et pour combler le manque à gagner, il annonçait une hausse de la TVA au 1er janvier 2014 avec le passage du taux plein de 19,6 à 20 %, celui du taux intermédiaire passant de 7 à 10 %. Ces deux annonces concomitantes ne pouvaient mieux souligner le choix de classe de Hollande et Ayrault : une nouvelle exonération pour le patronat directement répercutée sur les classes populaires, qui devront payer plus cher toutes leurs dépenses indispensables, des transports aux vêtements en passant par leur consommation de gaz ou d'électricité ou les repas pris en dehors de chez soi.
Chaque année, selon des chiffres publiés par un rapport la Cour des comptes en octobre 2010 [[Rapport du Conseil des prélèvements obligatoires (CPO), octobre 2010.]], le patronat bénéficie déjà dans ce pays de quelque 170 milliards d'euros d'exonérations ou d'aides publiques. Parmi ces exonérations, certaines sont des cadeaux fiscaux qui viennent aggraver le déficit du budget de l'État au nom duquel on impose l'austérité aux classes populaires. Mais lorsqu'il s'agit d'exonérations sur les cotisations sociales, c'est du vol pur et simple au détriment des salariés car le patronat détourne à son profit la fraction des salaires mutualisée pour financer la maladie, les retraites ou le chômage. Signe que pour les sommets de l'État, c'est toujours aux travailleurs de payer, les rapports de la Cour des comptes ne permettent pas vraiment de distinguer ce qui a été volé dans une poche ou dans l'autre.
Cette somme est à comparer aux 400 milliards du budget de l'État français. Selon des simulations publiées par le journal Les Échos en janvier 2013, le CICE, la nouvelle « niche » offerte au patronat - à ce montant-là, ce serait plutôt un château - profitera en premier lieu aux plus grandes entreprises : les trois grands du bâtiment, Bouygues, Vinci et Eiffage, devraient se partager 270 à 300 millions d'euros ; Carrefour, nullement menacé par la concurrence de producteurs étrangers, devrait toucher 125 millions d'euros ; Sanofi, avec plus de 8 milliards de profits en 2012, devrait récupérer 47 millions d'euros. Sanofi est en outre l'un des principaux bénéficiaires du crédit impôt recherche (CIR), l'autre manne dont profitent les grandes entreprises. Le CIR aura coûté 5,8 milliards d'euros à l'État en 2013. Les vingt-cinq premières entreprises bénéficiaires du CIR absorbent à elles seules le tiers de ces milliards ! Pour des groupes comme Sanofi, Solvay, Airbus, EADS, c'est près de 30 % de leur budget recherche et développement qui est ainsi pris en charge par la collectivité.
Enfin, tandis que le taux officiel de l'impôt sur les bénéfices des entreprises est de 33 % et alors que les petites entreprises paient entre 25 et 30 % , celles du CAC 40 ne paient en moyenne que 8 % de leurs profits [[Rapport Gilles Carrez, 2010]]. Pourquoi ? Parce que les multiples réductions et niches fiscales sont précisément conçues pour elles et qu'elles disposent d'une armada de comptables ou d'avocats fiscalistes pour pratiquer au mieux l'optimisation fiscale, c'est-à-dire l'art et la manière de payer le moins d'impôts possible. Au final, l'impôt sur les sociétés devrait rapporter 53 milliards d'euros en 2013, à comparer avec les 141 milliards rapportés par la TVA. C'est dire que les entreprises ne contribuent que fort peu à alimenter les caisses publiques alors même que le budget de l'État alimente leur trésorerie par de multiples canaux, directement ou sous forme de commandes et de prestations, même lorsqu'il s'agit de faire fonctionner des services publics utiles à la population.
La contestation de l'écotaxe
Mais c'est l'écotaxe, dont l'application avait déjà été reportée une première fois du 1er juillet 2013 au 1er janvier 2014, qui allait cristalliser le mécontentement et déclencher une véritable mobilisation contre le gouvernement. Par la nature même de cette écotaxe, c'est une fraction de la petite bourgeoisie, les camionneurs, les agriculteurs, les marins-pêcheurs, les artisans et commerçants qui, directement frappée, fut le centre de gravité de cette contestation.
Le principe de l'écotaxe pour les poids lourds fut décidé sous la présidence de Sarkozy, dans le cadre du Grenelle de l'environnement en octobre 2008. L'environnement n'était qu'un prétexte pour ajouter une nouvelle taxe sur le transport, exactement comme la création d'une taxe sur le soda, selon l'aveu même de François Baroin, l'ancien ministre du Budget de Sarkozy, n'avait d'autre but que de faire rentrer de l'argent dans les caisses. On peut d'ailleurs noter qu'année après année le transport du fret par rail ne cesse de se réduire, sans la moindre intervention publique pour inverser la tendance.
De tractations avec la puissante fédération nationale des transports routiers en réclamations des régions périphériques, comme la Bretagne, l'application de l'écotaxe fut reportée jusqu'à l'arrivée de Hollande au pouvoir. Le gouvernement PS aurait pu refuser de la mettre en œuvre, ou pour le moins la modifier de façon à en répercuter entièrement le coût sur les grands groupes du transport routier. En décidant par exemple qu'au-dessus de tel nombre de camions, les gros transporteurs devraient s'acquitter d'une taxe progressive en fonction de leur chiffre d'affaires. Tout au contraire, il rendit encore plus injuste cette écotaxe, en inscrivant dans la loi la possibilité pour les transporteurs de la répercuter sur les chargeurs, c'est-à-dire les clients. Un tel mécanisme permet aux plus puissants, qu'ils soient transporteurs routiers ou géants de la distribution, d'imposer le paiement de la taxe soit à leurs petits clients, agriculteurs, commerçants, artisans, pêcheurs, soit aux petits transporteurs indépendants, qui doivent tenir des prix serrés pour conserver leurs clients. Sans même parler de sa répercussion sur le consommateur final, cette taxe était donc dès le départ profondément injuste socialement.
Les ministres socialistes n'ont pas daigné non plus dénoncer le contrat léonin signé le 4 mai 2012, la veille de leur départ, par leurs prédécesseurs avec la société Ecomouv chargée de collecter cette nouvelle taxe au nom de l'État. Dès réception des portiques, celui-ci doit payer quelque 230 millions d'euros par an à ce consortium qui regroupe derrière Autostrade, propriété de la famille Benetton, notamment la SNCF, Thalès ou encore SFR. Cette somme devait représenter jusqu'au cinquième du revenu attendu de cette taxe. Prévoyante, Ecomouv, seule vraie bénéficiaire de l'écotaxe, a même prévu l'hypothèse - aujourd'hui probable - où la mise en œuvre de tout ce dispositif serait annulée. En cas de dédit, l'État doit lui verser 800 millions d'indemnités. Jusque dans les détails et les petits arrangements entre amis, les socialistes au pouvoir se sentent obligés de respecter les engagements pris par la droite.
Dans cette écotaxe, tout était injuste et révélateur de la subordination des ministres et des hauts fonctionnaires aux intérêts des capitalistes les plus proches des sommets de l'État. Et c'est bien pourquoi la lutte des petits patrons ou des petits agriculteurs contre l'écotaxe était légitime, malgré toutes les ambiguïtés du mouvement des « bonnets rouges » qui réunissait, aux côtés de ces petits producteurs qui vivent de leur travail, les représentants et les dirigeants de l'agroalimentaire ou de la grande distribution qui les étranglent en permanence, ou encore des personnalités de droite voire d'extrême droite profitant de la fronde contre le gouvernement.
La classe ouvrière doit prendre la tête de toutes les contestations, y compris de la fronde fiscale
Ce mouvement contre l'écotaxe a démarré au sein de catégories sociales qui, tout en vivant souvent elles-mêmes de leur travail, ne sont pas des salariés. Le terrain même sur lequel cette lutte se plaçait, la contestation de l'impôt, n'est pas celui qui mobilise le plus naturellement les travailleurs. Mais la classe ouvrière a toutes les raisons de se mobiliser elle-même contre les hausses d'impôts. Elle en est même la principale victime. C'est bien pourquoi elle doit prendre la tête de tous ceux qui refusent de payer pour entretenir un État qui les opprime ou les ruine.
Les travailleurs paient la TVA, l'impôt le plus injuste, l'impôt sur le revenu, qui a frappé cette année près d'un million de ménages modestes supplémentaires, et bien sûr la CSG, cet impôt non progressif prélevé sur tous les salaires, pensions, allocations, etc., mis en place en 1991 par le socialiste Michel Rocard pour financer la Sécurité sociale sans augmenter les cotisations patronales. Depuis 1991, le taux de prélèvement n'a cessé d'augmenter, passant de 1,1 % en 1991 à 7,5 % pour le taux plein aujourd'hui. La CSG est le deuxième impôt le plus lucratif après la TVA et devait rapporter 83 milliards d'euros en 2013.
Les petits patrons confrontés à l'écotaxe ou à la hausse de la TVA ont fait leurs calculs et montrent, calculette à l'appui, qu'ils ne peuvent pas payer. Mais les travailleurs, dont les salaires sont bloqués, dont le pouvoir d'achat ne cesse de diminuer, ne peuvent pas payer non plus ! Ils n'ont pas plus de raison que les petits patrons d'accepter ces hausses d'impôts. La classe ouvrière pouvait sans réserve se battre aux côtés des artisans ou commerçants mobilisés contre l'écotaxe ou la hausse de la TVA. Certes, les travailleurs sont plus immédiatement menacés par le chômage ou le bas niveau des salaires. Mais justement, la lutte contre l'écotaxe a été alimentée et amplifiée par la colère suscitée, au même moment, par les annonces de fermetures d'usines et les suppressions d'emplois en rafale en Bretagne. Des milliers de travailleurs sont allés manifester à Quimper le 2 novembre, non pas contre l'écotaxe mais contre les licenciements qui frappaient leur région.
Des organisations syndicales ou politiques sérieusement préoccupées par le sort du monde du travail auraient dû participer à cette manifestation en dénonçant sans réserve l'écotaxe tout en soulignant la responsabilité des grands patrons de l'agroalimentaire ou de la distribution ou encore des banques dans l'hémorragie d'emplois. Elles auraient ainsi montré que la classe ouvrière n'était pas qu'une force d'appoint, n'était pas qu'une classe victime du chômage et menacée de paupérisation mais une classe combative, capable de prendre la tête de la contestation sociale et de l'amener sur le terrain le plus vital pour les travailleurs.
L'attitude des organisations syndicales, en premier lieu de la CGT, fut l'inverse. Elles se démarquèrent de cette manifestation, prirent la défense de l'écotaxe, ce qui revenait à soutenir le gouvernement. De son côté, Jean-Luc Mélenchon montra ce qu'il pense au fond de lui des travailleurs en exprimant son profond mépris pour les manifestants de Quimper, qualifiés de « nigauds » ou « d'esclaves qui manifestent derrière leurs maîtres ». Quelques jours plus tard, Éric Aubin, numéro 2 de la CGT, dénonçait publiquement la violence des opposants à l'écotaxe et la destruction des portiques, déclarant : « Les syndicats n'appellent jamais à des manifestations avec violence », avant d'ajouter « le gouvernement ne nous entend pas quand on est 300 000 dans la rue comme sur les retraites mais écoute les 10 000 qui cassent. Ça pose un vrai problème ».
Ces déclarations ne sont évidemment pas les plus propices pour s'adresser non seulement aux petits patrons en colère, mais surtout aux travailleurs écœurés par les licenciements. Même si ces derniers sont suffisamment déboussolés pour manifester à plusieurs reprises derrière les « bonnets rouges » et les patrons qui se cachent dessous, ce n'est certainement pas en les méprisant et en leur tournant le dos que les directions syndicales peuvent les amener à prendre conscience de qui sont leurs alliés et qui leurs adversaires.
Pour justifier leur hostilité aux mobilisations contre les hausses d'impôts et leur soutien au gouvernement, les directions syndicales ont dénoncé « le corporatisme et le poujadisme ». Elles font référence à Pierre Poujade, qui organisa en 1953 une révolte musclée de commerçants contre les contrôles fiscaux avant de prendre la tête d'un mouvement politique, puis d'un groupe parlementaire, ouvertement d'extrême droite qui recueillit 2,4 millions de voix en 1956. Certes, il y a beaucoup d'ambiguïtés dans la colère exprimée par ces petits patrons. Ils sont mobilisés aujourd'hui autant contre les hausses d'impôts que contre ce qu'ils appellent « les charges ». Ils rejettent ainsi tout autant les impôts payés à l'État que les cotisations sociales dues à l'Urssaf quand ils ont un ou deux salariés, ou à des caisses spécifiques comme le régime social des indépendants pour financer leurs propres retraites ou assurances maladies. Quand ils combattent l'État qui les opprime avec des impôts trop lourds, ils peuvent être des alliés des travailleurs. Mais quand ils refusent de payer les cotisations sociales, c'est-à-dire une partie du salaire de leurs ouvriers, ils deviennent des adversaires. Il y a une différence de classe entre eux. Et la frontière est ténue entre ceux qui dénoncent « l'État qui ne s'en prend jamais aux gros », ou « qui n'en a que pour le CAC 40 », et tous les autres qui sont convaincus « de payer pour tous ces assistés qui vivent des aides sociales » pour citer quelques-uns des artisans interrogés par des journalistes. Ces catégories sociales de petits artisans, commerçants, agriculteurs, si elles subissent plus ou moins violemment la crise, prises en étau entre d'un côté les banques et leurs fournisseurs, et de l'autre les consommateurs dont le pouvoir d'achat s'effondre, sont très hétérogènes. Sur le terrain politique, leur colère dirigée autant contre les prélèvements de l'État que contre la classe politique qui, mandat après mandat, prend toujours plus aux « petits » pour donner aux « gros », peut les pousser vers l'extrême droite comme cela s'est produit plusieurs fois dans le passé. Mais ce n'est pas automatique et cela dépend avant tout de la capacité de la classe ouvrière à s'adresser à elles, de sa capacité à se défendre elle-même et à se montrer la plus résolue dans la guerre de classe qui l'oppose à la bourgeoisie.
Analysant en octobre 1934 la situation politique en France, en pleine crise économique et alors que le parlementarisme et les dirigeants politiques bourgeois étaient massivement rejetés, Trotsky écrivait dans Où va la France ? : « La petite bourgeoisie se distingue par sa dépendance économique et son hétérogénéité sociale. Sa couche supérieure touche immédiatement la grande bourgeoisie. La couche inférieure se fond avec le prolétariat et tombe même dans le lumpen-prolétariat. Conformément à sa situation économique, la petite bourgeoisie ne peut avoir de politique indépendante. Elle oscille toujours entre les capitalistes et les ouvriers. Sa couche supérieure la pousse à droite, ses couches inférieures, opprimées et exploitées, sont capables, dans certaines conditions, de tourner brusquement à gauche. » Alors que cette petite bourgeoisie était attirée par les sirènes des ligues d'extrême droite, Trotsky expliquait que les paysans et les artisans ne suivent que ceux qui sont déterminés à agir, y compris « avec leurs poings ». Il précisait : « Pour amener à lui la petite bourgeoisie, le prolétariat doit conquérir sa confiance. Et pour cela il doit avoir lui-même confiance dans sa force. Il lui faut avoir un clair programme d'action et être prêt à lutter pour le pouvoir par tous les moyens possibles. »
Sans même parler de lutte pour le pouvoir, la classe ouvrière ne semble même pas avoir aujourd'hui un programme de défense face aux attaques qu'elle subit, face aux licenciements, au chômage de masse, aux bas salaires. Ce n'est pas ainsi qu'elle pourra entraîner la petite bourgeoisie frappée par la crise et parfois ruinée. La fiscalité n'est certes pas le terrain principal de l'affrontement entre la classe ouvrière et la bourgeoisie. Ce n'est pas le terrain sur lequel les travailleurs doivent engager prioritairement le combat. Pour autant, ils ont un programme de classe à défendre y compris sur cette question des impôts, un programme qui permette d'opposer les « petits », ceux qui produisent les richesses et qui vivent de leur travail, aux « gros », ceux qui s'approprient toute la plus-value. Or le seul programme qu'ont défendu les organisations se réclamant de la classe ouvrière a été de soutenir l'écotaxe puis de se précipiter à Matignon pour saluer l'initiative du Premier ministre proposant de discuter d'une « refondation fiscale » et se donnant pour but de réconcilier les salariés avec l'impôt !
« Refondation fiscale », « révolution fiscale » : diversion et mots creux
Que les discussions ouvertes par Ayrault sur la remise à plat des impôts ne soient qu'une diversion pour faire retomber la colère actuelle ou qu'il ait vraiment l'intention de mener à terme une réforme fiscale, les classes populaires et plus spécialement les travailleurs ne peuvent qu'y perdre. Quoi qu'il en sorte, ils continueront de supporter l'essentiel des impôts. Certains, comme l'économiste Thomas Piketty, proche du PS, prônent la fusion entre la CSG et l'impôt sur le revenu ainsi que le prélèvement à la source au nom d'une « simplification ». Piketty met en avant les salariés modestes, bénéficiaires de la prime à l'emploi, qui paient par avance la CSG et doivent attendre un an avant de recevoir leur chèque. Mais il ne lui viendrait pas à l'idée de proposer la suppression de la CSG sur les salaires les plus modestes pour reporter entièrement le financement de la Sécurité sociale sur les cotisations patronales. Quant au prélèvement à la source, non seulement il ne réduit pas d'un centime l'impôt à payer par les salariés, mais il permet aux employeurs, transformés en percepteurs, de tout connaître de la situation de leurs employés sans la moindre réciprocité. Il aggrave un peu plus les défauts introduits il y a 40 ans avec la mensualisation : les salariés font l'avance à l'État de leur impôt rendu plus indolore et banal par son fractionnement. Il réduit un peu plus les possibilités d'obtenir un échelonnement du paiement voire de contester ou même de refuser de payer l'impôt, collectivement ou individuellement. Les bourgeois, eux, non seulement ne font pas l'avance de leurs impôts, mais ils bénéficient d'une multitude de niches fiscales, sans parler de la possibilité de négocier directement avec le ministère du Budget le montant de leur redressement fiscal quand ils doivent des millions au fisc. Comme l'a crûment déclaré sur le plateau de l'émission « Mots croisés », en juin dernier, Henri Guaino, accusé d'avoir arrangé les affaires financières de Bernard Tapie : « Toutes les fortunes de France négocient leurs impôts, vous le savez parfaitement. » Et ce sont les paroles d'un connaisseur !
Le Front de gauche propose de revenir à un impôt à 14 tranches comme c'était le cas avant 1982 (avant que Mitterrand n'en réduise le nombre) avec un taux à 100 % pour les revenus dépassant 360 000 euros. Il parle aussi de supprimer les niches fiscales sur les impôts sur les sociétés, niches qui à elles seules représentent 80 milliards par an de manque à gagner, ainsi que les diverses exonérations de cotisations sociales qui représentent au total 30 milliards par an (quasi-suppression des cotisations patronales sur la Sécurité sociale sur tous les salaires jusqu'à 1,6 fois le smic ; des dizaines de dispositifs visant des publics ciblés : contrats d'apprentissage, service civique...). Mais cette « révolution fiscale » prônée par Mélenchon et le Front de gauche, outre qu'elle est plus réformiste que révolutionnaire, n'est qu'un retour à une situation qui existait avant la crise. De toute façon, ce sont surtout des mots creux puisqu'ils font l'impasse sur l'essentiel, à savoir qui a le pouvoir pour l'imposer.
Tant que l'État sera dans les mains de la bourgeoisie, aucune « révolution fiscale » ne pourra être favorable aux travailleurs, aucune politique fiscale ne pourra être juste. La fiscalité est totalement dans les mains de l'État bourgeois. Les impôts sont une question éminemment politique et sont une arme de combat de la classe au pouvoir. La question des impôts fut d'ailleurs l'un des ressorts de la Révolution française. Malgré les postes que la bourgeoisie avait gagnés au sein de l'État monarchique, y compris en fournissant des grands ministres et en pesant sur la politique économique de l'Ancien Régime, elle ne contrôlait pas la politique fiscale et, au moment de la Révolution de 1789, elle ne voulait plus payer pour entretenir le parasitisme de la noblesse.
Depuis deux siècles, au fil des changements de régimes politiques, la fiscalité, le budget, l'économie, sont des domaines où la bourgeoisie veille au grain, surveille de très près son personnel politique et sélectionne des hauts fonctionnaires fidèles. Quand malgré ses interventions la loi se révèle défavorable pour elle, les détails de son application, les exceptions multiples introduites à un moment ou un autre, laissent le champ libre aux avocats fiscalistes. La multitude des niches fiscales est le résultat de toutes les interventions cumulées de la bourgeoisie. Que l'essentiel des impôts soit supporté par les classes populaires tandis que les dépenses publiques arrosent en premier lieu la bourgeoisie indique bien la nature bourgeoise de l'État.
Les travailleurs n'ont pas à payer d'impôts pour faire fonctionner l'État de la bourgeoisie
Pour chaque impôt créé, le problème est de savoir quelle classe sociale le paie. Eh bien, les travailleurs, qu'ils soient salariés, indépendants ou tout petits artisans vivant seulement de leur travail sans exploiter personne, n'ont pas à payer d'impôts car ils servent essentiellement à la bourgeoisie. Or les directions syndicales expliquent benoîtement que payer des impôts est « un acte citoyen », qu'il faut « réconcilier les Français avec les impôts » en les rendant plus justes, que c'est une « condition du vivre ensemble », comme l'a déclaré le secrétaire de la CFDT. Les militants du Parti communiste, quant à eux, portaient des pancartes lors de la manifestation du 1er décembre contre la hausse de TVA sur lesquelles on pouvait lire « Fiers de payer l'impôt quand il est juste » ! On est loin des paroles de l'Internationale disant fort justement depuis 1871 « L'impôt saigne le malheureux »... Les mêmes, ou d'autres, nous expliquent que pour avoir des services publics, il faut payer des impôts. Mais aujourd'hui, les services publics servent de vache à lait pour financer des capitalistes privés. Les hôpitaux publics ? Mais les conditions d'accueil des malades et de travail des personnels ne cessent de se dégrader car les hôpitaux doivent être rentables. Les routes et les autoroutes ? Elles sont de moins en moins entretenues ou alors concédées au privé. Les transports publics ? Ils se dégradent et sont eux aussi sous-traités au privé. Et que dire des 40 milliards d'euros, 10 % du budget de l'État, consacrés à l'armée et qui servent à acheter des Rafale à Dassault ou à financer les guerres en Libye, au Mali ou en Centrafrique ? Ou des 56 milliards consacrés chaque année au remboursement des intérêts des emprunts auprès des banques...
Au fil du temps, l'État a pris de plus en plus d'importance et assumé des fonctions de plus en plus larges. Les tendances à la socialisation de l'économie sont telles que l'État, tout capitaliste qu'il soit, a dû assumer et organiser lui-même toute une série de fonctions à la fois productives et sociales. Outre son rôle, imparfait et bancal, dans le fonctionnement de services nécessaires à la collectivité, il est devenu une véritable béquille pour aider les capitalistes à réaliser des profits sans prendre le moindre risque. Avec la crise, l'État est devenu le principal assureur de la bourgeoisie, volant à son secours à la moindre difficulté. Mais pour financer tout cela, l'État bourgeois ne veut pas toucher à la plus-value. Il ponctionne les salaires, directement, à travers l'impôt sur le revenu, ou indirectement, à travers la TVA et autres taxes indirectes. Mais le salaire n'est que la rétribution, déjà insuffisante, de la force de travail. Il n'y a aucune raison qu'il soit ponctionné pour financer l'État de la bourgeoisie.
En effet, tant que la bourgeoisie possède les moyens de production, elle s'approprie toute la plus-value créée par le travail humain ; c'est à elle seule de payer tous les impôts. Le seul impôt juste est donc un impôt fortement progressif sur les revenus du capital, qu'il s'agisse du bénéfice des sociétés ou de la fortune individuelle des capitalistes ou des rentiers de diverses natures. Évidemment, dans le rapport de force actuel, c'est une formule propagandiste. Les travailleurs, confrontés individuellement à leur feuille d'impôts et à la menace du fisc, ne sont pas en situation de refuser de payer les impôts. Mais les actions physiques de commerçants refusant dans le passé les contrôles fiscaux - jusqu'à la création de « milices antifisc » par Gérard Nicoud et le Cidunati dans les années 1969-1970 - montrent que des mobilisations collectives contre les impôts sont possibles. La fronde fiscale actuelle pourrait remettre de telles actions à l'ordre du jour. Si les organisations ouvrières n'étaient pas profondément respectueuses de la légalité bourgeoise, elles pourraient chercher à transformer la colère contre les hausses d'impôts en une véritable campagne du genre « pas un sou pour l'État de la bourgeoisie ».
En tant que communistes, nous pensons qu'il faut exproprier la bourgeoisie, ce qui est finalement la plus radicale et la plus juste révolution fiscale qui soit. Pour réaliser cela, l'ensemble de la production doit être placé sous le contrôle direct des producteurs et elle doit être organisée afin de satisfaire leurs besoins. Cela exige que la classe ouvrière prenne le pouvoir, c'est-à-dire détruise l'État de la bourgeoisie pour établir le sien. En prenant le pouvoir, pendant toute la période de transformation de l'économie, la classe ouvrière pourra utiliser les impôts comme un levier de redistribution des richesses, comme un moyen de développer tel ou tel secteur économique. Ce sera une arme à sa disposition au même titre que le contrôle sur les banques. Ces armes permettront par exemple aux travailleurs de réduire les impôts qui pèsent sur les tout petits patrons pour les associer et les attacher à la propriété collective des moyens de production.
L'État ouvrier sera alors un État à « bon marché » - comme le réclamait le mouvement ouvrier au 19e siècle et comme la Commune de Paris le réalisa en 1871 - non seulement car il ne sera plus l'immense pompe à fric destinée à gaver la bourgeoisie par tous les pores de son système, mais aussi parce que les tâches administratives seront simplifiées au maximum, débarrassées de la bureaucratie pléthorique des hauts fonctionnaires qui dirigent les diverses administrations, et parce qu'un grand nombre de responsabilités publiques, réservées aujourd'hui à un appareil d'État coupé de la population seront exercées par la population laborieuse elle-même. Cet État placé sous le contrôle direct et permanent des travailleurs serait un État transparent, un État honnête et soucieux d'éviter le gaspillage des deniers publics.
18 décembre 2013